Irak - Dix ans de guerre impérialiste contre la population01/09/20002000Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/2000/09/53.png.484x700_q85_box-22%2C0%2C573%2C798_crop_detail.png

Irak - Dix ans de guerre impérialiste contre la population

Depuis dix ans, l'impérialisme est engagé dans une véritable guerre au Moyen-Orient, une guerre dont la cible officielle est le régime de Saddam Hussein, mais dont la principale victime est la population irakienne dans son ensemble, et plus particulièrement sa fraction la plus pauvre. C'est une guerre faite d'opérations militaires régulières, dont les médias ne parlent guère mais qui n'en sont pas moins bien réelles, menées par l'aviation et la marine américaines et britanniques. Et c'est une guerre économique qui, au travers de la politique de sanctions imposée à l'Irak par les Nations Unies, étrangle son économie et prive sa population d'importations vitales.

Cette guerre, on s'en souvient, a débuté en août 1990 lorsque les troupes irakiennes pénétrèrent au Koweït, ce mini-État artificiel, symbole de l'arrogante domination des multinationales du pétrole sur toute la région. On assista alors à la plus grande démonstration de force à laquelle se soit livré l'impérialisme depuis la guerre de Corée des années cinquante. Une fois les hostilités déclenchées, en janvier 1991, il fallut moins de trois mois aux forces impérialistes pour annihiler l'armée irakienne, sans que cela se solde par des pertes significatives du côté occidental. Dès avril 1991, les troupes irakiennes avaient évacué le Koweït et Bagdad avait été contraint à la capitulation. Pour la population irakienne, le bilan de cette guerre, pour laquelle personne n'avait demandé son avis, se soldait par des dizaines de milliers de morts et la destruction d'une bonne partie de l'infrastructure économique et sociale du pays.

Pourtant, cette victoire écrasante ne devait pas suffire à l'impérialisme. Parce que cette guerre du Golfe n'avait jamais eu comme seul enjeu de chasser Saddam Hussein du Koweït, contrairement à ce que l'on prétendait dans les capitales occidentales. Son véritable enjeu, c'était celui du maintien de l'ordre impérialiste à l'échelle mondiale en général, et au Moyen-Orient en particulier, c'est-à-dire de cet ordre qui permet aux multinationales impérialistes de s'enrichir par le pillage des pays pauvres.

Et si, depuis dix ans, la guerre se poursuit dans le Golfe, cela n'a plus rien à voir avec Saddam Hussein et sa dictature, comme le prétendent périodiquement les dirigeants impérialistes, mais seulement avec les exigences du maintien de cet ordre au service des trusts.

Un instrument de l'impérialisme

D'ailleurs, il n'y a rien dans le régime de Saddam Hussein, tout dictatorial qu'il soit, qui gêne l'impérialisme. Après tout, le même Saddam Hussein et son régime n'ont-t-ils pas joué un rôle clé dans l'ordre impérialiste régional pendant toute la décennie qui suivit la chute du régime pro-occidental du chah d'Iran, en 1979 ? Que ce soit au travers de la rivalité opposant l'Irak et l'Iran pour s'arroger la place de première puissance régionale ou des conflits frontaliers opposant les deux pays à propos de l'accès au golfe arabo-persique, Saddam Hussein a offert un contrepoids efficace et complaisant à l'Iran de Khomeyni, contrepoids que l'impérialisme a su utiliser à son propre avantage.

Lorsque les troupes de Saddam Hussein envahirent l'Iran en septembre 1980, après toute une série d'accrochages dont l'enjeu était le contrôle du Chott-el-Arab, unique accès des deux pays au golfe arabo-persique, les dirigeants impérialistes se gardèrent bien de pousser des hauts cris au nom du "respect du droit international" comme ils devaient le faire dix ans plus tard lors de l'invasion du Koweït. Ils se bornèrent à des remontrances de pure forme et à envoyer des navires de guerre protéger leurs pétroliers contre l'aviation iranienne. Une guerre opposant les deux principales puissances régionales et les affaiblissant toutes les deux n'était en effet pas pour déplaire aux dirigeants occidentaux. Mais dans la mesure où le nouveau régime iranien était alors la principale épine au pied de l'impérialisme, ses dirigeants décidèrent rapidement d'apporter leur aide militaire à Saddam Hussein. Quant aux autres dictateurs de la région, qui voyaient dans le discours intégriste de Khomeyni une menace pour leur propre pouvoir, ils se rangèrent eux aussi derrière le régime irakien.

