La paysannerie dans les pays sous-développés : alliée du prolétariat ou force essentielle de la révolution socialiste ?01/06/19671967Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

La paysannerie dans les pays sous-développés : alliée du prolétariat ou force essentielle de la révolution socialiste ?

 

« Affirmer et comprendre, pour agir ensuite en conséquence, que la force principale révolutionnaire dans l'écrasante majorité des pays du « tiers-monde » n'est pas le prolétariat restreint et relativement privilégié des villes, mais la paysannerie traditionnelle, les ouvriers agricoles des exploitations étrangères ou féodales ou capitalistes indigènes et les couches d'origine paysanne qui affluent dans les villes sans possibilité de s'intégrer dans le processus productif, ne signifie pas réviser la conception marxiste de la Révolution Prolétarienne ni le rôle dirigeant du Parti Révolutionnaire prolétarien.

Car cette conception est validée par la nécessité de doter la paysannerie révolutionnaire d'une direction d'idéologie prolétarienne, ou qui devient par son expérience, prolétarienne, c'est-à-dire marxiste-révolutionnaire, sous peine certaine de voir autrement la révolution avorter ».

Cette longue thèse est extraite du projet de plate-forme adopté en novembre 1965 par la tendance marxiste-révolutionnaire de la IVe Internationale (tendance pabliste). Telle qu'elle est, cependant, elle pourrait fort bien être avalisée par un certain nombre de ceux qui se croient, se prétendent ou sont révolutionnaires. Car l'idée que la paysannerie est la force révolutionnaire essentielle dans les pays dits « sous-développés », complétée par celle qu'il suffit alors que ses leaders soient marxistes pour que cette paysannerie s'engage sur la voie du socialisme, est maintenant monnaie courante. Et pas seulement parmi les révolutionnaires du tiers-monde lui-même, mais aussi parmi ceux des nations impérialistes, et notamment parmi les militants trotskystes.

Et c'est bien en partant de cette idée que beaucoup tirent la conclusion que la Chine Populaire est un État ouvrier. Car, pour eux, il a suffi que les leaders des armées paysannes se proclament communistes et se rattachent très officiellement à la IIIe Internationale, du moins tant que celle-ci existait pour que la révolution accomplie soit ouvrière... même si la classe ouvrière n'a eu aucun mot à dire dans l'affaire.

Aussi est-ce cette thèse que nous voudrions brièvement examiner ici : peut-il suffire qu'une poignée de dirigeants marxistes - laissons de côté pour l'instant la question de savoir de quels marxistes il peut s'agir - prennent la tête de la révolution paysanne et la mènent à la victoire pour que cette révolution soit prolétarienne, soit socialiste.

Bien sûr, les communistes ont toujours accordé une grande importance à la question paysanne. Lénine, comme Trotsky, surtout après l'expérience de la révolution manquée de 1905, a toujours affirmé que la clé de la victoire reposait sur la capacité du prolétariat à s'allier avec la paysannerie. Le tsarisme en 1905 avait vaincu la classe ouvrière. En s'appuyant sur la campagne, qui lui fournit en particulier les troupes nécessaires à la répression, il avait pu isoler les prolétaires urbains révoltés.

En 1917 par contre, le tsarisme s'effondra. La paysannerie dans son ensemble prit le parti de la révolution et l'armée toute entière suivit alors le même chemin que celui de la classe dont elle était issue.

Mais que ce soit en théorie, à travers leurs nombreux écrits sur la question, ou en pratique, lorsque la situation devint véritablement révolutionnaire, les bolcheviks, ou les trotskystes - comme l'avaient fait Marx et Engels, avant eux - posèrent toujours le problème en fonction d'une première hypothèse indiscutée : l'existence d'un prolétariat organisé, conscient et décidé à renverser l'ancien ordre pour s'emparer du pouvoir et fonder la société socialiste.

