URSS : La bureaucratie et l'attraction du capitalisme27/10/19901990Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1990/10/34bis.jpeg.484x700_q85_box-10%2C0%2C2433%2C3504_crop_detail.jpg

URSS : La bureaucratie et l'attraction du capitalisme

La caste bureaucratique qui a dominé jusqu'à présent la société soviétique s'est formée au sein de l'appareil d'État créé par la révolution prolétarienne de 1917. Malgré les origines révolutionnaires et la nature de classe de l'État sur lequel elle s'est développée, la bureaucratie a été dès son émergence — disons au milieu des années 20 — très proche de la petite bourgeoisie par une multitude de traits, socialement, moralement, psychologiquement, voire, par l'origine sociale de nombre de bureaucrates.

A la méfiance et au mépris envers les masses ouvrières, traits communs de toujours du petit bourgeois et du bureaucrate, la bureaucratie ajouta très rapidement la propension à considérer sa position sociale comme un dû.

A peine quelques années après la révolution, lorsque les dirigeants bolcheviques durent se résoudre à ce qu'on a appelé la NEP (Nouvelle Politique Economique), c'est-à- dire à un certain nombre de concessions aux paysans aisés et à la petite bourgeoisie urbaine, cette petite bourgeoisie (commerçants, koulaks, etc.) ainsi favorisée exerça aussitôt une puissante attraction sur la bureaucratie naissante. Un des facteurs importants de la dégénérescence de l'État ouvrier soviétique fut précisément cette convergence d'intérêts entre la petite bourgeoisie cherchant à s'enrichir et les bureaucrates cherchant à consolider leurs privilèges.

Malgré cette convergence, les intérêts de la bureaucratie naissante et de la petite bourgeoisie ont été cependant, en même temps, antagonistes car les deux catégories sociales devaient puiser dans le même surproduit social, particulièrement maigre à l'époque avec le recul économique dû à la guerre puis à la guerre civile. Cette rivalité s'est traduite politiquement par le revirement des dirigeants staliniens dans les années 28-30, qui abandonnèrent la politique favorable aux koulaks et plus généralement aux couches petites bourgeoises et bourgeoises, pour s'engager dans une politique d'industrialisation et de collectivisation forcée des exploitations agricoles.

La lutte pour le surplus social s'est traduite alors par des affrontements graves, massifs, entre les couches petites bourgeoises des campagnes et la bureaucratie ; affrontements où cette dernière n'a pu l'emporter qu'en mobilisant à sa façon le prolétariat.

Bien que l'accélération de l'industrialisation comme la collectivisation dans les campagnes aient été exécutées par des méthodes bureaucratiques, les bouleversements sociaux qu'elles ont entraînés se firent sur la base et grâce aux bouleversements commencés par le prolétariat en octobre 1917. La société soviétique en fut façonnée.

C'est dans ces années qu'elle acquit la physionomie qui reste fondamentalement la sienne jusqu'à présent. Une physionomie marquée par l'absence d'une grande bourgeoisie possédant les moyens de production, marquée également par l'absence d'une classe de propriétaires terriens, extirpées toutes les deux par le prolétariat révolutionnaire après 1917. Mais marquée également par l'existence d'une couche sociale parasitaire originale, la bureaucratie, qui prélève sur l'économie étatisée une part croissante et qui a exercé le pouvoir politique par l'intermédiaire d'un appareil d'État dictatorial, comme l'humanité en a peu connu dans le passé.

La société et l'économie soviétiques ont sauvegardé, pendant 60 ans, ces traits originaux qui les distinguent des sociétés bourgeoises.

Malgré sa nature socialement et économiquement parasitaire et son caractère politiquement contre-révolutionnaire, la couche privilégiée qui dominait la société soviétique et la domine encore à ce jour n'est pas la bourgeoisie et n'en a pas les racines dans l'économie. Bien que la mainmise de la bureaucratie sur l'économie soit totale — au sens où elle n'a de comptes à rendre à personne, ni à la classe ouvrière écartée par la force, ni à une classe capitaliste qui n'existe pas — elle doit se contenter en quelque sorte d'un usufruit collectif sur les moyens de production.