Cette guerre de huit ans (1980-1988), dont le bilan s'éleva à un million de morts, fut surtout une manne inestimable pour les multinationales, et notamment celles de l'armement. En 1984, face aux progrès des forces iraniennes, les États-Unis décidèrent d'ouvrir toutes grandes les vannes des ventes d'armes à l'Irak, pendant que les autres puissances occidentales, et en particulier la France et l'Allemagne, en faisaient autant. Au point qu'en 1990, deux ans après la fin de la guerre, les ventes d'armement américain à l'Irak représentaient encore plus de 7 milliards de francs. En même temps, les pays les plus liés à l'impérialisme, comme la Jordanie et l'Arabie Saoudite, en profitèrent pour équiper leurs propres armées en matériel américain, britannique, allemand et français, grâce à des prêts consentis par leurs alliés impérialistes. A elle seule, l'Arabie Saoudite acheta pour près de 100 milliards de francs d'armement au cours de cette décennie. Et comme les profits n'ont pas d'odeur, pas même celle du sang versé, bon nombre de ces trusts très respectables en firent d'autant plus qu'ils vendaient leurs armes aux deux camps.

La guerre Iran-Irak se termina en 1988 par une partie nulle. Sans doute l'Irak en sortait-il moins vaincu que l'Iran, dans la mesure où il n'avait pas cédé de territoires à l'Iran et ses pertes humaines étaient moins importantes. Mais l'économie irakienne était en ruines : la guerre avait détruit une bonne partie des raffineries de pétrole et laissait l'État irakien lui-même au bord de la faillite. En 1988, l'inflation s'élevait à 40 % et la dette extérieure à 350 milliards de francs, soit proportionnellement à peine moins que celle du Mexique ou du Brésil. L'Irak devait des sommes astronomiques non seulement aux banques des pays impérialistes, mais aussi à l'Arabie Saoudite et au Koweït. Pire, non seulement la question de l'accès au Chott-el-Arab restait en suspens, mais ce canal avait été rendu impropre à la navigation par la guerre.

Mais dès lors que le régime iranien avait été affaibli par la guerre, l'impérialisme n'avait plus aucune raison d'aider Saddam Hussein. Au contraire, il avait tout intérêt à empêcher celui qui avait été l'instrument de ses intérêts de prendre trop de poids dans la région. Aussi Saddam Hussein s'aperçut-il rapidement que les puissances impérialistes le lâchaient, en particulier lorsque les institutions financières internationales et les banques des pays impérialistes refusèrent de lui accorder de nouveaux prêts.

Saddam Hussein ne pouvait pas faire grand-chose pour contraindre les lointaines banques impérialistes à adopter une attitude plus conciliante. Néanmoins, il y avait au moins un facteur important dans l'asphysie de l'économie irakienne qui se trouvait à portée de sa main le Koweït.

Il faut rappeler à ce propos l'origine de ce factotum régional de l'impérialisme. C'est en 1899 que la Grande-Bretagne se constitua, autour du seul port de haute mer existant sur le Golfe, un protectorat qui devint le Koweït. Elle disposait ainsi à la fois d'un avant-poste permettant à ses compagnies pétrolières d'exploiter le pétrole de la région et d'une position stratégique lui assurant le contrôle du Golfe. Lorsqu'après l'écroulement de l'empire ottoman, les frontières régionales furent tracées sous l'égide du haut-commissaire britannique à Bagdad, en 1922, le Koweït, qui aurait dû, en toute logique, faire partie du nouvel Irak, conserva son statut d'entité séparée. Et il en fut de même après l'indépendance de l'Irak, en 1932. Pendant 29 ans encore, le Koweït resta possession britannique, jusqu'à ce que la Grande-Bretagne commence à se désengager du Moyen-Orient, avec l'indépendance du Koweït en 1961 puis la création au cours de la décennie suivante de la ribambelle de mini-États qui bordent le Golfe et dont chacun ressemble plus à une concession pétrolière confiée à la garde d'une famille féodale locale pour le compte des trusts pétroliers occidentaux qu'à un véritable État. En fait, tous ces États plus artificiels les uns que les autres, du Koweït au Qatar en passant par Oman et les Emirats Arabes Unis, n'ont d'autre fonction que de soustraire aux principaux pays de la région, et en particulier à l'Irak, de vastes ressources pétrolières en même temps que l'accès à la mer si vital pour leurs exportations.

Il ne faut donc pas s'étonner si, depuis 1932, le territoire du Koweït n'a cessé d'être revendiqué par les régimes irakiens successifs, tandis que le régime koweïti n'a cessé de servir aux puissances impérialistes de moyen de pression contre les tentatives de résistance au pillage impérialiste de ses voisins.

