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Zimbabwé - Les occupations de terres et le régime de Mugabé

Au début avril, les occupations de terres appartenant à des grands fermiers blancs au Zimbabwé ont déclenché des réactions indignées parmi les gouvernements occidentaux, attirant l'attention sur ce pays d'Afrique de douze millions d'habitants, enclavé entre l'Afrique du Sud, le Mozambique et l'Angola. Il fallait entendre, en particulier, l'indignation pour le moins hypocrite du gouvernement britannique, l'ancienne puissance coloniale dans cette partie de l'Afrique, brandissant l'étendard des "droits de l'homme", de la "démocratie" et du "droit international" contre le régime du président Mugabé qui, pour une fois, faisait mine de soutenir ces occupations de terres.

Comme si, mais cela n'a rien à voir avec ces occupations de terres, le régime de Robert Mugabé avait jamais été "démocratique" ! Pourtant, depuis vingt ans qu'ils font des affaires avec lui, les gouvernements occidentaux, celui de Londres en tête, ont-ils jamais trouvé à redire à la façon dont ce régime traite ses opposants, grévistes ou manifestants ? Sans parler des "droits de l'homme" des sept millions de Noirs pauvres qui luttent pour survivre dans les zones rurales du pays, alors même que quelque 4 000 riches fermiers blancs, ces vestiges hérités du passé colonial, possèdent plus de la moitié des terres cultivables du pays !

S'il y a un "scandale", ce n'est pas que les pauvres occupent les terres de ces fermiers, mais bien plutôt que vingt ans après l'indépendance du pays les terres soient toujours monopolisées par une petite minorité ! Or, les dirigeants de l'impérialisme britannique et américain qui présidèrent au règlement politique de l'indépendance en sont les premiers responsables. Car cette situation est la conséquence directe de ce règlement politique et du fait que, par la suite, les dirigeants britanniques et américains n'ont jamais honoré les obligations auxquelles ils s'étaient engagés une aide financière pour racheter les terres des riches fermiers blancs et permettre une répartition plus équitable des terres au profit des Noirs pauvres. Et s'il faut critiquer Mugabé, ce n'est pas parce qu'il enfreindrait aujourd'hui les "droits de l'homme" des grands fermiers, en donnant son soutien tout relatif d'ailleurs aux occupations de terres, mais plutôt parce que cela fait bien trop longtemps qu'il protège les droits illégitimes de ces fermiers au nom des dispositions de l'accord d'indépendance.

Les discours moralisateurs du gouvernement britannique ne sont qu'hypocrisie. Mugabé est en fait déjà dans leur collimateur depuis qu'il fournit une aide militaire d'environ 11 000 hommes à Kabila dans le cadre de la guerre en République Démocratique du Congo, contre les alliés de l'impérialisme britannique que sont les présidents de l'Ouganda et du Burundi. Et voilà maintenant que Mugabé fait mine de soutenir pour des raisons qui n'ont rien à voir avec les intérêts des masses pauvres les pauvres qui osent affirmer leurs droits sur les terres des fermiers blancs. Aux yeux de l'impérialisme, non seulement Mugabé encourage la violation de la sacro-sainte propriété privée par les masses pauvres, mais, dans la mesure où beaucoup de ces fermiers blancs détiennent un passeport britannique ou exploitent leurs terres pour le compte de propriétaires fonciers occidentaux, Mugabé incite également la population noire à défier ouvertement l'ordre impérialiste dans son pays. Et c'est cela que le gouvernement travailliste de Tony Blair ne veut en aucun cas dans la sphère d'influence du capital britannique.

 

La terre et le règlement politique de 1980

 

Quelles que soient les raisons d'agir de Mugabé, la question agraire telle qu'elle se pose aujourd'hui pour la grande majorité des Zimbabwéens pauvres est le résultat d'un siècle d'occupation britannique et du compromis élaboré par Londres qui conduisit à l'indépendance du pays en 1980.

En 1923, le Zimbabwé d'aujourd'hui, alors inclus dans ce que l'on appelait la Rhodésie, jusqu'alors fief de la British-South Africa Company (BSAC), devint "colonie de la Couronne". La première législation sur la terre, introduite en 1931, légalisa la ségrégation de fait qui existait dans la répartition des terres. Sur le territoire de l'actuel Zimbabwé, elle institutionnalisa la division des terres entre les "réserves indigènes" régies par le système communal traditionnel (22,4 % de la surface du pays, surtout dans les régions les plus arides) et les "zones européennes" (qui occupaient, elles, 50,8 % de la surface du pays, dans les régions les plus fertiles). Elle désigna également une zone comprenant 7,7 % des terres où la petite bourgeoisie noire pourrait acheter ou louer des lotissements, le reste du pays étant constitué de parcs naturels, zones urbaines, etc.