Sa mainmise collective sur l'État donne à la bureaucratie — comme la détention d'un poste d'autorité donne au bureaucrate individuel — la possibilité de voler l'économie étatisée, voire de subordonner le développement de l'économie étatisée aux intérêts de caste des bureaucrates.

Mais, faute d'être propriétaires des moyens de production, les bureaucrates ne peuvent pas les transmettre, les utiliser comme capital au sens bourgeois du terme. Ils ne peuvent pas, comme les capitalistes, s'approprier le travail humain et l'accumuler pour le transformer en capital et s'en servir pour en tirer un profit croissant.

La position sociale du bureaucrate est dépendante de la détention d'une position d'autorité dans l'appareil d'État, non liée aux moyens de production et, de ce fait, aléatoire et fondamentalement instable.

L'originalité de la société soviétique n'est pas seulement d'avoir conservé ces rapports sociaux-là pendant plus d'un demi-siècle, mais surtout, d'avoir connu sur cette base un développement économique considérable, au terme duquel elle dispose d’une des industries les plus puissantes du monde, sans le développement concomitant d'une bourgeoisie puissante.

L'existence d'une catégorie sociale de ce type, issue d'une révolution prolétarienne mais se retournant contre elle, ne fut pas prévue par Marx, Engels ou Lénine et ne pouvait pas l'être.

C'est à Trotsky qu'il revint d'analyser le rôle de cette nouvelle couche privilégiée et ses limites. Il insista sur le fait que la bureaucratie, malgré son apparente puissance, n'était pas une classe sociale au sens économique et historique du terme et que le devenir de la société soviétique ne pouvait se régler qu'entre le prolétariat, s'il avait la capacité de reprendre l'initiative révolutionnaire, et la bourgeoisie, dans le cas contraire.

La bureaucratie se sera maintenue en tant que couche sociale parasitaire originale plus longtemps que ce que Trotsky pensait. Mais la façon piteuse dont la bureaucratie louche aujourd'hui ouvertement vers la bourgeoisie, son mode de domination économique et sa façon de vivre, montre à quel point Trotsky avait raison lorsqu'il refusait de voir en elle l'annonce d'une nouvelle formation sociale, d'une nouvelle classe exploiteuse représentant une phase dans le développement de la société humaine, ou même seulement le représentant du stade ultime de la société bourgeoise(contrairement aux courants capitalistes d'État ou collectivistes et bureaucratiques).

Bien que la bureaucratie ait écarté la classe ouvrière de tout pouvoir politique et de tout contrôle sur l'économie ; bien qu'elle ait transformé l'appareil d'État né de la révolution prolétarienne en instrument exclusivement à son usage de caste ; bien que, pour reprendre l'expression de Trotsky dans le Programme de Transition « l'appareil politique de Staline ne se distingue en rien (des pays fascistes) sinon par une plus grande frénésie », la bureaucratie n'a pas su ou n'a pas pu se servir, pendant quelque soixante ans, de cet appareil d'État pour pousser jusqu'au bout la transformation de la société dans un sens bourgeois et pour consolider ses privilèges par la propriété privée.

Au contraire, cet appareil d'État a continué à défendre à sa façon la société soviétique, sinon contre l'accumulation privée, du moins contre le fait que celle-ci puisse être menée légalement, en grand, et qu'elle soit considérée comme respectable ; comme il l'a défendue contre la pénétration de capitaux du dehors (contre la pénétration appuyée par la violence militaire de Hitler ou contre une pénétration pacifique comme durant ou après la Deuxième Guerre mondiale).

En même temps, l'appareil d'État lui-même a été, dès ses origines, la principale source de privilèges et de différenciation sociale au sein de la société soviétique.