D'ailleurs, la politique du régime koweïti était pour une bonne part dans l'asphyxie de l'économie irakienne. Lui qui avait fait une fortune, avec BP et Gulf Oil, en transportant une bonne part du pétrole irakien durant la guerre avec l'Iran, exigeait maintenant le remboursement immédiat des 70 milliards de francs qu'il avait prêtés à l'Irak. En plus, d'un côté le Koweït, qui contrôlait l'entrée du Chott-el-Arab, en interdisait l'accès à l'Irak, empêchant ainsi toute réparation, et de l'autre il pratiquait le dumping sur le marché du pétrole, réduisant ainsi doublement les revenus pétroliers de l'Irak.

Face à une situation sans issue, Saddam Hussein choisit de recourir aux méthodes qui lui étaient familières. Le 2 août 1990, les troupes irakiennes envahirent le Koweït, afin de résoudre une fois pour toutes les différends qui l'opposaient au Koweït.

La guerre du Golfe

Le recours à une invasion militaire pour résoudre des conflits entre pays voisins n'a rien d'exceptionnel au Moyen-Orient. Israël, la Turquie et la Syrie ont envahi dans le passé des territoires voisins, sans que la "communauté internationale" bouge le petit doigt.

Mais cette fois-ci, il en alla autrement. D'abord parce que le Koweït était un avant-poste des trusts pétroliers dans la région et qu'il n'était pas question de les en priver. Ensuite parce que l'on jugea à Washington, Londres et Paris que l'incartade de Saddam Hussein offrait l'occasion non seulement de le remettre à sa place, mais également d'en faire un exemple : les régimes et les populations du Tiers Monde devaient comprendre clairement ce qu'il en coûtait de défier l'ordre impérialiste.

Quatre jours après l'invasion, l'ONU décréta, à l'initiative des États-Unis, un embargo sur la totalité du commerce avec l'Irak. Les USA lancèrent un appel à la mobilisation de leurs alliés impérialistes et de leurs satellites dans le Tiers Monde, sous le patronage de l'ONU, afin de "libérer le Koweït". Et en quelques mois, une force d'un demi-million d'hommes venus de 32 pays envahit la région.

Cette gigantesque force militaire n'était pourtant sans doute pas nécessaire pour chasser l'armée irakienne du Koweït. Longtemps après les événements, le chef des forces armées américaines dans le Golfe, le major Colin Powell, déclara lui-même qu'il avait été opposé à une guerre à grande échelle contre l'Irak : d'après lui, le fait que l'Irak ne puisse vendre son pétrole du fait de l'embargo était une arme suffisante pour mettre à genoux le régime de Saddam Hussein, à condition de lui laisser le temps d'agir. Mais Powell avait accès à des informations que le grand public ignorait : il savait en effet que Saddam Hussein avait accepté de se retirer du Koweït si l'embargo était levé.

Mais pour les puissances impérialistes, cette démonstration de force poursuivait des objectifs qui allaient bien au-delà de l'Irak. Quant aux dirigeants américains, ils voyaient sans doute dans cette "grande coalition" un moyen de faire partager à d'autres le coût financier et politique d'une telle intervention surtout après le désastre politique qu'avait été leur intervention en Somalie vis-à-vis de l'opinion publique américaine.

Quoi qu'il en soit, l'attaque contre Bagdad fut lancée le 17 janvier 1991. Ce fut la première démonstration à grande échelle d'un "nouveau" type de guerre avec ses bombes "intelligentes" et ses frappes "chirurgicales", le tout complaisamment médiatisé aux quatre coins du monde, comme si les dizaines de milliers d'Irakiens qui y laissaient leur vie n'existaient pas. Les bombardements durèrent cinq semaines et demie, entraînant la désertion de 40 % des effectifs irakiens. Puis ce fut la guerre terrestre, "l'opération Tempête du Désert", qui mit en fuite ce qui restait de l'armée irakienne. Saddam Hussein annonça alors le retrait sans condition de ses troupes. Mais la coalition impérialiste n'en tint pas compte : l'armée irakienne en retraite dut subir un déluge de bombes à fragmentation au point que les 80 kilomètres d'autoroute qu'elle emprunta pour se retirer du Koweït entrèrent dans l'histoire sous le nom "d'autoroute de la mort".

Les conséquences de la guerre furent dévastatrices pour l'Irak. Le pays avait reçu 140 000 tonnes de bombes et de missiles, et on estima à 100 000 le nombre de victimes militaires irakiennes, auxquelles il fallait ajouter des dizaines de milliers de civils. Enfin, toute une partie de l'infrastructure du pays routes, ponts, usines, raffineries, centrales électriques, centres de communication, systèmes de traitement des eaux, etc. avait été détruite.

En avril 1991, Saddam Hussein accepta les conditions d'un cessez-le-feu ou plus exactement les puissances impérialistes lui offrirent la possibilité d'en signer un. L'Irak promit de rembourser au Koweït les destructions dues à l'occupation et accepta de détruire toutes ses armes biologiques, ainsi que ses installations nucléaires civiles et militaires.

