Yougoslavie : Le sens d'une évolution01/05/19671967Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

Yougoslavie : Le sens d'une évolution

En mars dernier, le gouvernement yougoslave a fait savoir que des mesures étaient à l'étude pour permettre aux capitalistes privés d'investir leurs capitaux dans l'industrie yougoslave. Les détenteurs de capitaux auraient un droit de regard sur la comptabilité de l'entreprise, sur son programme de production, sur son bilan. Mais comme dans de nombreux autres pays, les capitalistes ne pourront rapatrier qu'une partie de leurs bénéfices. Suite à ces déclarations plus de cent sociétés étrangères ont adressé des offres de crédit aux entreprises locales notamment pour les branches chimie, électronique et production de machines.

Cette proclamation faisait écho à celle formulée un an auparavant par Peter Stanbolitch, Président du Conseil Exécutif, qui annonçait que bientôt le gouvernement allait donner aux capitalistes étrangers la possibilité d'aider les usines à se développer.

Si cette réforme entre en application, et pour l'instant rien ne permet d'affirmer qu'elle sera repoussée ou annulée, la Yougoslavie aura accompli un pas de plus vers son intégration complète au marché impérialiste mondial.

Un pas de plus, car en fait cette intégration, la Yougoslavie l'a commencée dès 1948, dès sa rupture avec Moscou. Et depuis cette tendance n'a cessé de s'accentuer.

Dès l'été 1948, les États-Unis, pour aider le régime titiste, débloquaient les réserves d'or de la banque yougoslave et en septembre 1949 la banque américaine Export-Import accordait le premier prêt financier.

Depuis cette date, sans l'aide des pays impérialistes, et surtout du plus puissant d'entre eux, l'impérialisme américain, le régime yougoslave se serait économiquement effondré. Entre 1945 et 1960, « l'aide étrangère » s'est montée à un peu plus de trois milliards de dollars octroyés principalement par les USA et les impérialistes occidentaux La Yougoslavie est de ce point de vue le pays qui a été le plus « aidé » par le camp impérialiste.

Continuant sur sa lancée, l'État yougoslave entrait ensuite dans les organismes économiques internationaux contrôlés par l'impérialisme. En 1955, il devint membre observateur du GAAT (accords sur les tarifs douaniers) puis membre de plein droit en avril 1966. Parallèlement, il adhérait à l'OCDE (Organisation de Coopération Economique) en 1958. L'OCDE est une organisation qui a succédé le 30 septembre 1961 à l'Organisation Européenne de Coopération Economique (OECE), qui se donnait pour but, de sa fondation, en 1948, jusqu'en 1961, de répartir l'aide du plan Marshall et de collaborer au relèvement des ruines de guerre. En fait, il s'agissait d'un des nombreux canaux par lesquels l'impérialisme américain, le seul vrai vainqueur du camp « allié », tentait de mettre la main sur les pays impérialistes d'Europe et de les contrôler toujours un peu plus. L'OCDE, qui lui succéda, se donne, elle, pour but de contribuer à « l'expansion du commerce mondial », par « l'harmonisation des politiques commerciales ».

La participation de la Yougoslavie à de tels organismes a eu d'importantes conséquences sur la politique économique du gouvernement yougoslave.

En 1961, sous la pression de ses nouveaux partenaires et grâce à un ensemble de crédits de 275 millions de dollars de la part du Fonds Monétaire International et des USA, Tito a réorganisé le commerce et l'échange extérieurs, dans le but de laisser plus de place aux mécanismes de libre-échange et de restreindre le contrôle que l'État exerçait sur le commerce extérieur.

En faits, la pression des pays de l'OCDE (parmi lesquels les USA, la France, la Grande Bretagne, l'Allemagne Fédérale, le Japon, etc.), n'avait fait qu'accélérer la tendance à l'abandon du contrôle du commerce extérieur. En effet, la « libéralisation » dans ce domaine, avait commencé dès 1951. A cette époque avec l'introduction de l'autogestion, les entreprises acquirent le droit de commercer avec l'étranger. Mais, si l'État abandonnait son monopole dans ce domaine, le commerce extérieur n'était bien entendu pas entièrement libéré. A cette époque, le monopole étatique était remplacé par un système dit « de coefficients », dont la portée pratique, était celle d'un système de taux de change multiples, variant suivant les produits. Ainsi, par exemple, l'importation des voitures américaines n'était pas contingentée en 1957, mais le cours du dollar américain pour ce genre d'opération était figé à un dollar pour 2500 dinars. D'une façon générale, et suivant la catégorie de produits importés, le coût du dollar, s'établissait, selon les cas, entre 300 et 1400 dinars.