Expression par son existence même d'une différenciation sociale dans le camp du prolétariat victorieux de la bourgeoisie, la bureaucratie est devenue progressivement un facteur conscient et agissant de cette différenciation. Chaque bureaucrate utilisa tout naturellement les leviers que lui donnaient sa place, son degré d'autorité dans l'appareil d'État — salaires, budgets, crédits, etc. — pour améliorer sa propre situation économique. Les sommets de la bureaucratie, en se mettant très tôt à combattre, au nom du « communisme », le « préjugé petit bourgeois de l'égalitarisme », donnèrent à l'ensemble des bureaucrates le sentiment de leur bon droit, et surtout le moyen étatique pour écarter quiconque trouvait quelque chose à y redire.

Dénoncer les privilèges légaux ou illégaux de la toute nouvelle aristocratie soviétique fit partie du combat de l'Opposition trotskyste dès la fin des années vingt.

Le développement fulgurant de l'économie dans les années trente, grâce à l'industrialisation planifiée, aura accru de façon considérable le surproduit social, accroissant par là-même la part de gâteau que la bureaucratie entendait s'attribuer. L'existence, au sein d'une société qui se prétendait « communiste » d'une minorité très privilégiée par rapport au reste de la société est devenue patente. « Par leurs conditions d'existence » observait Trotsky en 1936 dans La Révolution Trahie « les milieux dirigeants comprennent tous les degrés, de la petite bourgeoisie la plus provinciale à la grande bourgeoisie des villes. »

Les sources visibles, légales, de ces privilèges résident dans l'État. Les couches supérieures de la bureaucratie s'attribuent des salaires plus élevés et surtout, des « avantages de fonction » : automobiles, villas, magasins spéciaux, domestiques, etc. Mais au-delà de ces zones plus ou moins visibles des sources de revenus bureaucratiques, commencent des zones bien plus opaques : utilisation de l'argent de l'État à des fins personnelles, détournements, corruption. Tous les bureaucrates ne sont évidemment pas, à cet égard, logés à la même enseigne. Mais ceux d'entre eux qui sont en situation de détourner de l'argent de l'État ont tout naturellement et très tôt tendance à vouloir le faire fructifier et, en conséquence, à réinventer un capitalisme souterrain.

Ainsi les archives des autorités régionales de Smolensk, tombées pendant la guerre entre les mains de l'Allemagne puis des Américains et partiellement publiées par la suite par des historiens, font état dès le milieu des années trente de la mise en place d'une véritable économie parallèle, détournant par la pratique des pots-de-vin une partie de la production vers le marché noir et enrichissant au passage une couche de margoulins liée à la bureaucratie du Parti et de l'État, quand elle ne se confondait pas avec cette dernière !

Voilà pourquoi, dans La Révolution Trahie, Trotsky dénonça l'hypocrisie de la nouvelle Constitution soviétique affirmant que « l'exploitation de l'homme par l'homme était abolie en Union Soviétique », pour souligner que «la nouvelle différenciation sociale a créé les conditions d'une renaissance de l'exploitation sous ses formes les plus barbares... ».

Trotsky soulignait, dans la même Révolution Trahie, déjà, la profonde aspiration, au sein même de cette bureaucratie qui détournait à son profit une fraction croissante des surproduits sociaux, à consolider ses privilèges par de véritables liens légaux, avec les moyens de production, l'argent et la propriété privée.

C'est dire que cette aspiration de la bureaucratie à un retour au capitalisme, qui se manifeste avec la force explosive que l'on sait aujourd'hui, était inhérente à la bureaucratie pratiquement depuis ses origines.