Car pour eux, l'analyse marxiste constituait le point de départ fondamental de toute réflexion. Pour eux, la seule classe sociale qui pouvait acquérir à la fois la conscience et la force de renverser la société de classes et bâtir le socialisme était celle des producteurs urbains prolétarisés, la classe ouvrière. C'est cette classe qui produit les richesses de la société moderne en abondance telle que le socialisme peut maintenant trouver la base matérielle de sa réalisation et cesser d'être un simple rêve généreux. C'est cette classe qui vit et s'est développée avec un système économique impliquant des relations internationales telles que les cadres régionaux ou nationaux ne sont plus de toute évidence que des carcans à briser. C'est elle qui peut, en conséquence, avoir clairement conscience que le socialisme ne peut qu'être un système mondial. Possédant le minimum de culture nécessaire et surtout concentrée physiquement dans les centres de décision de l'État, les villes, elle peut faire vivre un régime authentiquement démocratique c'est-à-dire dans lequel la majorité du peuple puisse participer à la direction des affaires de l'État d'abord, de l'économe ensuite. Et c'est là la première condition pour que les hommes - tous les hommes - puissent enfin faire et non plus subir leur propre histoire.

La paysannerie, au contraire, n'a qu'un horizon borné, et une culture inexistante. Surtout sa situation économique ne lui permet pas de dépasser dans sa conscience et ses revendications le cadre local, ceci est d'autant plus vrai que nous avons affaire à des paysans dont les conditions de vie sont plus retardataires, c'est donc d'autant plus vrai dans les pays du tiers-monde où l'agriculture est encore à un niveau moyenâgeux. Enfin - et ce n'est pas le moins important - sa dispersion géographique lui enlève la possibilité de contrôler l'appareil d'État.

Bien sûr, la paysannerie peut être révolutionnaire. Elle peut être animée d'une haine féroce contre tous ses oppresseurs : les féodaux ou les bourgeois qui possèdent la terre et lui soustraient, d'une manière ou d'une autre, une part de ce qu'elle produit ; l'État, ses gendarmes et ses militaires qui protègent les exploiteurs et ramasse sous forme d'impôts une autre part de son travail ; les impérialistes qui, très souvent, possèdent aussi une grande part des terres et toujours, dans le marché actuel l'obligent à troquer ses produits agricoles à vil prix contre les produits industriels au prix fort. Tous ceux-là, la paysannerie peut se décider à les combattre et entamer contre eux une lutte à mort, au vrai sens du terme. Mais sa volonté révolutionnaire s'arrête là.

Elle ne peut pas avoir conscience de la nécessité de s'emparer des bases de l'économie moderne et de les gérer dans un nouveau système à l'échelle mondiale, parce que ces bases lui sont étrangères, qu'elle subit les effets de la grande industrie mais ne la connaît pas et ne peut pas songer à la diriger.

De la paysannerie, le prolétariat peut se faire une alliée dans la lutte révolutionnaire. Tous les ennemis et tous les oppresseurs des paysans sont aussi ses ennemis et ses oppresseurs, et une révolution prolétarienne aurait forcément pour conséquence leur liquidation. Bien plus, dans le système impérialiste mondial, il n'y a que le prolétariat qui puisse aussi avoir les mêmes intérêts et les mêmes buts que les paysans. Mais l'État ouvrier, créant une véritable démocratie prolétarienne et entamant la lutte pour le socialisme, à l'échelle mondiale, il n'y a que la classe ouvrière, et elle seule, qui puisse le fonder.

Est-il possible, comme semblent le croire les pablistes et quelques autres, que ce rôle, en l'absence d'un prolétariat défaillant, soit rempli par les dirigeants de la lutte paysanne ?

Car c'est bien de cela qu'il s'agit. Dans les pays du tiers-monde, nous disent-ils, la paysannerie est prête à se battre. Une poignée de révolutionnaires marxistes en entamant la lutte, c'est-à-dire essentiellement en organisant la guérilla contre les forces armées de l'État au service des féodaux, des bourgeois et de l'impérialisme, peut rallier la paysannerie et conquérir le pouvoir. (Et il est vrai que l'exemple de Cuba, après celui de la Chine, a prouvé qu'un petit nombre - et même un tout petit nombre - de militants décidés, commençant une lutte armée pouvait, après un temps plus ou moins long, rallier effectivement la classe paysanne et finir par jeter à bas l'ancien appareil d'État. Si ces dirigeants sont marxistes, sont des révolutionnaires socialistes conscients, alors, ils représentent non seulement la paysannerie qu'ils ont amenée au combat, mais aussi la classe ouvrière dont ils connaissent l'importance sociale et politique virtuelle et dont, surtout, ils partagent le but à long terme. L'État qu'ils dirigeront sera un État ouvrier puisqu'ils lui donneront comme but le socialisme.