Cette situation resta inchangée jusqu'à la première moitié des années soixante. Au cours de ces années-là, l'impérialisme anglais fit le choix de décoloniser dans la région et laissa, en 1964, le nord de la Rhodésie devenir indépendant sous le nom de Zambie et l'ancien Nyassaland devenir le petit Malawi indépendant.

La Rhodésie du Sud, cependant, (qui ne deviendrait le Zimbabwé qu'en 1980), était non seulement la région la plus riche des trois mais celle, également, où la minorité blanche était la plus importante. Cette minorité, qui dominait dans l'agriculture mais aussi dans une partie de la finance et des mines (comme le géant minier de l'époque Lonrho), ne voulait pas d'une forme d'indépendance qui l'aurait contrainte à partager les postes et les positions de l'appareil d'État avec une couche privilégiée africaine. En accord avec elle, la Grande-Bretagne garda donc sa souveraineté sur la Rhodésie du Sud, en laissant la gestion des affaires locales à la minorité blanche.

Cependant, la guérilla nationaliste se développant, la Grande-Bretagne fut de moins en moins encline à assurer les frais d'une guerre coloniale, et à prolonger de surcroît une situation qui compromettait la stabilité des profits.

Craignant d'être lâchée, la minorité blanche prit les devants et, en 1965, Ian Smith, le Premier ministre de l'époque, déclara unilatéralement l'indépendance sous l'égide de quelques dizaines de milliers de Blancs du pays. Il mit en place sa propre version rhodésienne de l'apartheid, en écartant la majorité noire de tous droits qui auraient pu compromettre le pouvoir blanc.

En 1969, Smith introduisit une nouvelle loi agraire qui convertit la majorité des terres non réservées jusque-là en zones européennes, de sorte que le territoire "européen" fut étendu et des terrains confisqués dans ce qui avait été jusque-là des "réserves naturelles". Cette confiscation se fit par la force. Le quotidien d'affaires Financial Times, dans un article attaquant l'hypocrisie "néo-coloniale" du gouvernement Blair, chose pour le moins inattendue dans un tel journal, rappelait dans son édition du 13 avril 2000 : "Le 18 septembre 1969 avant l'aube, les maisons et propriétés du Chef Rekayi Tangwenya et de ses partisans furent rasées par un bulldozer escorté par neuf Land Rover de la police. Près de 500 têtes de bétail furent confisquées. Bien que ce fût la maison de leur famille depuis des générations, le régime les considérait comme occupant illégalement des terres que la loi avait attribuées aux Blancs. Le Chef et ses partisans furent expulsés cinq ans après, sans aucune indemnisation. Tangwenya ne pouvait pas se réfugier en Grande-Bretagne ou en Australie : le vieil homme prit donc le maquis, tenant tête aux tentatives d'assassinat, mais il ne fut jamais l'objet de l'attention des médias internationaux".

Après quinze ans de combats de brousse, l'armée du Front Rhodésien de Ian Smith fut finalement incapable de réduire les deux principales guérillas nationalistes ZAPU (Zimbabwe African People's Union) et ZANU (Zimbabwe African National Union) réunies depuis 1976 sous la direction de Robert Mugabé et de Joshua Nkomo au sein du Front Patriotique (Patriotic Front). Il faut noter en passant que pendant toute la guerre civile, entre 1965 et 1980, les propriétés des fermiers blancs, pour la plupart membres actifs du Front Rhodésien de Ian Smith, servirent d'avant-postes militaires à l'armée du régime, tandis qu'une partie de la population rurale pauvre était regroupée dans des "villages protégés", perdant ainsi les terres sur lesquelles elle survivait. Il ne faut donc pas s'étonner aujourd'hui de la colère des anciens combattants de la guerre civile face à leurs anciens ennemis toujours installés dans leurs gigantesques fermes capitalistes.

