L'Espagne entre la dictature et la démocratie bourgeoise01/11/19761976Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

L'Espagne entre la dictature et la démocratie bourgeoise

Un an après la mort de Franco, le visage politique de l'Espagne est celui d'un pays en pleine mutation. Constitutionnellement, rien n'a changé depuis que Juan Carlos est monté sur le trône. Mais, sans que leur existence soit légalement reconnue, les deux partis socialistes apparaissent désormais au grand jour, et la clandestinité à laquelle le Parti Communiste est toujours contraint n'est plus que de surface. Le régime proclame d'ailleurs sa volonté de mettre en place, d'ici quelques mois, un Parlement issu d'élections libres.

Une telle évolution ne peut évidemment que créer des conditions plus favorables pour la classe ouvrière. Mais il ne s'agit pas de se nourrir d'illusions. Le mouvement de libéralisation dans lequel le régime juan-carliste est engagé n'est pas le produit d'une montée impétueuse de la combativité ouvrière, ne lui laissant pas d'autre choix. C'est avant tout une opération menée du sommet, et jusqu'ici parfaitement contrôlée par le régime.

La dictature n'est pas, pour la bourgeoisie, un régime politique sans inconvénient. En supprimant le parlementarisme, les partis ouvriers réformistes, les bureaucraties syndicales, elle supprime aussi du même coup tout ce qui, dans une démocratie bourgeoise, sert d'amortisseur par rapport aux secousses sociales. La dictature est un couvercle sans soupape de sûreté et donc toujours susceptible, quels que soient son poids et sa résistance, d'aboutir à une explosion.

La dictature franquiste, née de la grande peur de la bourgeoisie espagnole devant la montée révolutionnaire qui culmina en 1936, n'échappait pas, sur ce plan-là, à la règle générale. Bien avant la mort de Franco, il était clair qu'un certain nombre d'hommes politiques bourgeois espagnols estimaient la dictature dépassée, à la fois parce qu'elle avait vieilli, et parce qu'elle ne correspondait plus aux conditions d'une Espagne ayant subi au cours des années 1960 un incontestable développement économique.

Ce caractère dépassé de la dictature franquiste était illustré par l'incapacité des syndicats officiels à encadrer la classe ouvrière. Au cours des innombrables conflits grévistes qui se sont déroulés en Espagne au cours des quinze dernières années, la bourgeoisie espagnole a pu faire l'expérience que c'est en dehors de ce mouvement syndical officiel qu'elle devait chercher des interlocuteurs valables, le plus souvent, au sein des commissions ouvrières. En ce sens, c'est bien par rapport à la combativité de la classe ouvrière que le problème d'une libéralisation du régime s'est posé à la bourgeoisie espagnole. Mais dans une perspective à long terme, et non devant une menace immédiate.

En outre, la persistance de la dictature était un obstacle à l'intégration de l'espagne au sein de la communauté économique européenne, non pas que les gouvernants et les possédants français ou allemands soient « choqués » par le caractère dictatorial de l'espagne, mais parce que celle-ci, en imposant des conditions de travail et de salaires particulièrement mauvaises au moyen de la terreur policière, et donc en permettant des prix de revient bas, malgré la faible productivité du travail, constituait une atteinte aux lois de la libre concurrence.

Du vivant même de Franco, le régime a fait mine à plusieurs reprises de s'engager dans des tentatives de libéralisation. Mais celles-ci n'ont jamais été bien loin, ni Franco, ni l'appareil d'État à la tête duquel il était placé, n'étant prêts à s'engager vraiment dans la voie de la liquidation de la dictature. La mort du Caudillo, que personne - pas plus Juan Carlos qu'un autre - ne pouvait remplacer en tant que dictateur incontesté, parce qu'un tel successeur ne s'improvise pas en vingt-quatre heures, a ouvert la voie d'une libéralisation du régime à laquelle toute une partie de la classe politique espagnole était depuis longtemps favorable.