C'est-à-dire, que, dans cette perspective, l'avenir de la révolution socialiste pourrait ne reposer que sur la conscience de quelques leaders.

C'est là une conception parfaitement anti-marxiste. Les révolutions - du moins celles qui dans l'histoire ont mérité ce nom - ont toujours exigé la plus large participation de la classe appelé à prendre dans ses mains le sort de la société. Cette loi historique est encore plus vraie en ce qui concerne le socialisme et le prolétariat.

D'ailleurs, l'histoire de l'URSS a montré, en faisant la preuve du contraire, que l'active participation de la classe ouvrière était indispensable pour que vive un véritable État ouvrier. Si la bureaucratie stalinienne a monopolisé à son profit l'État ouvrier, si elle l'a gangrené et détourné de ses buts révolutionnaires pour en faire un instrument conservateur sinon réactionnaire, c'est bien parce que la classe ouvrière, fatiguée, exsangue, et en très grande partie détruite avait abandonné la lutte et la participation à la vie politique. Il n'a pas fallu longtemps - quelques années, presque quelques mois - pour qu'une caste privilégiée se crée, s'empare de tous les leviers de commande de l'État et abandonne toute véritable idée de socialisme.

Et pourtant, à la tête de l'État soviétique, étaient les dirigeants les plus prestigieux et les plus capables que le mouvement ouvrier n'ait jamais connus.

Et pourtant, ce n'était pas une petite poignée de leaders qui avait une conscience marxiste, mais un parti tout entier, comprenant des dizaines de milliers de membres. Et pourtant ce parti n'était pas implanté parmi les paysans dans les campagnes mais dans le prolétariat urbain. Et pourtant ce n'étaient pas les paysans mais la classe ouvrière qui avait été le fer de lance et le moteur de la révolution.

Comment penser qu'en réunissant les pires conditions dès le départ - pires que celles de l'URSS des années 1920, qui ont amené et ne pouvaient manquer d'amener la dégénérescence stalinienne - il soit possible ailleurs de créer autre chose, de faire fonctionner tout de même un véritable État ouvrier.

Les pablistes, qui se souviennent sans doute quelquefois des leçons de Marx et de l'histoire, ont tout de même plus ou moins conscience de tout cela. Ceci les amène à nuancer leur thèse. Dans le même projet de plate-forme déjà cité ils ajoutaient :

« C'est au cours du développement de cette lutte (la guérilla paysanne, N.D.L.R.) que s'établit la jonction effective entre la paysannerie et le prolétariat urbain et qu'augmente le rôle dirigeant et l'importance du prolétariat en tant que classe sociale et non seulement en tant que direction (par l'intermédiaire du Parti), par la consolidation du pouvoir conquis et la reconstruction socialiste du pays ».

Ainsi, suivant le schéma pabliste, c'est par le développement de la lutte des paysans que la classe ouvrière doit acquérir un rôle dirigeant. La contradiction est ici évidente.

Dans les révolutions sociales, mettant en action des classes entières, le rôle dirigeant ne peut jamais échoir à une classe sociale qui ne participe pas pleinement à la lutte. Si les paysans se battent, s'ils composent la force essentielle qui fait la révolution, et si les ouvriers ne font que suivre (les pablistes oublient d'ailleurs en l'occurrence, de nous dire par quels moyens elle doit le faire), ce n'est pas le prolétariat qui prendra le pouvoir, même si les dirigeants des premiers ont compris le rôle historique possible des seconds.

Encore une fois, dans les mouvements révolutionnaires le rôle des classes sociales ne se distribue pas au gré des théoriciens et suivent leur désir. Il ne dépend que de l'action réelle des classes en présence et des intérêts qui sont les leurs.