En 1979, Ian Smith finit par s'en remettre à Londres pour limiter la débâcle et l'aider à négocier sa sortie d'un conflit qu'il était en train de perdre. Le compromis de 1980, (dont est sorti le Zimbabwé actuel) permit à Ian Smith de sauver sa peau (et même de rester jusqu'à aujourd'hui une personnalité en vue dans le pays) et réserva vingt sièges au Parlement pour la petite minorité blanche. Mugabé et ses alliés signèrent cet accord en dépit du fait qu'il protégeait les droits de propriété des fermiers blancs, ainsi d'ailleurs que ceux des entreprises et compagnies minières occidentales, pendant dix ans. En effet, il stipulait que les "terres européennes" ne pouvaient faire l'objet de transactions commerciales qu'avec l'accord du propriétaire et s'il recevait une indemnisation ayant son agrément. La Grande-Bretagne et les États-Unis étaient censés assurer le financement d'un programme d'indemnisation des fermiers blancs qui acceptaient de céder leur propriété et d'aide à l'installation des Africains sur les terres ainsi libérées. On estima à l'époque que ce programme nécessiterait un financement de 2 milliards de dollars. Mais en fin de compte, seuls 73 millions de dollars furent effectivement déboursés peu après l'indépendance, et ce fut tout ! Depuis, les États des pays riches comme les organismes d'aide internationale ont eu recours à tous les prétextes possibles pour ne pas payer le moindre dollar.

 

La marginalisation des pauvres

 

L'accord de 1980 comportait tant de concessions en faveur de la minorité possédante blanche que la population noire s'en trouva encore davantage marginalisée. Il est donc peu surprenant que dès le début des années quatre-vingt, juste après l'indépendance, la question de la terre ait dominé la scène politique et la vie sociale, et pas toujours de manière pacifique.

En 1982, le régime promit de redistribuer des terres à 162 000 familles d'ici à 1985. Mais en 1985, seules 35 000 familles avaient reçu des terres ayant appartenu à des Blancs, surtout dans les zones les plus arides, qui ne représentaient que 10 % des terres contrôlées par eux au moment de l'indépendance. Pour justifier sa politique, Mugabé expliqua qu'il ne pouvait pas se permettre d'affaiblir l'agriculture commerciale en raison de la part importante de celle-ci dans l'économie (40 % des exportations).

Dans les années quatre-vingt, les achats de terres concernèrent surtout des terres abandonnées ou qui étaient l'objet d'occupations sauvages, puisque rien n'obligeait les fermiers blancs à vendre leurs terres à l'État. De sorte que se perpétua un système dans lequel il y avait d'un côté les terres communales pauvres, essentiellement situées dans des zones peu fertiles ou qui, pour une raison ou pour une autre, n'intéressaient plus le secteur commercial, et de l'autre les riches exploitations privées, parfaitement équipées, établies sur des terres fertiles, dirigées par des fermiers blancs et des entreprises privées.

Les paysans des zones de peuplement noir étaient pris au piège. L'État était censé financer les services, infrastructures, équipements agricoles, engrais nécessaires, etc., grâce à une aide internationale qui ne vint jamais, de sorte que les paysans pauvres ne reçurent guère de soutien de ce côté. Et d'un autre côté, comme la plupart d'entre eux vivaient sur des terres communales ou en coopératives, étant trop pauvres pour acheter eux-mêmes leurs terres, il leur était impossible de contracter des emprunts auprès de banques qui exigeaient des biens en garantie. Si bien que dans la plupart des cas, ils étaient livrés à eux-mêmes, sans aucun moyen d'acquérir le moindre équipement.

Après 1985, le régime décida de réimplanter 15 000 familles par an pendant cinq ans. Mais bien que l'État possédât 600 000 hectares disponibles immédiatement, le plan dut être interrompu en raison du manque de fonds. Ce plan de 1985 eut des effets contradictoires : l'État ne pouvant ou ne voulant pas acheter la plupart des exploitations mises en vente, beaucoup d'entre elles retombèrent dans l'escarcelle de propriétaires privés. Plus d'un million d'hectares changèrent de mains de cette manière, dont un certain nombre au profit de membres éminents du gouvernement et de la nouvelle couche dirigeante noire. En 1986, on estimait que 300 propriétaires terriens noirs avaient rejoint les quelque 4 000 "fermiers commerciaux" blancs dans le puissant Syndicat des Fermiers Commerciaux (Commercial Farmers Union, CFU).