Dix ans sous la menace des bombes occidentales

Mais de même que la guerre du Golfe avait été une guerre menée pour l'essentiel unilatéralement par le camp impérialiste, sans que l'Irak puisse vraiment opposer de résistance, de même le cessez-le-feu d'avril 1991 resta unilatéral. Il n'empêcha pas l'impérialisme de poursuivre ses actions militaires contre l'Irak, même si c'était à une échelle bien plus réduite.

Les dirigeants impérialistes invoquèrent toutes sortes de prétextes pour justifier ce terrorisme d'État. Ils invoquèrent les "armes de destruction massive" qu'aurait possédées l'Irak et qui, selon eux, auraient représenté une menace pour le reste du monde ce qui n'était guère crédible à en juger par le caractère rudimentaire de l'armement déployé par Saddam Hussein face aux bombardements occidentaux.

Mais surtout les dirigeants impérialistes cherchèrent à donner à leur campagne militaire une apparence de "croisade démocratique" contre la dictature de Saddam Hussein. Il est vrai qu'ils auraient sans doute préféré que la guerre entraîne la chute de Saddam Hussein, ce qui aurait constitué la punition la plus démonstrative, aux yeux des autres dictateurs du Tiers Monde, de ce qu'il peut en coûter lorsqu'on ose défier les intérêts de l'impérialisme.

Seulement, les dirigeants impérialistes ne voulaient pas d'un tel dénouement à n'importe quel prix, et surtout pas au risque de compromettre la stabilité politique de la région. Si Saddam Hussein devait être renversé, encore fallait-il qu'il ait un successeur capable d'imposer la même chape de plomb à la population irakienne. Comme aucun des candidats au poste de Saddam Hussein ne semblait remplir ces conditions, faute, en particulier, de pouvoir compter sur le soutien d'une frange significative de l'armée et de la police, les puissances impérialistes préférèrent laisser Saddam Hussein en place.

Bien sûr, sa puissance militaire se trouva réduite par la guerre. Mais les puissances impérialistes prirent soin de ne pas l'affaiblir au point qu'il ne puisse plus réprimer les principales forces susceptibles de mettre à mal l'équilibre régional. C'est ainsi que, lorsqu'au lendemain de la guerre, les minorités kurdes au nord et chiites au sud se soulevèrent afin de tenter de profiter de l'affaiblissement temporaire de la dictature par sa défaite militaire, Saddam Hussein eut non seulement les moyens matériels mais également l'accord tacite de l'impérialisme pour écraser ces rébellions. Et ce n'est qu'une fois cette sale besogne accomplie par Saddam Hussein que, rassurées sur la stabilité politique régionale, les puissances impérialistes haussèrent le ton et imposèrent, sur toute une partie du territoire, des "zones d'exclusion aérienne" interdites à l'aviation irakienne, sous prétexte d'empêcher la répression de populations... qui avaient déjà été réprimées.

A partir de la fin 1991, les bombardiers américains, britanniques et français surveillèrent donc ces "zones d'exclusion", frappant périodiquement ce que les militaires qualifiaient "d'objectifs militaires", dans ces zones aussi bien qu'à l'extérieur, comme si aucun cessez-le-feu n'avait été signé. En juin 1993, 23 missiles de croisière furent ainsi lancés, avec pour objectif officiel de détruire le quartier général des services secrets irakiens, sous prétexte d'un "complot" qui aurait visé à assassiner l'ex-président Bush à l'occasion d'une visite au Koweït prétexte ubuesque, sans doute typique de l'imagination de la CIA, mais qui ne s'en solda pas moins par la mort de six civils, dont l'artiste-peintre irakienne Leila Attar.

Quand ils n'invoquaient pas de tels prétextes ridicules, les dirigeants américains ne cessaient de faire monter les enchères chaque fois que Saddam Hussein se disait prêt à céder à leurs exigences précédentes. Ainsi, en 1994, lorsque l'Irak proposa de renoncer à toutes les conditions qu'il avait posées à l'ouverture des sites militaires aux inspecteurs envoyés par l'ONU en échange de l'arrêt des bombardements, Washington riposta en exigeant que l'Irak reconnaisse une nouvelle frontière avec le Koweït, avantageuse pour ce dernier. Et pour appuyer cette nouvelle exigence, des renforts britanniques et américains furent envoyés dans le Golfe.

Dans les années qui suivirent, la question des inspecteurs de l'ONU (l'UNSCOM comme on les baptisa) devint le centre d'une valse hésitation qui aurait tenu de la farce si elle n'avait pas été à de multiples reprises le prétexte de nouveaux bombardements.

