Un corps électoral stable et conservateur01/04/19781978Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1978/04/52_0.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Un corps électoral stable et conservateur

Déçus par le succès inattendu de la droite, certains n'y on vu que les effets d'une loi électorale profondément injuste. Mais ce serait se cacher à soi-même la réalité et contribuer à la cacher aux travailleurs, que d'affirmer que si la droite s'est retrouvée majoritaire dans la nouvelle Chambre, cela est uniquement dû au système électoral.

Bien sûr, celui-ci a considérablement favorisé la majorité sortante. Le découpage sur mesure des circonscriptions, les effets du scrutin uninominal ont donné à la droite un avantage de 91 sièges, sans commune mesure avec le petit nombre de voix qui la séparait des partis de gauche. Mais à tout prendre, ces élections sont les moins malhonnêtes, de ce point de vue, de toutes celles qui ont eu lieu sous la Ve République (un député communiste représente cette fois-ci, en moyenne, près de 50 % d'électeurs de plus qu'un député de droite ; mais il en représentait deux fois plus en 1967 et 1973, quatre fois plus en 1962 et 1968, et dix-neuf fois plus en 1958) non pas à cause d'une moralisation de la vie politique française, mais simplement parce que les progrès de la gauche en voix ont sensiblement corrigé les inégalités du système. Mais quelle que soit la manière dont on compte, la gauche n'a pas été majoritaire en voix dans ces élections, ni au premier tour (où extrême gauche comprise elle ne représentait que 48,6 % du corps électoral), ni au deuxième tour (où avec 50,5 % des voix contre 49,3 %, la droite la devançait de plus de 1 %).

Ce résultat a certes surpris, parce que tout le monde s'attendait à une victoire de la gauche, que presque tous les sondages annonçaient. Mais si on fait abstraction des prévisions et des espérances, ils s'inscrivent en fait dans la continuité électorale d'un pays ou l'électorat n'a que très exceptionnellement donné la victoire à la gauche.

Il ne faudrait pas croire en effet que la suprématie électorale de la droite dans la vie politique française soit un phénomène propre à la Ve République, et découlant du système électoral mis en place en 1958. Car c'est une constante de l'histoire politique de ce pays, au moins depuis la Première Guerre mondiale et la naissance du Parti Communiste.

Si l'on considère l'évolution de l'électorat français depuis les élections de 1919, les deux traits principaux qui émergent sont d'une part une remarquable stabilité, et d'autre part une suprématie quasiment constante de la droite.

Stabilité, parce que les grandes modifications de la représentation parlementaire auxquelles on a pu assister durant ces soixante ans n'ont été dues qu'à de petites fluctuations du nombre de voix entre la droite et la gauche (par exemple, en 1936, l'ensemble PC, PS et Parti Radical n'avait progressé que de 1,24 % des suffrages exprimés par rapport aux élections de 1932), et plus souvent encore à des modifications de la loi électorale.

Cette dernière raison se retrouve en particulier derrière chacun des grands succès électoraux de la droite, qui sans cela se seraient révélés infiniment plus modestes. C'est ainsi que la composition de la Chambre de 1919, que l'on surnomme Chambre « bleu horizon » pour qualifier sa composition nationaliste, chauvine et réactionnaire, dut beaucoup à l'adoption d'un scrutin de liste départemental, où une liste ayant la majorité absolue emportait tous les sièges (alors que face à la droite unie au sein du « bloc national », socialistes et radicaux se présentaient séparément). C'est ainsi que la victoire de la droite aux élections de 1928 (où le PC, le PS et le Parti Radical totalisaient plus de 47 % des voix) fut rendue spectaculaire par le scrutin d'arrondissement (le même, dans son principe, que celui que nous connaissons aujourd'hui). C'est ainsi également que si la Chambre élue en 1951 fut la plus à droite de la IVe République, ce fut essentiellement grâce au système dit des « apparentements » (qui transformait de fait la proportionnelle à l'échelle départementale en vigueur jusque-là, en scrutin majoritaire de liste, puisque si un ensemble de listes « apparentées » obtenait la majorité absolue des voix, il remportait alors la totalité des sièges à pourvoir dans le département).