A la fin des années quatre-vingt, ce secteur commercial représentait 80 % de l'ensemble de la production agricole et de 35 à 40 % des exportations. Aux yeux du régime et de l'essentiel de la classe politique, les riches fermes du secteur commercial étaient considérées comme indispensables et leur existence un fait acquis destiné à se perpétuer. Le régime cessa de considérer la réforme agraire comme une priorité ou, en tout cas, il renonça à redistribuer de telles fermes aux paysans sans terres. Dans le meilleur des cas, la nouvelle approche consistait à rechercher les terres "sous-employées" dans leur emprise, afin de ne pas réduire l'apport de ces dernières aux exportations du pays.

L'accord de 1980, qui protégeait les propriétés des Blancs, arriva à expiration en 1990. Le régime pouvait donc dorénavant décider unilatéralement de l'acquisition de leurs fermes. Mugabé amenda la Constitution, donnant à l'État le pouvoir de fixer seul le montant de l'indemnisation accordée et interdisant au propriétaire tout recours auprès des tribunaux. Mais lorsque des fermes blanches furent désignées par la procédure d'acquisition obligatoire, les donateurs internationaux (États-Unis, Grande-Bretagne, FMI et Banque Mondiale) coupèrent les vivres. Et, en définitive, la nouvelle politique de Mugabé n'eut pratiquement pas de conséquences pratiques, tout au moins pas pour les masses noires pauvres. Mais il n'en fut pas de même pour les privilégiés. En octobre 1994, pas moins de 17 ministres étaient membres du syndicat des "fermiers commerciaux" CFU ce qui veut dire que de plus en plus de membres de la classe politique et de la bourgeoisie noires trouvaient, au sens propre, un terrain d'entente avec ces grands fermiers blancs.

 

La pression des masses

 

La corruption de plus en plus visible du régime s'est finalement retournée contre lui : devant l'indignation générale, à la fin 1994, il fut contraint d'annuler les baux fonciers de vastes fermes appartenant à l'État qui avaient été accordés à 98 notables du monde politique. Une liste fut rendue publique, recensant les noms de 345 fermiers blancs et noirs qui étaient devenus propriétaires de cette manière peu avouable : parmi les bénéficiaires, on comptait le vice-Premier ministre, qui avait reçu une ferme de 40 000 hectares, le ministre de l'Education et de la Culture qui s'était vu accorder un bail de cinq ans sur des terres initialement attribuées à 33 familles, et le secrétaire d'État au Commerce et à l'Industrie. Tout ce beau monde acquittait un loyer correspondant à 5 % du loyer du marché.

Mugabé prétendit n'avoir rien su de cette corruption et les baux furent annulés. Mais cela ne mit pas fin à ces pratiques pour autant. Au début de 1996, vingt-deux fermes déjà attribuées à des fermiers noirs furent louées à des poids lourds de la politique.

La population rurale avait de plus en plus de mal à contenir son impatience et son dégoût devant ces pratiques. Des vagues d'occupations "illégales" de fermes eurent bien sûr lieu : dès la fin des années quatre-vingt, plus de 35 000 squatters avaient été recensés dans les provinces du Mashonaland occidental et du Manicaland. Pour survivre, les paysans pauvres des campagnes avaient fréquemment recours à la tactique de l'empiétement sur les fermes des Blancs, les fermes abandonnées ou celles dont les propriétaires étaient absents. Mais en octobre 1996, dans la province du Matabeleland, une ferme inoccupée appartenant à l'État fut envahie par 2 000 paysans pour protester contre les retards dans la redistribution des terres. La colère des masses pauvres se retournait de plus en plus contre le régime.

Mugabé ne pouvait pas rester sans rien faire. Il rendit publique en 1998 sa politique dite de "saisie de la terre" : dorénavant, aux fermiers blancs dont il choisirait d'acheter les terres, l'État verserait une indemnité correspondant aux améliorations apportées mais rien pour la terre elle-même ce qui, après tout, était tout à fait justifié. Mais l'annonce de cette mesure bloqua toute négociation avec les donateurs internationaux pour les deux années suivantes, car les institutions financières impérialistes firent pression contre cette politique. Et en fin de compte, une fois encore, rien n'en sortit car Mugabé recula devant l'affrontement.

