Dans quarante ans peut-être30/05/19611961Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

Dans quarante ans peut-être

Depuis deux semaines de nouveaux incidents racistes se produisent dans le sud des États-Unis. Quelques dizaines de militants anti-racistes forts de la loi fédérale interdisant la discrimination raciale sur le territoire des États-Unis ont frété quelques autocars où ils eurent l'audace, noirs et blancs, de voyager côte à côte à travers quelques États du Sud. La réaction ne se fit pas attendre. Les cars furent incendiés, les militants, aussi bien les blancs que les noirs furent lapidés, lynchés, quelquefois transformés en torches vivantes. La police locale ne fit pas un geste pour assurer leur protection, quand elle ne mit pas directement la main à la pâte. Ainsi à Montgomery, le chef de la police locale déclarait, devant les blessés anti-racistes que « toutes les ambulances de la ville étaient en panne » et l'hôpital de cette même ville refusa pendant plus d'une heure d'admettre les blessés.

Face à ces manifestations et à l'opprobre qu'elles suscitèrent dans le monde entier, Washington commença par réagir violemment en paroles puis très mollement dans les actes en envoyant cinq cents agents fédéraux qui ne firent guère plus que constater les faits pour enfin appeler les « voyageurs de la liberté »... à rentrer chez eux ;

Aujourd'hui il se trouve encore de ces derniers qui sont emprisonnés tous les jours pour non-observation des règlements de discrimination (salles d'attente séparées) au mépris des lois fédérales.

Et pourtant ces lois solennellement réaffirmées pour les besoins de la politique extérieure des États-Unis ne sont pas nouvelles. Un arrêt de la Cour suprême datant de quinze ans, interdit la ségrégation raciale dans les autobus, l'interdiction de la ségrégation scolaire date de sept ans.

Or, il a fallu ces quelques manifestants pour que le Gouvernement Central daigne s'apercevoir que ses lois n'étaient pas observées. Le racisme est permanent aux USA Le Noir américain le subit quotidiennement depuis qu'il fut amené de force vers « le Nouveau Monde » comme esclave. Racisme qui a survécu à l'abolition de l'esclavage, aussi bien dans les États du sud, où les racistes agissent en toute quiétude dans le cadre de la loi, que dans les États du Nord, où s'il n'est pas officiel, il n'en subsiste pas moins, atteignant le Noir dans son travail, dans ses fréquentations, l'obligeant à vivre dans les taudis tristement célèbres des quartiers noirs, véritables ghettos, comme Harlem. Ce racisme qui est presque devenu une institution américaine, le gouvernement ne s'en inquiète guère. Et ce n'est pas ce racisme ou la ségrégation qui gêne Washington. Ce qui le gêne, c'est que cela se sache.

A l'heure actuelle le gouvernement des États Unis ne peut pas ne pas avoir une politique anti-raciste car toute sa politique extérieure est orientée vers les ex-États coloniaux récemment promus à l'indépendance à qui ilse présente comme la seule grande puissance anti-colonialiste. Cependant ce type de nécessités politiques, les racistes du sud des États-Unis en particulier, les ultras de là-bas, ne peuvent ni ne veulent l'entendre. Le racisme est non seulement dans les moers mais il y est dans les lois, il en imprègne les tribunaux, la police et l'administration. Il est la base même de l'ordre social existant. Le Nègre est non seulement le prolétaire « élu », que la couleur de sa peau désigne comme tel et dont la misère est normale mais il est encore la consolation des prolétaires blancs, ces « poor Whites », qui ont la satisfaction d'avoir plus malheureux qu'eux.

Si le gouvernement des États-Unis voulait faire appliquer ses propres lois il lui faudrait détruire tout l'appareil d'État, son propre appareil, de ces États du Sud.

C'est pourquoi au plus fort de son courroux, Washington tout en retransmettant le discours de Robert Kennedy, ministre de la Justice et frère de l'autre, déclarant que dans quarante ans le Président des États-Unis sera peut-être un noir, n'a pu faire qu'inviter ces pauvres fous de « voyageurs de la liberté » qui ne comprennent rien à la politique et qui prennent au sérieux les décrets de propagande, à étudier s'ils le veulent, mais chez eux la Constitution américaine et la Charte des Nations-Unies.

Extrait du reportage paru dans « france-soir » du 11 au 18 mai 1960 :

J'AI VÉCU DANS LA PEAU D'UN NOIR par le journaliste blanc John Howard GRIFFIN, qui s'est, avec l'aide d'un médecin, transformé en Noir pour mener la vie authentique des hommes de couleur des États américains du Sud.

« Je demandai du travail dans une usine de Mobile. Une grande brute de contremaître me fit énumérer ce que je savais faire, avant de me dire, sur un ton qui ne souffrait pas de réplique

- II n'y a rien pour vous ici.

J'insistai pour voir.

- Je pourrais peut-être faire autre chose. Et vous pouvez me payer moins qu'un Blanc ?

- Ne comprenez-vous pas ? On ne veut pas de vous autres ici.

- Je vois, dis-je tristement.

- Inutile d'essayer par ici. Dans notre usine, on vous écarte systématiquement des meilleurs emplois ; bientôt il ne restera plus que ceux dont les Blancs ne veulent pas.

- Mais comment vivre alors ? Lui demandai-je, prenant garde d'avoir l'air d'insister.

- Voilà justement où nous voulons en venir, répondit-il en me regardant droit dans les yeux. Nous finirons par vous chasser tous de cet État

Le lendemain je quittai le havre que m'avait offert un ami de rencontre... Je couvris plusieurs kilomètres avant qu'un camion accepte de s'arrêter...

- Qu'est-ce que tu fais ici toi ?

- Je cherche du travail.

- Tu es sûr que tu n'es pas ici pour fomenter des troubles ?

- Non, Monsieur.

- Parce que, si l'envie t'en prenait, on aurait vite fait de te régler ton compte.

- Je n'en si aucune envie Monsieur.

- Ici les provocateurs on les met en prison ou on les fait disparaître... - Pointant du menton vers les marécages qui bordaient la route. - On peut abattre un Nègre, le flanquer là-dedans et personne n'en saura rien...

- Oui Monsieur...

- Ecoute-moi bien. On veut bien faire des affaires avec vous autres. On veut bien prendre vos femmes. Mais pour ce qui est du reste, nous considérons que vous n'existez pas. C'est aussi simple que cela.

Il démarra et repartit dans un nuage de poussière ».

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