Mais, Trotsky décrivait en même temps ce qui semblait être l'antithèse de cette observation : « Bien que par la nature de son nouveau mode de vie, de son conservatisme, de ses sympathies politiques, l'énorme majorité de la bureaucratie soit portée vers la petite bourgeoisie, ses racines économiques reposent grandement dans les nouvelles conditions de propriété. (...) Maintenir la nationalisation des moyens de production et de la terre, c'est une loi de vie et de mort pour la bureaucratie, car c'est la source sociale de sa position dominante. » (Staline de Trotsky)

Cette contradiction entre l'aspiration de nombre de bureaucrates à devenir bourgeois et le fait que la source des privilèges de la bureaucratie réside dans la mainmise sur l'économie étatisée, est certainement une des contradictions majeures de la bureaucratie. Il serait oiseux de discuter pour savoir dans quelle mesure les termes de cette contradiction partageaient la bureaucratie elle-même en couches plus ou moins attachées à la propriété étatique ou, au contraire, plus ou moins soumises à l'attraction des relations bourgeoises ; dans quelle mesure cette contradiction se manifeste dans l'idée même que se fait chaque bureaucrate de ses intérêts. C'est une question de période, d'occasion, de possibilités et, partant, de rapport de forces entre la bureaucratie et la bourgeoisie, entre la bureaucratie et le prolétariat (aussi puissante qu'ait pu être l'aspiration de la bureaucratie à sacraliser ses privilèges par la propriété privée, elle pouvait craindre des réactions de la classe ouvrière susceptibles de tout lui faire perdre).

Le fait est que depuis, au bas mot, une cinquantaine d'années, la bureaucratie s'est maintenue telle qu'en elle-même, sans toucher aux rapports de propriété. Le fait est que l'appareil dictatorial, représentant et défendant ses intérêts généraux au-delà des contradictions qui peuvent le secouer ou l'opposer aux autres classes sociales (y compris contre ses propres aspirations ou appétits), maintenait, de haut en bas, l'unité de la bureaucratie sur cette base-là.

Ce n'est pas un des moindres paradoxes de la dictature stalinienne que, tout en pré- servant contre la classe ouvrière les privilèges de la bureaucratie jusqu'à et y compris ses chances futures de se transformer en bourgeoisie, elle ait défendu en même temps l'économie étatisée et planifiée contre les appétits des bureaucrates eux-mêmes, et empêché par là-même le régime de voler en éclats.

La guerre puis la reconstruction ne furent pas des périodes aptes à favoriser l'éclosion des aspirations des bureaucrates à la propriété privée. La bureaucratie eut pendant l'agression allemande d'autres chats à fouetter qu'à songer à démanteler l'économie étatique. Et puis la guerre en elle-même et la destruction économique qu'elle entraîna, accrurent tout naturellement le rôle économique de l'État.

Rappelons que, pendant la guerre comme pendant la période de reconstruction, même dans les pays capitalistes, le vent était à l'étatisme. L'économie de guerre de l'Allemagne fasciste en a fait large usage. Les États impérialistes du camp adverse également. La guerre finie, les bourgeoisies des plus grandes puissances impérialistes n'auraient pas pu relancer leur économie sans une grande dose d'étatisme.

Mais la reconstruction parachevée, l'économie fut de nouveau en croissance et elle devint aussi plus diversifiée. La bureaucratie elle-même s'élargit et se diversifia.

La différenciation croissante au sein même de la bureaucratie constatée par Trotsky en 1936 déjà, entre la petite bureaucratie, fonctionnaires du soviet local ou secrétaires du parti dans un village ou dans une entreprise, et les hauts dignitaires de l'État, de l'administration et de l'économie, s'est considérablement aggravée par suite de l'essor économique relatif des années cinquante et soixante. Le niveau de vie d'un grand nombre de petits bureaucrates ne différait guère de celui d'un ouvrier qualifié, alors que les couches supérieures de la bureaucratie accroissaient leurs privilèges légaux et illégaux, singeaient la manière de vivre de la bourgeoisie occidentale, et elles que la dictature mettait à l'abri du contrôle par en bas, pestaient en même temps contre le pesant con- trôle venu d'en haut.