Mais, écartelé entre la colère croissante de la population pauvre qui secouait le pays et qui s'exprima notamment par de nombreuses vagues d'occupations de terres en 1998 et 1999 et le refus des institutions financières internationales de lui apporter la moindre assistance, Mugabé finit par passer à l'offensive. Pour la première fois depuis 1980, il rédigea une nouvelle Constitution qu'il soumit à un référendum en février dernier. Cette nouvelle Constitution permettait à l'État de confisquer les terres des fermiers blancs du secteur commercial sans indemnité. Elle prévoyait également qu'aucun président ne pourrait exercer plus de deux mandats présidentiels. Mais comme elle n'était pas censée avoir d'effet rétroactif, ce qui laissait à Mugabé encore dix années de règne possible, elle fit l'unanimité contre elle, au moins dans les villes. Le référendum donna donc une majorité, d'ailleurs faible, de "non", mais avec 80 % d'abstentions preuve d'ailleurs qu'aux yeux d'une bonne partie de la population le problème le plus urgent n'était peut-être pas le départ de Mugabé.

Du coup, peu de temps après, Mugabé fit adopter la clause sur la confiscation des terres de sa nouvelle Constitution repoussée, sous la forme d'un amendement apporté à l'ancienne. A ceci près qu'il la renforça en y ajoutant une clause disant explicitement que les expropriés devraient s'adresser au gouvernement britannique, en tant qu'ancienne puissance coloniale, s'ils voulaient une indemnisation. Inutile de dire que ce geste de provocation délibérée à l'égard de la Grande-Bretagne jeta le gouvernement Blair dans une fureur noire.

La question de la terre demeura donc en suspens. A ce jour, au cours des vingt années écoulées, seules 65 000 familles ont pu être réinstallées sur une surface de 2,5 millions d'hectares à peine plus d'un tiers de l'objectif que le régime avait lui-même fixé pour... 1985. Quant aux 4 000 fermiers blancs, ils contrôlent toujours 11 millions d'hectares.

Notons que les motifs invoqués par les anciens combattants de la guerre de libération pour mener leur dernière vague d'occupations de fermes (ils en avaient déjà mené une en 1999, qu'ils avaient suspendue suite aux promesses faites par Mugabé) sont les suivants : la lenteur des réformes en faveur de la population rurale pauvre ; le fait que 841 fermes, sur les 1 471 désignées pour confiscation par le gouvernement, ont été retirées de la liste suite à des contestations de la part de leurs propriétaires ; le fait que la nouvelle Constitution ait été repoussée au détriment des paysans sans terre.

Les médias présentent les anciens combattants qui dirigent et encadrent ces occupations comme des hommes de main de Mugabé. C'est sans doute vrai pour certains d'entre eux. Mais, en quoi cela donnerait-il raison, si peu que ce soit, aux grands propriétaires terriens ?

Que Mugabé cherche à se servir démagogiquement de l'aspiration des paysans à la terre est une chose. Mais cela implique seulement que les paysans ne devraient pas faire confiance à Mugabé pour réaliser leurs aspirations.

Et, même si les anciens combattants interviennent aujourd'hui dans un sens souhaité, ou du moins toléré, par Mugabé, il n'est pas dit qu'il puisse contrôler ses troupes. L'intervention récente de la police antiémeutes contre eux montre que Mugabé commence à trouver que les activités des anciens combattants sont plutôt gênantes dans sa recherche d'un compromis avec Londres.

 

Le tour de vis impérialiste

 

Les ministres britanniques tournent souvent Mugabé en dérision lorsque celui-ci explique la pauvreté du Zimbabwé par l'héritage de la colonisation. D'une certaine façon on peut dire qu'ils ont raison, mais en ce sens que le problème principal du Zimbabwé, ce n'est pas la colonisation passée, c'est la colonisation présente c'est-à-dire la politique des pays impérialistes, et en particulier de la Grande-Bretagne dans le cas du Zimbabwé, vis-à-vis des pays du Tiers Monde, qui consiste à les placer dans une position de dépendance au moyen de "l'aide" qu'ils apportent, des prêts qu'ils accordent, des investissements directs qu'ils réalisent les transformant de fait en arrière-cours des anciennes métropoles.