Le processus auquel on assiste actuellement en Espagne n'est pas sans analogie avec ce qui s'est passé au Portugal après le 25 avril 1974. Dans un cas comme dans l'autre, il s'agissait pour les classes dirigeantes d'assurer la transition entre une dictature mise en place des dizaines d'années auparavant, et un système parlementaire analogue à ceux qui existent dans des pays comme la France, la Grande-Bretagne ou l'Allemagne Fédérale. Mais la manière dont ce processus a été engagé est bien différente dans le cas de l'Espagne, et il est hors de doute que l'exemple portugais a dû être longuement médité par les hommes politiques espagnols.

Au Portugal, le renversement brutal de Caetano par l'armée, ou du moins par une fraction de l'armée, n'a pas permis de combler immédiatement le vide politique créé par la dictature. Au lendemain du coup d'État, la seule force politique organisée qui existait dans le pays - en dehors du MFA - était le Parti Communiste, qui avait su maintenir son existence malgré la répression. Le Parti Socialiste était réduit à quelques noms, dont celui de Mario Soares. Et la droite, dont les hommes étaient déconsidérés par leurs liens ouverts, étroits et récents avec la dictature, était dans l'incapacité de jouer un rôle politique immédiat. C'est dans cette situation que des dirigeants aussi réactionnaires que Spinola ont dû appeler au gouvernement le Parti Communiste, dont les militants - qui ne rencontraient guère de concurrence - colonisaient les municipalités et les syndicats. Et si finalement le Parti Communiste a été écarté du gouvernement, si une droite parlementaire a pu se reconstituer, cela ne s'est pas fait sans heurt, et sans que d'aucuns aient cru sentir passer sur le pays le vent de la révolution.

En Espagne, où la classe ouvrière est infiniment plus nombreuse et plus concentrée qu'elle ne l'est au Portugal, et où elle a réussi à garder, malgré trente ans de dictature, des traditions de lutte, une situation politique analogue à celle que le Portugal a connue au lendemain du 25 avril 1974 serait encore plus grosse de danger pour la bourgeoisie. Mais c'est précisément à éviter cela que s'emploie actuellement le gouvernement.

Sa politique vise en effet, d'une part à permettre à toute une partie du personnel politique de droite de se démarquer - ne serait-ce qu'après coup - de la dictature franquiste, et à mettre en place des formations politiques de droite se réclamant du parlementarisme. Et d'autre part, à favoriser au sein de la gauche le renforcement des organisations social-démocrates, par rapport au Parti Communiste. Les tolérances manifestement plus importantes dont bénéficient les deux partis socialistes, par rapport au PCE., ne s'expliquent pas seulement, en effet, par un réflexe anti-communiste. Elles correspondent sans aucun doute à un calcul politique conscient.

Cette libéralisation progressive de la vie politique espagnole ne résoud cependant pas tous les problèmes qui se posent à la bourgeoisie.

D'abord parce que, sur le strict plan parlementaire, même si la bourgeoisie espagnole est d'ores et déjà assurée que le cas échéant elle pourra disposer de formations de droite préexistantes, et que le Parti Communiste sera concurrencé au sein de l'électorat ouvrier par des formations social-démocrates, la question de savoir quelle sera exactement l'influence électorale de ce Parti Communiste reste entière. Et qu'elle ne pourra être résolue, précisément, que par des élections !

Or c'est une question capitale, comme le montrent les exemples français et italien, où l'influence électorale des partis communistes pose du même coup le problème de leur éventuelle participation au gouvernement. Les dirigeants espagnols peuvent certes imaginer toutes sortes de solutions boiteuses, aboutissant à déformer, à minimiser la représentation parlementaire du PC (comme ce fut le cas en France, en 1951, avec la loi sur les « apparentements », et en 1958 lors de la mise en place de la Constitution). Certains d'entre eux envisagent même d'autoriser tous les partis politiques, sauf le Parti Communiste, pour résoudre ce problème. Mais aucune de ces solutions ne mettrait réellement la bourgeoisie espagnole à l'abri d'une explosion sociale.

Il est vrai qu'une telle solution n'existe pas, parce que, ce qui est en cause, à travers la place que la bourgeoisie espagnole est prête à faire ou non au Parti Communiste, c'est la classe ouvrière elle-même, dans la mesure où le Parti Communiste en organise les éléments les plus conscients et les plus combatifs, et dans la mesure aussi où le Parti Communiste est infiniment plus sensible aux pressions de sa base que les partis sociaux-démocrates, et préfère se mettre à la tête des luttes ouvrières plutôt que de prendre le risque de se laisser déborder sur sa gauche.