Mais, malgré tout, les échanges se faisaient à l'intérieur de certaines limites administratives : les entreprises qui désiraient se livrer à certaines opérations commerciales avec l'étranger, devaient obtenir leur inscription sur un registre tenu par l'administration ; ensuite, l'État répartissait les devises disponibles en fonction du plan et des possibilités financières de chaque entreprise.

En 1961, la Yougoslavie a été amenée à instaurer un taux de change unique (un dollar égale 750 dinars), et à entamer une libéralisation de son commerce et à instaurer un tarif douanier. En 1962, le système d'autorisation spéciale pour l'inscription a été aboli. ( « L'Economie Yougoslave » - Documentation française N° 3168). Lors de la réforme de 1965, le taux de change a été porté de 750 à 1250 dinars pour un dollar. Parallèlement, le tarif douanier moyen était ramené de 23 % à 11 %. (Plan quinquennal yougoslave 1966 - 1970). Quelles ont été les conséquences de toutes ces mesures ? Elles ont fait dépendre plus étroitement l'économie yougoslave du marché impérialiste. Le résultat ne se fait d'ailleurs pas attendre. La revue « IVe Internationale » de novembre 1966 écrit à ce propos :

« Citons un exemple entre cent. Les usines Rade Koncar de Zagreb, parmi les plus modernes du pays, dont les réalisations à l'étranger font la fierté des Yougoslaves, n'arrivent a travailler depuis des années qu'à 60-65 % de leur capacité par manque d'approvisionnement régulier en matières premières avant tout en cuivre. Or la Yougoslavie est grande productrice de cuivre. Mais les entreprises de cuivre préfèrent elles-mêmes exporter leurs produits plutôt que de les fournir à une entreprise clé de l'économie yougoslave. »

Mais, parallèlement à cet abandon par l'État du monopole du commerce extérieur, on a constaté un abandon de plus en plus grand de la planification. Les deux sont d'ailleurs étroitement liés.

La plus grande autonomie laissée aux entreprises yougoslaves, l'accentuation de la concurrence entre elles et l'abandon de la planification, ont conduit les entreprises les plus riches à se tourner de plus en plus vers l'extérieur pour s'approvisionner en machines et matières premières. Une des premières conséquences de cet état de choses, est que des usines yougoslaves vont fermer faute de clients, car elles sont incapables de soutenir la concurrence que leur font les usines semblables des pays impérialistes, plus modernes, et dont la rentabilité est plus grande. Une autre conséquence, qui est étroitement dépendante de la première, est que l'industrie yougoslave dépendra de plus en plus de l'industrie des pays impérialistes.

Mais, cette plus grande autonomie laissée aux entreprises implique que l'état exerce un contrôle moindre sur l'ensemble de l'économie. La réforme de juillet 1965 a encore accentué cet état de fait. Dans une déclaration faite au Comité Central de la Ligue des Communistes Yougoslaves, le 17 juin 1965, Nijalko Todorovitch, a expliqué que la réforme visait notamment :

1 - au renforcement de la désétatisation de l'économie

2 - à la modification du système de répartition des revenus au profit des entreprises

3 - à la réduction au strict minimum de l'intervention de l'État dans le commerce extérieur, notamment par la réévaluation du dinar qui sera convertible librement en 1969, l'État conservant et renforçant son contrôle sur les prix.

Dans le paragraphe « Régime du commerce extérieur et des devises », le plan quinquennal yougoslave (1966-1970) prévoit que : « le régime des devises et du commerce extérieur sera caractérisé, dans la période transitoire, par une libéralisation graduelle de tous les échanges de marchandises. Cette libéralisation sera effectuée en rapport avec les possibilités matérielles et parallèlement dans tous les secteurs, aussi bien dans celui des matières premières et des demi-produits que des biens d'équipement et de consommation courante. La libéralisation sera opérée chaque année jusqu'à liberté d'importation ».

D'autre part, d'après le rapport de l'OCDE « Yougoslavie 1965 », voici en pourcentage la part respective de l'État, des entreprises et des banques dans les investissements de 1961 à 1966 :

(1)

État 61,7 59,6 56,4 36,5 26,7 11,2

Entreprises 29,5 29,7 27,8 25,9 28,8 44,4tab

(1) 1er trimestre

Comme on peut le remarquer, l'État prend une part toujours moindre dans les investissements : 11,2 en 1966 contre 61,7 en 1961. Ceci entraîne que l'État est de moins en moins capable de contrôler la croissance économique et surtout une croissance équilibrée de chaque branche. En 1961, on prévoyait un accroissement des investissements des Républiques de la Fédération yougoslave de l'ordre de 4,7 %, dans la pratique il fut de 40 % pour les trois premiers mois.