Cela se comprend : non seulement les ministères et les organes de planification limitaient le droit d'un directeur d'être complètement maître de « son » entreprise mais, jus- qu'à l'époque d'Andropov, c'est-à-dire au début des années quatre-vingt, on fusilla pour « crime économique ». Et ce qui passait pour « crime économique » n'était parfois qu'une pratique parfaitement tolérable en économie capitaliste... voire digne d'éloge (tel le cas de ce directeur des pêcheries de la Caspienne, fusillé pour avoir trop bien su exporter son caviar à l'Ouest et en avoir profité pour ouvrir un compte personnel en devises en Suisse !).

Lorsque les sommets politiques de la bureaucratie choisirent, au début des années soixante, sous Khrouchtchev, pendant quelque temps de laisser une certaine liberté d'expression en littérature comme en économie, on entendit, pour la première fois à cette échelle, des voix réclamer sinon encore la privatisation, du moins « l'autonomie des entreprises ».

C'est le bon sens révulsé par les aberrations propres à la planification bureaucratique qui semblait s'exprimer par la voix des réformateurs économiques du genre Liberman, Trapeznikov, etc. Mais s'exprimait aussi l'aspiration sociale des grands et moyens bureaucrates à accroître leur mainmise sur l'économie, sans avoir de comptes à rendre à quiconque, pas même au pouvoir central.

Fait significatif : si le « dégel » en littérature et dans l'art a fait long feu, c'est sous Khrouchtchev et surtout sous ses successeurs, Brejnev-Kossyguine que les idées énoncées par les économistes réformateurs ont trouvé un début de réalisation, sous la forme de tentatives faites pour donner aux entreprises une plus grande autonomie.

Il faut rappeler également que c'est sous Khrouchtchev que furent attribués aux paysans des lopins privés. Le succès de ces lopins privés — les 3 % de terres privées produiraient 21 % de la production agricole — alimente de longue date les arguments de ceux qui mettent en avant les avantages de la privatisation. L'arriération de l'agriculture

— reflet du développement insuffisant de l'industrie — à laquelle s'ajoute l'incurie bureaucratique, font que même aujourd'hui, pour certains produits parmi ceux qui rapportent le plus, les avantages de la grande exploitation collective ne sont pas évidents. Mais il ne faut surtout pas perdre de vue que ces lopins privés ainsi comparés aux kolkhozes fleurissent à côté et dans une certaine mesure, en parasitant les kolkhozes (animaux élevés sur les pâturages des kolkhozes, utilisation privée de l'équipement de ces derniers, etc.). Il n'est pas hasardeux de penser que les lopins privés servent surtout aux couches supérieures des campagnes, à l'aristocratie des kolkhozes, à s'approprier une partie de la production des kolkhozes.

La mise à la disposition des kolkhozes des machines agricoles jusque-là détenues par des « Stations de machines et de tracteurs » de l'État, procédait d'une démarche analogue.

Ce qui a été fait dans ce domaine l'a été ou trop, ou trop peu. Néanmoins, c'est précisément pendant cette période qu'un certain nombre d'économistes, de bureaucrates et de managers de l'économie soviétique se sont forgé une opinion commune. La plupart des économistes qui donnent de la voix aujourd'hui en faveur du rétablissement de l'économie capitaliste sont sortis du creuset de cette période.

Le développement économique des années cinquante et soixante, toujours sur la base de la planification, a eu également pour conséquence d'accélérer le développement de cette classe privilégiée non issue de l'appareil d'État qui avait pointé son nez bien avant.

Il y a eu d'abord le développement d'une véritable petite bourgeoisie plus ou moins intellectuelle, de ces acteurs, de ces sportifs de pointe, de ces médecins, de ces écrivains, de ces artistes qui vivaient de mieux en mieux, sinon en comparaison avec leurs équivalents occidentaux, du moins en comparaison avec les prolétaires soviétiques.