En fait, depuis d'un demi-siècle, les seules élections qui ont enregistré un fort déplacement de voix à droite ont été celles de 1958, où d'ailleurs seuls le Parti Communiste (19,2 % des voix) et la minuscule Union des Forces Démocratiques de Mendès-France (1,2 % des voix) s'affirmaient dans l'opposition, alors que le Parti Socialiste se proclamait « à l'avant-garde de la Ve République » que De Gaulle venait d'établir.

Mais d'un autre côté, si la droite a vu souvent des succès modestes se transformer en triomphes grâce à des lois électorales judicieusement choisies, il n'en reste pas moins qu'elle fut le plus souvent majoritaire en nombre de voix.

La première difficulté, bien sûr, quand on veut comparer les résultats respectifs de la droite et de la gauche dans les élections successives, c'est de définir le contenu de ces étiquettes. .. surtout dans un pays où personne n'accepte de se dire de droite, où les courants les plus réactionnaires s'affirment volontiers « de gauche », voire « socialistes », et où le comble de la franchise pour un homme de droite est de se proclamer « centriste ».

Pour nous, révolutionnaires socialistes, qui posons les problèmes en termes de classes sociales, les termes de gauche et de droite n'ont guère de sens précis. L'étiquette « gauche » par exemple recouvre en même temps des formations politiques bourgeoises, des partis ouvriers réformistes et - éventuellement - des organisations révolutionnaires.

Cependant, plutôt que d'essayer de déterminer les frontières imprécises de la gauche, le plus simple est d'essayer d'analyser concrètement les résultats des consultations électorales considérées comme des victoires de la gauche.

La première, la victoire du « cartel des gauches » en 1924, ne mérite guère l'attention, d'une part parce que ce cartel ne comprenait pas le jeune Parti Communiste (qui défendait alors une politique de classe et était à juste titre hostile à tout accord électoral avec les radicaux), d'autre part parce que cette victoire est toute relative, le « cartel des gauches » n'ayant obtenu ni la majorité absolue des voix, ni la majorité des sièges à la Chambre (où les petits partis du centre jouaient les arbitres entre le « cartel des gauches » et la droite).

Ce pseudo succès mis à part, la gauche n'a remporté les élections que trois fois, dans ce pays, durant les soixante dernières années, en 1936, en 1945 et en 1956.

Sur le plan de l'arithmétique électorale, la victoire du front populaire ne fut remportée en voix, en 1936, que d'une courte tête. le parti communiste, le parti socialiste et les radicaux n'obtenaient pas tout à fait à eux trois la majorité absolue (49,6 % des voix), et la gauche n'était vraiment majoritaire qu'en y incluant la nébuleuse des « divers gauche ». au sein de cette gauche, les partis ouvriers ne représentaient d'ailleurs que 35,1 % du total des suffrages exprimés, avec respectivement 15,3 % des voix pour le pc et 19,9 % pour le ps. ce n'est que le jeu de la loi électorale qui transforma cette faible majorité en voix en une nette majorité en sièges (378 élus se réclamaient du front populaire, contre 220 représentants des formations opposées).

En fait, de qui a caractérisé 1936, la formidable montée ouvrière qui déboucha sur les grèves de juin, n'est visible - à travers les résultats électoraux - que si on compare l'évolution du rapport des forces, au sein même de la gauche, entre les élections de 1932 et celles de 1936. Entre ces deux dates, l'ensemble des voix recueillies par le PC, le PS et les radicaux n'a en effet guère évolué (49,6 % des voix en 1936 contre 48,3 % en 1932). Par contre, le Parti Radical est tombé de 19,2 % des voix à 14,4 %, en même temps que le Parti Communiste passait de 8,4 % des voix à 15,3 %.