Au Zimbabwé, cette "colonisation" ne se traduit pas seulement par le fait que les grands fermiers blancs possèdent près de la moitié du pays. La banque britannique Standard Chartered, par exemple, est le principal groupe bancaire du Zimbabwé ; c'est elle qui a la haute main sur les prêts gagés sur la terre accordés au secteur agricole commercial. Une autre grande banque britannique, la banque Barclays, a toujours été étroitement associée aux mines, principal secteur industriel du pays. Et le géant britannique BAT jouit d'un quasi-monopole sur la commercialisation du principal produit agricole du pays, le tabac. De plus, deux entreprises sud-africaines étroitement liées au capital britannique Anglo-American et Old Mutual occupent une position dominante respectivement dans les mines et les assurances.

Après une longue période de résistance aux programmes "d'ajustement structurel" du FMI, qui conditionnaient l'octroi de prêts à la réduction des dépenses publiques et aux privatisations, le régime de Mugabé finit par céder en 1991. Il annonça ce tournant officiel vers une "économie mixte" en supprimant 32 000 emplois dans le secteur public.

Depuis 1991, les suppressions d'emplois dans le secteur public n'ont pas cessé. Les salaires réels ont chuté de 37 %. En 1992, Mugabé supprima les subventions sur les aliments de base (boeuf, lait, farine de maïs), entraînant une augmentation des 70 % du prix des denrées alimentaires au cours des deux années suivantes. Les dépenses de santé furent réduites d'un tiers, précisément à l'époque où le SIDA devenait la première cause de mortalité dans le pays. En 1994, sur une population active de 4,2 millions de personnes, seuls 1,2 million (soit 28 %) recevaient un salaire régulier. Les autres étaient au chômage (le taux officiel était alors de 34 %), ou exerçaient des petits travaux dans le secteur informel ou les fermes communales, c'est-à-dire une forme de chômage déguisé. En 1996, 60 % de la population urbaine vivaient dans des bidonvilles illégaux qui poussaient comme des champignons autour des grandes agglomérations.

Mais la dégradation des conditions de vie aurait certainement été encore plus rapide si la classe ouvrière et les masses urbaines pauvres ne s'étaient pas défendues.

1994 fut une année de grèves. Travailleurs des postes et télécommunications, travailleurs de la santé, médecins, enseignants, tous s'y sont mis. L'année suivante éclatèrent les premières grandes émeutes de la faim. Puis une grève des fonctionnaires eut lieu en 1996 : elle reçut le soutien d'autres travailleurs du secteur public, mais la confédération syndicale zimbabwéenne ZTUC, liée au parti de Mugabé, s'y opposa. 1997 et 1998 furent à leur tour marquées par des grèves et des émeutes. En janvier 1998, 2 000 manifestants furent emprisonnés au cours d'émeutes contre la hausse des prix, neuf furent tués par balle et quatre autres moururent en prison. Le mouvement culmina en octobre-novembre 1998 lorsque le gouvernement décida d'augmenter le prix de l'essence de 67 % ce qui entraîna une hausse du prix des transports publics de 40 % ! La troupe et la police antiémeutes durent intervenir. Cette fois, contrairement à leur attitude de 1996, les dirigeants du ZTUC décidèrent de prendre le contrôle de cette vague de colère. Ils annoncèrent une grève dans la fonction publique tous les mercredis. Au moins une personne fut tuée lors de cette grève, les leaders arrêtés, et les manifestations de rue sauvagement réprimées par la police antiémeutes. A l'époque, en Occident, on ne parla pas d'"atteinte aux droits de l'homme" au Zimbabwé !

L'année 1999 commença avec encore davantage d'émeutes, provoquées par la hausse des prix des denrées de base. Au moins une vingtaine de personnes furent blessées par balle et un millier incarcérées sans jugement. Deux journalistes de l'opposition furent enlevés, emprisonnés et torturés. La centrale syndicale ZTUC organisa en mars une manifestation nationale contre les hausses des prix et des impôts. Des manifestations étudiantes furent organisées dans tout le pays, si bien que l'Université du Zimbabwé et l'école polytechnique de Harare furent fermées pour une durée indéterminée en juin 1999. De nouvelles grèves furent organisées en novembre. Au cours de cette année-là, on estime qu'une dizaine de personnes furent tuées lors de manifestations.