Ainsi, en janvier 1998, l'inspecteur de l'UNSCOM américain Scott Ritter se vit interdire l'entrée en Irak après avoir accusé Saddam Hussein de cacher des usines militaires dans les palais présidentiels dont il interdisait l'accès à la commission. Une vaste campagne fut alors lancée dans les médias sur ce thème. Cette campagne tourna à la farce lorsque la presse britannique évoqua les risques de dissémination de spores d'anthrax dans les pays occidentaux par des drones spécialement conçus dans ce but. C'était d'autant plus stupide qu'on dispose en Occident de vaccins et d'antibiotiques contre l'anthrax. En fait, si l'anthrax constituait une menace quelque part, c'était en Irak, où il se répandait rapidement parmi les moutons et d'autres animaux, avec d'autres maladies, comme la brucellose, parce que, précisément, l'Irak ne pouvait importer les médicaments appropriés du fait de l'embargo.

Mais la vérité était sans importance pour les dirigeants occidentaux. Il fallait que cet "affront de Saddam" fût puni. C'est pourquoi, en décembre de cette année-là, Washington et Londres choisirent de se passer de l'accord de l'ONU et de passer à l'offensive avec une nouvelle opération de bombardement massive baptisée "Renard du Désert". Clinton et Blair y mirent d'ailleurs sans doute d'autant plus de zèle qu'à l'époque l'un était embourbé dans l'affaire Lewinsky tandis que l'autre piaffait d'envie de faire la démonstration de sa fidélité indéfectible à l'alliance anglo-saxonne.

Depuis, les phases de bombardements, entrecoupées d'accalmies, n'ont jamais vraiment cessé. D'après l'ambassadeur russe à l'ONU, dont les chiffres n'ont pas été démentis par l'ONU, depuis décembre 1998, les États-Unis et la Grande- Bretagne auraient envahi l'espace aérien irakien quelque 20 000 fois, bombardant des entrepôts de stockage de nourriture et des raffineries de pétrole, et occasionnant de lourdes pertes humaines environ 144 morts et 466 blessés pour la seule année 1999.

Une guerre contre la population irakienne

Quant à la guerre économique que mène l'impérialisme contre l'Irak, elle a commencé encore plus tôt que les opérations militaires exactement quatre jours après l'invasion du Koweït avec les sanctions décrétées par l'ONU. A l'instar des bombardements, ces sanctions servent depuis 1991 de moyen de chantage à l'impérialisme pour appuyer des exigences toujours plus extravagantes.

Mais surtout les sanctions permettent à l'impérialisme d'exercer un contrôle pratiquement total sur le commerce extérieur de l'Irak et sur les revenus qu'il tire de ses exportations, pétrolières en particulier. Et même lorsque les grandes puissances firent mine de faire un geste "humanitaire" à l'égard de la population irakienne, derrière on retrouva toujours en contrepartie la même préoccupation de maintenir en tutelle l'économie irakienne et de lui interdire la voie de la reconstruction.

C'est ainsi que l'introduction par l'ONU du programme "pétrole contre nourriture", en 1995, permettait sans doute à l'Irak d'exporter une certaine quantité de pétrole. Mais, d'une part ce programme devait être révisé tous les six mois, et surtout il prévoyait un encadrement étroit de l'utilisation des recettes pétrolières ainsi dégagées. Ces recettes devaient être placées sur un compte spécial à New York, sous le contrôle de l'ONU. C'était sur ce compte que devait être prélevée la somme que l'ONU autorisait l'Irak à dépenser pour importer des médicaments de première nécessité et des produits alimentaires, produits dont la nature devait être contrôlée par l'ONU (la liste des produits autorisés initialement comportait, par exemple, la farine, le sucre et les huiles de cuisson, mais pas les légumes ni la viande). Et surtout un tiers de ces recettes devait être bloqué pour verser des réparations de guerre au Koweït, payer les droits d'utilisation d'oléoducs à la Turquie (l'Irak avait obligation d'effectuer au moins 40 % de ses exportations par cette voie) et financer l'intégralité des opérations de l'ONU contre l'Irak : il fallait donc même que l'Irak finance l'étau qui étranglait sa population !

L'impérialisme a bien sûr adapté ses sanctions à ses propres intérêts économiques. Dans les premières années, il est probable que les limites drastiques imposées aux exportations de pétrole irakien reflétaient également la volonté de Washington de maintenir le prix du pétrole à un niveau artificiellement élevé : non seulement cela gonflait les profits des compagnies pétrolières occidentales, mais cela permettait à l'Arabie Saoudite de rembourser plus rapidement la dette qu'elle avait à l'égard des États-Unis au titre de sa participation au financement de la guerre du Golfe. En revanche, depuis que la remontée du prix du pétrole s'est amorcée au début de 1999, l'Irak s'est vu autorisé à produire de nouveau à un niveau proche du maximum de ses capacités.