Mais la gauche n'avait néanmoins remporté ces élections que grâce aux voix radicales, et une fois la classe ouvrière déçue et démoralisée par la politique des gouvernements de Front Populaire successifs, le Parti Radical (et le Parti Socialiste plus discrètement) allait tendre la main à la droite pour aboutir, au sein de la même Chambre, à la majorité qui allait voter les pleins pouvoirs à Pétain en 1940.

En 1956, avec cette différence fondamentale qu'il n'y avait pas de montée de la combativité ouvrière comparable à 1936, et avec cette différence accessoire qu'il n'y avait pas d'accord entre le Parti Communiste et le Parti Socialiste, le scénario fut dans ses grandes lignes le même. La gauche ne fut considérée comme victorieuse aux élections de janvier qu'en additionnant les voix du Parti Communiste (25,9 % des suffrages exprimés) et celles du « Front Républicain » (27,7 % des voix). Mais ce « Front Républicain » ne pouvait être qualifié de gauche qu'en parlant vite, puisqu'il regroupait non seulement le Parti Socialiste et le Parti Radical, mais aussi une partie de l'UDSR (Union Démocratique et Socialiste de la Résistance), le parti de Mitterrand, et une partie des Républicains Sociaux (gaullistes) dirigée par Chaban-Delmas. Deux ans plus tard, la grande majorité des élus du Front Républicain allaient voter les pleins pouvoirs à De Gaulle, et l'un des leaders de ce front, Chaban-Delmas, allait devenir, en tant que président de l'Assemblée Nationale (déjà !), le quatrième personnage de la Ve République.

On le voit donc, en 1956 comme en 1936, la gauche n'a pu être électoralement majoritaire qu'en incluant des hommes politiques bourgeois de la plus belle eau, comme les Herriot et les Daladier de 1936, ou les Mitterrand et les Chaban-Delmas de 1956. Comme elle n'avait, en 1978, une chance de gagner les élections qu'avec les radicaux de « gauche » en son sein, et qu'en étant capable de concurrencer la droite auprès de l'électorat centriste. C'est ,dire à quel point c'est un non-sens de réclamer à la fois la rupture entre les partis ouvriers réformistes et leurs alliés bourgeois (comme les radicaux de gauche), et de tout miser sur une victoire électorale de la gauche. Car sans alliance avec des partis bourgeois, on n'a pratiquement jamais vu les partis ouvriers majoritaires dans ce pays.

La seule exception a été constituée par les élections à l'Assemblée Constituante d'octobre 1945, où le Parti Communiste (avec 26,2 % des voix) et le Parti Socialiste (avec 23,4 %), frisaient à eux deux la majorité absolue des suffrages ; et où ils obtenaient la majorité des sièges à la Chambre (302 sur 586). Mais encore ne faut-il pas oublier, quand on fait référence à ces élections, que le Parti Communiste et le Parti Socialiste ne s'y présentaient pas comme une alternative de gauche à la droite, mais comme les composantes de gauche d'une majorité d'union nationale, qui comprenait également le très catholique MRP, et qui se rangeait derrière De Gaulle.

En fait, les exceptions relatives de 1936, 1945 et 1956 ne font que confirmer la règle qui veut que l'électorat de ce pays soit dans sa majorité traditionnellement conservateur.

C'est un fait, et un fait qui ne peut être décourageant que pour ceux qui ne proposent aux travailleurs, comme perspectives, qu'une victoire électorale de la gauche aux élections, soit - comme les grands partis réformistes - parce qu'ils rêvent d'être admis à gérer les affaires de la bourgeoisie, soit - comme certains courants se disant révolutionnaires - parce qu'ils théorisent leur suivisme par rapport aux partis réformistes.

Mais la vérité est que le terrain électoral, quel que soit le mode de scrutin, est un terrain piégé, où la classe ouvrière ne peut remporter aucune victoire réelle.

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