Le prolétariat en menant la lutte contre la société bourgeoise impérialiste peut effectivement, tout en gardant le rôle dirigeant, se faire une alliée de la paysannerie. Parce que dans sa lutte pour renverser la société de classe et prendre le pouvoir à son compte, il doit automatiquement balayer les ennemis de la paysannerie : impérialisme, féodaux bourgeois et l'État qui défend les intérêts de ceux-ci. C'est en montrant qu'il est l'ennemi irréductible de tous ceux que les paysans détestent qu'il peut trouver leur appui et les amener à ses côtés. Mais ce rôle, le prolétariat a à faire la preuve qu'il est capable de le jouer.

Les paysans en lutte n'ont par contre aucune raison de vouloir à tout prix faire une alliance avec le prolétariat, impulser sa lutte ou, plus, lui donner un rôle dirigeant. Pourquoi jugeraient-il utile de faire l'alliance avec une classe qui ne se bat pas quand eux sont en lutte armée, une classe que leurs dirigeants « marxistes » eux-mêmes jugent négligeable par le nombre et privilégiée par la situation. A bon droit les paysans pourraient répondre au leader guérillero qui leur tiendrait ce langage qu'ils ne voient guère ce qu'il fait parmi eux et que sa place devrait être dans la ville à organiser la lutte de ce prolétariat à qui il assigne tout de même un rôle prépondérant.

Nul doute qu'ils comprendront beaucoup mieux le langage d'un Guevara, ou d'un Régis Debray, qui leur dit sans ambages que c'est à eux de faire la révolution, qu'il ne faut pas compter sur la classe ouvrière, qu'il faut même s'en méfier puisqu'elle vit mieux qu'eux et ne lutte pas. Car ce langage-là a au moins le mérite d'être logique. Et si les maquis paysans avaient un choix à faire entre les trotskystes et les castristes (nous prenons ces dénominations pour simplifier), nul doute qu'il serait rapidement fait en faveur des seconds.

Nous manquons certes, d'informations précises. Mais c'est pourtant bien de ce choix que semblent avoir été victimes certains camarades de la tendance Posadas au Guatemala.

Il y a quelque temps, parce qu'ils avaient sans doute eu le mérite de se lancer plus hardiment que bien d'autres dans cette action, ils avaient, semble-t-il, acquis une certaine influence parmi une partie des maquis, ceux dirigés par Yon Sosa. Au point que Castro, lors de la conférence « Tricontinentale » crut bon de les attaquer publiquement. Entre les insultes et les calomnies, il leur reprochait de défendre un programme ouvriériste, de mettre en avant l'idée de conseil ouvrier, par exemple.

Aujourd'hui, hélas, ces camarades semblent avoir perdu cette influence, Il est vrai que la répression policière a fait son ouvre. Mais si les castristes ont repris en main les maquis, on peut également supposer à bon droit que c'est peut-être aussi parce que les maquisards pouvaient se demander - en l'absence de lutte de la part de la classe ouvrière - ce que des « conseils ouvriers » avaient à faire dans leur programme.

Ce n'est là qu'une petite preuve que les trotskystes, qui, désespérés par l'absence de lutte révolutionnaire du prolétariat depuis la fin de la seconde guerre mondiale, ont essayé de lui substituer la paysannerie, font fausse route. Car, à moins de renier toutes les idées détendues par eux jusqu'ici et de se faire purement et simplement les porte-parole de la petite bourgeoisie du type Castro, l'illogisme de leur position les condamne à une faillite certaine.

On peut peut-être encore mériter le qualificatif de révolutionnaire par le simple fait d'entamer une lutte décidée et conséquente contre la société actuelle, même au sein de la paysannerie, mais cela ne suffit pas pour être un révolutionnaire marxiste. Car si le marxisme a un sens, c'est-à-dire si le prolétariat est appelé objectivement a fonder la société socialiste, c'est lorsque celui-ci reste en dehors de la lutte révolutionnaire, qu'il est d'autant plus nécessaire pour nous de militer d'abord en son sein pour lui faire prendre conscience de ses intérêts et de son rôle possible, et organiser son combat.

 

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