Néanmoins, il n'a pas été question pour autant d'autoriser l'Irak à utiliser une partie significative de ses recettes pour reconstruire les infrastructures détruites en 1991 et, par la suite, sous le prétexte qu'il fallait empêcher Saddam de reconstituer ses capacités offensives.

Pas plus qu'il n'a été question, d'ailleurs, d'autoriser l'Irak à importer des équipements permettant de javelliser son eau, alors qu'une grande partie des usines de traitement des eaux et des installations d'égouts du pays ont été détruites par les bombes "intelligentes" de l'impérialisme. Or, le pays étant largement constitué de déserts, l'eau y est rare et la contamination saline y constitue un problème considérable. Depuis l'année dernière, la situation a encore été aggravée par une importante sécheresse. Aux dires mêmes de l'ONU, "les problèmes de malnutrition viennent de la détérioration massive des infrastructures de base, notamment des systèmes d'approvisionnement en eau et des systèmes d'élimination des déchets (...). L'accès de la population à l'eau potable est actuellement égal à 50 % de son niveau de 1990 en zone urbaine, et à 33 % seulement en zone rurale". Effectivement, la principale cause de décès des enfants de moins de cinq ans résulte de diarrhées consécutives à l'absorption d'eau non potable.

La pénurie catastrophique de médicaments et de matériel de soins a provoqué la montée en flèche de la mortalité liée à des maladies qui sont normalement curables et pour lesquelles il existe des traitements préventifs, comme la tuberculose. Mais en plus, la guerre elle-même a laissé des effets secondaires à long terme. Par exemple, on a observé une augmentation anormale du nombre de fausses couches et de cancers, et ce phénomène est, au moins en partie, mis au compte de l'utilisation d'uranium appauvri dans le blindage des projectiles divers qui ont été et sont encore déversés sur la région : en plus de sa radioactivité faible mais non négligeable, l'uranium appauvri est aussi un métal lourd aussi toxique que le plomb, sinon plus.

La grande pauvreté, les maladies chroniques et d'importantes carences en protéines ont fait leur retour dans un pays qui pouvait se targuer, il n'y a pas si longtemps, de l'un des taux de mortalité infantile les plus bas de la région. Au cours des dix dernières années, un million de personnes sont mortes, directement ou indirectement, du fait des grandes manoeuvres militaires de l'impérialisme au moins la moitié de ces victimes sont des enfants de moins de cinq ans. Aujourd'hui, les suites de la guerre combinées aux effets des sanctions ont renvoyé l'Irak plusieurs décennies en arrière, avec un PIB par habitant estimé à environ 3 500 F, du même ordre de grandeur que des pays comme Haïti qui compte parmi les plus pauvres du monde.

Denis Halliday et Hans von Sponeck, deux responsables de la commission de l'ONU chargée de surveiller l'usage fait en Irak des importations autorisées de produits de première nécessité, démissionnèrent de leur poste, l'un à l'automne 1998 et l'autre en mars 1999, en signe de protestation contre la politique des sanctions. Tous deux affirmèrent que les envois arrivaient bien à destination. Le seul problème, selon eux, tenait à ce qu'ils étaient souvent retardés par le blocage par l'ONU de certains articles, ainsi que par le manque de moyens de transport et de stockage frigorifique. Mais surtout, ils dénoncèrent le fait que les quantités autorisées étaient sans commune mesure avec les beoins.

En décembre 1999, le Conseil de sécurité de l'ONU a finalement voté une résolution diminuant les restrictions aux importations sur quelques produits de première nécessité. Cette résolution supprimait le plafond fixé aux exportations de pétrole irakien mais augmentait en même temps le nombre d'articles dont l'importation était interdite à l'Irak. En échange, l'Irak devait accepter une nouvelle version de l'UNSCOM, baptisée UNMOVIC, dotée de pouvoirs renforcés concernant la surveillance des armements irakiens. En cas d'acceptation, la résolution prévoyait qu'après une période d'essai d'un an, les sanctions seraient levées entièrement, mais seulement pour des périodes de 120 jours renouvelables. Autrement dit, tout en prétendant s'acheminer vers la levée des sanctions, l'impérialisme s'assurait que celles-ci resteraient comme une épée de Damoclès suspendue au-dessus du pays. Quoi qu'il en soit, l'Irak n'a pas accepté ces conditions léonines pour l'instant. Et les sanctions sont maintenues.

La ruée vers l'Irak ?