Les conséquences sont dramatiques pour la classe ouvrière yougoslave. Les soi-disant « conseils ouvriers » licencient aujourd'hui les femmes ou les vieux travailleurs. Sous prétexte de rentabilité, certains gardent jalousement leurs secrets commerciaux, et « Borba » du 13 juin 1959 (organe de la Ligue des Communistes de Yougoslavie), cite le cas d'une entreprise, contrainte d'envoyer des travailleurs en stage à l'étranger, une entreprise déjà implantée s'opposant à ce que cette formation se fasse chez elle, sous prétexte de secret de production. On cite également des cas d'accords entre entreprises refusant de vendre pour faire monter les prix, ou même de destruction de produits pour parvenir à un but analogue.

Ceci entraîne que, non seulement depuis vingt-deux ans la Yougoslavie n'a pas été capable de résoudre le problème du chômage, mais que, depuis quelques années, celui-ci a tendance à augmenter. On compte actuellement sur le territoire yougoslave près de 300 000 chômeurs, soit près de 8 % de la main-d'oeuvre et, en outre, on compte de 100 000 à 150 000 émigrants en Allemagne, 30 000 en France et 20 000 en Autriche. Ces travailleurs sont obligés pour vivre, de quitter un pays « socialiste, » et de venir s'entasser dans les bidonvilles du paradis capitaliste.

Mais peut-on tirer des conclusions politiques de cet abandon de la planification et de cette dépendance de plus en plus grande envers le marché impérialiste ?

Pour l'instant la majorité des différents groupes qui se réclament du trotskysme n'en ont tiré aucune. Bien plus, Pablo affirme qu'une révolution politique est en train de se produire contre la bureaucratie, au profit des travailleurs et que Tito, président à vie et soi-disant aile marchante et non sclérosée de la bureaucratie, en est le vivant symbole.

Le Secrétariat Unifié, pour sa part est plus explicite.

Après avoir rappelé les liens qui unissent une partie de la bureaucratie et de l'intelligentsia, avec les milieux bourgeois d'Occident, et que les éléments des secteurs économiques privés continuent à représenter 50 % de la population active, la revue « IVe Internationale » - Novembre 1966, écrit :

« Pour ces raisons la Yougoslavie socialiste risque de connaître une crise d'une gravité exceptionnelle à un moment déterminé dans l'avenir, par exemple au moment où se posera concrètement la succession de Tito. Tous les communistes doivent se préparer maintenant à cette crise afin de bloquer la voie à la contre-révolution et d'assurer au pays un nouveau progrès dans la voie du socialisme ».

Une des mesures proposées dans ce but par le Secrétariat Unifie est le rétablissement du contrôle du commerce extérieur.

Mais il faut remarquer que depuis 1948 les mesures qui ont rapproché de plus en plus la Yougoslavie du camp impérialiste ne se sont nullement traduites par une crise ou même une crisette du régime titiste.

Mais cela, la théorie de l'État « ouvrier » Yougoslave ne peut l'expliquer. A la différence de ce qui se passerait avec l'Union Soviétique, la jonction entre l'État Yougoslave et l'impérialisme, se fait sans crise, sans heurts. Depuis 1948, la Yougoslavie a suivi une évolution régulière, conforme à sa nature de classe.

Quant à ceux qui affirment que la Yougoslavie restera un État « ouvrier » tant que la propriété privée des moyens de production n'y aura pas refait son apparition, il s'agit là d'un raisonnement purement économiste, qui n'a rien de marxiste.

Pour se défendre tant soit peu contre l'impérialisme, on voit des régimes, tel l'Egypte, dont nul à notre connaissance ne conteste le caractère bourgeois, nationaliser ses principaux moyens de production. Les pays impérialistes eux-mêmes sont incapables de vivre sans certaines nationalisations. Il serait donc effarant d'attendre qu'en Yougoslavie on puisse assister à une réapparition spontanée du capitalisme privé sous sa forme originelle. L'exploitation impérialiste de ce pays prendra sans doute des formes particulières, telle par exemple l'association de capitaux occidentaux à des entreprises nationales, sous forme de sociétés mixtes ou autres. Mais l'habit ne fait pas le moine. Et un État bourgeois, quel que soit le degré de nationalisations effectuées, n'en est pas plus un État ouvrier.

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