Mais la seule chose qui ait réellement perturbé les pays impérialistes jusqu'à présent, c'est le fait que Mugabé ne se soumette pas de bonne grâce aux diktats du FMI. Alors qu'il s'est montré docile tant qu'il a fallu réduire les dépenses publiques, forcément aux dépens de la population pauvre, il n'en a plus été de même quand il s'est agi de passer aux privatisations. Au grand dam du FMI, le bilan est plus que "modeste" dans ce domaine : en neuf ans, seuls la Cotton Company of Zimbabwe, la Commercial Bank of Zimbabwe, le Rainbow Tourism Group et Dairibord of Zimbabwe (lait) ont été privatisés.

En août 1999, le FMI a consenti de nouveaux prêts au pays (suspendus depuis suite aux occupations de terres), mais à plusieurs conditions : le gouvernement devait s'engager à supprimer 15 000 emplois de fonctionnaires, à supprimer le contrôle des prix des denrées de base et de la farine de maïs et à n'introduire aucun nouveau contrôle sur les prix, à augmenter le prix de l'électricité et à privatiser les principales entreprises publiques en partie avant la fin de l'année et en partie dans un avenir proche.

La production de denrées alimentaires a fortement régressé l'année dernière : de 61 % pour le maïs, de 47 % pour le coton (utilisé pour fabriquer de l'huile de cuisine) et de 49 % pour les légumineuses.

Et il n'y a aucun espoir d'amélioration On estime que, pour l'année fiscale 2000, plus de la moitié du budget de l'État servira à rembourser la dette du pays. L'inflation est aujourd'hui de 60 %, la devise du pays a été dévaluée de 70 % et l'essence y fait cruellement défaut faute de devises. Quant au chômage, on parle officieusement de 50 %.

Le Zimbabwé est confronté à une catastrophe économique.

 

Pour le droit des pauvres

 

Si le soutien que Mugabé apporte aux occupations de fermes n'est pas sans arrière-pensées, les dirigeants occidentaux, en s'y opposant, défendent explicitement les intérêts de la bourgeoisie impérialiste.

Quoi qu'on puisse penser de la démagogie de Mugabé, qu'y a-t-il d'injuste ou d'anormal à exiger que l'indemnisation des fermiers blancs soit assurée par l'ancienne puissance coloniale d'autant, d'ailleurs, que c'est elle qui réclame cette indemnisation avec le plus de vigueur ? De même que les masses pauvres du Zimbabwé auraient raison d'exiger des colons blancs qui veulent rester au Zimbabwé qu'ils abandonnent leurs terres et partagent à égalité le sort des fermiers noirs.

L'avenir dira jusqu'où ira Mugabé dans l'épreuve de force qu'il a déclenchée avec les fermiers blancs et, au-delà, avec leurs protecteurs de l'impérialisme britannique. Ce qui est certain, c'est que les masses pauvres des campagnes du Zimbabwé ne peuvent pas compter sur sa direction pour aller jusqu'au bout de leurs aspirations.

Tout d'abord parce que, même dans le strict domaine de la propriété agricole, Mugabé a été, au cours des vingt dernières années, bien plus le défenseur des intérêts des possédants blancs contre les masses noires que l'inverse. Rien ne garantit que, s'il y trouve son intérêt politique ou même financier, il ne change pas à nouveau d'avis et ne cherche pas à briser, par la violence, les aspirations des pauvres des campagnes.

Et puis, il y a encore une autre raison fondamentale : c'est que l'exploitation de la terre par les paysans noirs pauvres exige des capitaux, des moyens, des instruments. Même si Mugabé partageait réellement les terres des propriétaires fonciers blancs, l'évolution économique elle-même finirait par chasser les paysans pauvres des terres fraîchement acquises et conduirait inévitablement à une nouvelle concentration agricole au profit d'une minorité privilégiée. Et, du point de vue des masses noires, la substitution d'une couche privilégiée à la peau noire aux propriétaires blancs serait une mince consolation. Cela ne changerait en tous les cas rien à leur sort.

Ce qui se passe en ce moment au Zimbabwé semble d'autant moins ouvrir une perspective devant les masses pauvres des campagnes qu'aucune force politique ne semble leur proposer de s'organiser pour défendre leurs propres intérêts, et aller au moins jusqu'au bout du combat pour rendre la terre à ceux qui la cultivent ou qui ont le droit légitime de la cultiver.

Quoi qu'il en soit, on ne peut que rejeter avec mépris les arguments de ceux qui sont sensibles aux malheurs des propriétaires terriens, de quelque couleur de peau qu'ils soient, en oubliant au prix de quels massacres et de quelle oppression ces derniers ont mis la main sur les terres.

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