Si les États-Unis décidèrent en 1998 de ne pas utiliser le paravent de l'ONU pour servir d'alibi à leur opération "Renard du désert", ce fut d'abord parce qu'il ne s'agissait pas d'une opération de grande ampleur, et qu'il n'était pas vital d'en faire partager le coût politique et financier à d'autres, en-dehors de la Grande-Bretagne. Mais ce fut aussi parce que les alliés impérialistes des États-Unis étaient de plus en plus nombreux à traîner les pieds. Ce n'est pas qu'ils aient été soudain pris de scrupules humanitaires, ni qu'ils aient été en désaccord avec les objectifs poursuivis par les USA. Simplement, les dirigeants de ces impérialismes de deuxième zone pensaient qu'il était temps de mettre un terme à une politique agressive qui était de plus en plus difficile à justifier vis-à-vis de leurs opinions publiques respectives, et qui constituait de surcroît un obstacle à la reprise des affaires avec le Moyen-Orient en général et l'Irak en particulier.

En fait, les rivalités inter-impérialistes reprenaient leurs droits. D'autant que l'enjeu irakien pour les multinationales occidentales est considérable. Les contrats potentiels pour la reconstruction des infrastructures du pays sont évalués à un total de plus de 600 milliards de francs pour les dix ans à venir. Le matériel militaire irakien doit être entièrement renouvelé et les marchands d'armes impérialistes ont déjà les pieds sur les starting blocks, malgré toutes les attaques de Clinton contre les "armes de destruction massive" que détiendrait Saddam Hussein. Et puis, surtout, il y a le pétrole irakien. Comme le note l'agence gouvernementale américaine de l'énergie dans un rapport publié en décembre 1999 : "L'Irak possède plus de 112 milliards de barils de pétrole, soit les deuxièmes réserves mondiales. Le sous-sol irakien renferme également quelque 311 milliards de mètres cubes de gaz..." . Et selon ce rapport, il est possible que les ressources réelles de l'Irak soient même sous-estimées, étant donné que les nappes de pétrole plus profondes, principalement situées dans la région du désert occidental, n'ont toujours pas été sondées à ce jour.

Dans cette manne, l'impérialisme américain est assuré de se tailler la part du lion, tout simplement parce qu'il est le maître du jeu. Pour les impérialismes mineurs, en revanche, il existe deux stratégies.

L'une de ces stratégies, adoptée par les dirigeants britanniques, consiste à coller au plus près à la politique américaine dans l'espoir de pouvoir s'asseoir à côté des États-Unis à la table du règlement politique final et d'en tirer les meilleures miettes que voudra bien leur laisser leur partenaire américain. Sans compter que les grands trusts britanniques peuvent, comme BP-Amoco par exemple, avoir accès à la mangeoire par le biais des multinationales américaines qu'ils ont absorbées ou auxquelles ils sont liés.

L'autre stratégie, adoptée par les autres impérialismes secondaires, et en particulier par d'anciens partenaires commerciaux de l'Irak comme la France et l'Allemagne, consiste à occuper autant de terrain que possible avant que les grands groupes américains arrivent sur les lieux, en essayant de renouer autant que faire se peut leurs anciens contacts d'affaires avec l'Irak. C'est pourquoi les gouvernements allemand et français jouent depuis plusieurs années un jeu de conciliation, critiquant plus ou moins ouvertement les bombardements anglo-américains et les sanctions, pour se concilier les bonnes grâces du régime de Saddam Hussein.

Dès janvier 1997, par exemple, le ministre du pétrole irakien annonça que les deux champs pétrolifères de Nahr Oman et Majnoun, situés au sud du pays et représentant une production quotidienne de plus d'un million de barils, avaient été réservés à Elf et à Total (depuis fusionnés dans le géant TotalFinaElf). Le contrat était censé entrer en vigueur immédiatement après la levée des sanctions de l'ONU. De même, en 1997, des compagnies russes, comme Loukoil, et deux compagnies chinoises, signèrent avec l'Irak des accords provisoires portant sur des contrats de fourniture de pétrole qui prendront effet lorsque les sanctions seront levées. Cela a conduit la Russie et la Chine à appuyer la levée des sanctions au sein du Conseil de sécurité. D'autres compagnies pétrolières, comme la compagnie étatique malaisienne Petronas, l'italien Agip, et des compagnies indiennes et turques, ont également conclu des accords provisoires similaires.

De fait, même les compagnies pétrolières britanniques tentent de prendre pied sur le sol irakien. Ainsi, en février 1999, on apprit que Shell menait depuis quelque temps des négociations avec l'exécutif irakien pour conclure un contrat de 20 ans portant sur le développement et l'exploitation du champ de Ratawi, dans le sud du pays (mais peut-être la démarche de Shell tient-elle aussi à la rivalité entre Shell et BP, qui a une position dominante au Moyen-Orient ?).