Il y a eu surtout le développement de toute une couche d'arrivistes, qui tient de la bourgeoisie par sa façon de s'enrichir et d'accumuler et du gangstérisme par le fait que la société considérait encore ce type d'enrichissement comme illicite.

Les progrès mêmes de l'économie étatique ont stimulé, sous la direction bureaucratique, le développement de cette fameuse « économie de l'ombre », établie dans les interstices de l'économie étatique, profitant de la zone d'ombre volontairement maintenue par la bureaucratie pour cacher ses propres prélèvements.

Et puis, la tendance à « l'accumulation primitive », constatée déjà par Trotsky, s'est manifestée par la multiplication de créateurs et de prestataires de services, de véritables entreprises clandestines, surtout dans le commerce mais aussi dans la production d'articles de consommation. Mieux, ou pire : les entreprises d'État elles-mêmes ont laissé s'introduire dans leurs relations ces « tolkatch » (« pousseurs d'affaires »), intermédiaires plus ou moins légaux dont la fonction était de procurer sur le marché noir aux entreprises d'État les fournitures, les pièces, etc. qui leur manquaient, de les mettre en rapport directement les unes avec les autres, sans avoir à en passer par l'échelon central de contrôle.

Les bureaucrates ont eu tout naturellement tendance, à l'échelle locale, régionale voire nationale, à s'allier avec les profiteurs de l'économie de l'ombre, quand ce n'était pas à fusionner avec eux, en tout cas à s'en servir et à les servir.

Du fait de cette fusion comme du fait des aspirations propres à la bureaucratie étatique, cette couche de privilégiés exerce depuis bien longtemps une influence sur l'appareil d'État qui est devenu dans une mesure croissante son défenseur.

Sous l'apparente immobilité de la dictature, durant la longue ère brejnévienne, les for- ces bourgeoises faisaient discrètement leur œuvre. La fusion croissante entre la bureaucratie de l'État et les couches privilégiées diversifiées s'accomplissait d'autant plus facilement que Brejnev a pratiquement mis fin à la rotation des hauts cadres du parti, de l'État ou de l'administration, si caractéristique de la période stalinienne et même de la période khrouchtchévienne.

De bas en haut, tous ces responsables locaux, régionaux, nationaux, de moins en moins menacés de déplacements, tissaient des liens profonds avec les « élites » de la société qui les entourait, avec l'aristocratie des kolkhozes, avec les affairistes en tout genre.

Derrière l'apparente immobilité au sommet, se constituaient ces véritables mafias politico-économiques, surgissaient ces brasseurs d'affaires plus ou moins louches qui, au- jourd'hui, aspirent ouvertement à la reconnaissance de leur statut de couches privilégiées. En même temps, le maintien de la dictature sous Brejnev a empêché tous ceux-là de s'exprimer ouvertement.

Mais il faut se souvenir de ces voix qui, dans la dissidence, commençaient à s'exprimer en faveur d'une « occidentalisation » de la société soviétique, subissant en général la répression de l'appareil politique, mais qui bénéficiaient en même temps d'une sorte de complicité sociale de la haute bureaucratie. C'est ainsi, par exemple, que Soljénitsyne, même au temps où il était cloué au pilori et interdit de publication, pouvait résider dans une datcha d'un village réservé à « l'élite » dans les environs de Moscou, côtoyant les sommets dirigeants du régime en la personne d'hommes comme Gromyko, etc.

Par conscience des intérêts généraux de la bureaucratie, ou par une sorte de force d'inertie, l'appareil politique continua à défendre la propriété étatique contre les appétits des bureaucrates individuels. Mais la crise de l'appareil, puis les choix politiques de ses dirigeants, ont ouvert les vannes. Jetant par-dessus bord l'hypocrite phraséologie pseudo-communiste, les bureaucrates, du moins ceux que l'on entend, expriment désormais tout haut leur attirance de toujours pour l'argent, la propriété privée, le capitalisme.

 

27 octobre 1990

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