L'attitude du régime juan-carliste par rapport à cette classe ouvrière, le sens de la libéralisation politique relative qu'il a entreprise, est d'ailleurs attestée par le nombre de travailleurs assassinés par la police, au cours de manifestations, durant l'année qui vient de s'écouler. Car il ne s'agit pas que de bavures, dues à un appareil policier formé sous la dictature, et incapable de mener une autre politique.

L'un des problèmes qui se posent aujourd'hui à Juan Carlos est d'éviter que le desserrage du couvercle qui pesait depuis près de trente ans sur la société espagnole ne s'accompagne d'une ébullition brutale de toutes les couches sociales susceptibles de contester le régime : la jeunesse, les nationalités basque et catalane, et surtout les masses ouvrières. Car même s'il ne s'agissait que de luttes économiques, en se généralisant, elles ne manqueraient pas de poser un problème politique qui remettrait en cause la politique de libéralisation contrôlée dans laquelle le régime est engagé. Sans compter que si la bourgeoisie espagnole est manifestement, dans sa majorité, favorable à cette opération, elle ne souhaite pas pour autant, bien au contraire, que cela lui coûte cher, par le biais de la satisfaction des revendications ouvrières. Le complément de la carotte que constitue la libéralisation par le sommet, c'est donc la matraque que l'appareil d'État continue à manier vigoureusement devant les manifestations ouvrières.

Et cela éclaire le danger de la situation actuelle. Les libertés politiques de fait qui existent aujourd'hui en Espagne ne sont pas seulement limitées. Elles sont aussi fragiles, parce qu'elles ont été bien plus octroyées par l'État que conquises par les masses laborieuses. Et cela signifie aussi qu'elles peuvent être facilement remises en cause, soit que l'aggravation de la situation économique, l'approfondissement de la crise, amènent les classes dirigeantes espagnoles à remettre en cause le choix de la libéralisation, soit que les problèmes politiques soulevés par celle-ci paraissent devoir déboucher, aux yeux de la bourgeoisie, sur des risques trop importants.

C'est pourquoi il est vital que les révolutionnaires ne se nourrissent pas d'illusions et ne se laissent pas emporter par des phrases creuses, et par une fausse estimation de la situation, à une politique incapable de tirer ce que la classe ouvrière peut tirer de la situation actuelle, parce qu'elle ne correspondrait pas à cette situation.

Le Portugal doit nous servir de leçon. Car si on ne peut pas reprocher aux groupes révolutionnaires portugais de ne pas avoir mené le prolétariat portugais à la conquête du pouvoir (car ce problème ne fut jamais à l'ordre du jour au Portugal), il faut bien constater qu'emportés par la phrase gauchiste, ils n'ont pas su permettre à la classe ouvrière de tirer tout le parti possible de la situation ouverte par le putsch du 25 avril. Il faut bien constater que leur politique a abouti à lancer en avant les ouvriers révolutionnaires qui leur faisaient confiance, en les isolant ainsi de la masse des travailleurs, au lieu de travailler à l'organisation de la classe ouvrière sous toutes ses formes.

Ce qui est à l'ordre du jour, aujourd'hui, en Espagne, ce n'est pas la révolution socialiste. C'est la lutte pour utiliser au maximum toutes les possibilités qu'a déjà données, ou que pourra encore donner dans l'avenir, la politique actuelle du gouvernement espagnol. La lutte pour la conquête des libertés démocratiques et pour l'utilisation de ces libertés. Il s'agit de mettre la situation à profit pour organiser les travailleurs sur le plan syndical comme sur le plan politique. Il s'agit de former des militants compétents et dévoués, d'éduquer la classe ouvrière dans une perspective socialiste.

C'est le meilleur moyen, le seul même, de faire en sorte que ce que le régime a concédé ces derniers mois ne puisse pas être repris demain, et de préparer la classe ouvrière aux tâches de la révolution socialiste.

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