En septembre 1999, un salon sur les technologies du pétrole et du gaz fut organisé à Bagdad, et quelque 50 entreprises canadiennes, britanniques, françaises et italiennes jugèrent bon d'y participer. C'était le premier événement de cette ampleur depuis l'invasion du Koweït. En novembre 1999, le nombre de gros contrats (portant chacun sur des milliards de dollars) conclus, toujours à titre prospectif, pour après la levée des sanctions, avec des multinationales, pour la reconstruction et la remise en état de champs de pétrole détruits ou pour le développement et l'exploitation de nouveaux puits, avait considérablement augmenté. Il en était de même des contrats d'achat d'équipements d'extraction, de raffineries, de pièces de rechange. A l'époque, on rapporta dans les milieux spécialisés que même des majors américaines étaient présentes dans la coulisse, en particulier Conoco.

Vers la fin de la guerre en Irak ?

Dix ans après, l'impérialisme américain pourrait certainement se permettre de mettre un terme à la guerre qu'il mène contre l'Irak. Après tout, que pourrait faire l'impérialisme de plus pour "punir" Saddam Hussein d'avoir enfreint son ordre ? Obtenir le renversement de son régime ? Peut-être, mais comme on l'a vu, le problème n'est pas là pour les dirigeants impérialistes. Ils ont utilisé Saddam Hussein par le passé, et celui-ci a su se montrer coopératif et obéissant face à leurs exigences. Après dix ans de bombardements et de sanctions, pendant lesquels le régime et la bourgeoisie irakienne ont été privés de leur principale source de richesse, il est probable que Saddam Hussein acceptera de se plier aux conditions de l'impérialisme et de sa politique régionale. Et du point de vue de l'impérialisme, il s'agit sans doute là de la solution la plus sûre, car au moins Saddam Hussein a fait la preuve qu'il savait garder la population irakienne sous sa botte.

En outre, la ruée vers les contrats et l'or noir irakiens, qui bat actuellement son plein, est un facteur de malaise dans les conseils d'administration des multinationales américaines. Et de nombreux signes montrent que ces multinationales font pression sur Clinton pour obtenir un règlement rapide.

Seulement, la politique américaine vis-à-vis de l'Irak est avant tout déterminée par sa politique régionale au Moyen-Orient. Or, à l'heure actuelle, les dirigeants américains doivent mener de front deux processus de "normalisation" : l'un vis-à-vis de l'Irak, l'autre vis-à-vis de l'Iran. En Iran, en effet, une fraction du personnel politique du régime islamiste tente, avec le soutien de la bourgeoisie, de faire sortir le pays de son isolement économique et politique vis-à-vis du monde impérialiste. Or, bien que le président iranien Khatami, qui a pris la tête de ce mouvement de "libéralisation", ait agi très prudemment, pour ne pas encourager le déferlement de forces sociales si longtemps réprimées parmi la population iranienne, il est toujours possible que ces forces celles de la puissante classe ouvrière iranienne et du prolétariat urbain voient dans ce processus de libéralisation une occasion de faire entendre leur voix. Et dans la poudrière sociale iranienne, tout pourrait alors arriver. Quelles seraient les répercussions d'une telle explosion sociale dans le reste du Moyen-Orient, et en particulier en Irak, dont le prolétariat est lié à celui d'Iran par de multiples liens ? Sans parler de la menace toujours possible d'explosion parmi les minorités nationales irakiennes.

En fait, tout porte à croire qu'au travers de la mobilisation militaire de la guerre du Golfe et de la décennie suivante, l'impérialisme américain s'est préparé à une telle éventualité. Comment, avant la guerre du Golfe, les dirigeants américains auraient-ils pu justifier le maintien en permanence dans la région de plusieurs dizaines de milliers d'hommes armés jusqu'aux dents, équipés d'un nombre impressionnant de chasseurs et bombardiers en tout genre, encerclant presque totalement l'Irak et l'Iran par un réseau dense de bases aériennes ? Sans parler de la VIe flotte américaine et de sa force de frappe que l'on a vue à l'oeuvre dans tous les moments de crise de cette dernière décennie, et qui est désormais stationnée en permanence dans le Golfe. Avec de telles forces, les USA disposent probablement des moyens nécessaires pour écraser dans l'oeuf tout mouvement de révolte limité, et très certainement pour protéger les intérêts pétroliers des pays impérialistes dans les États du Golfe.

Dans tous les cas, il est peu probable que les dirigeants américains décident de desserrer rapidement leur étau sur la population irakienne, parce qu'il est préférable, pour les besoins de leur politique, que cette population reste terrorisée et écrasée plutôt que de risquer qu'elle reprenne confiance. Comme le montre la dernière résolution de l'ONU, l'impérialisme peut même supprimer tous les plafonds imposés aux ventes de pétrole irakien, par exemple en échange d'une liberté totale d'action des compagnies pétrolières en Irak, tout en continuant à bombarder les zones "d'exclusion aérienne" du pays et en interdisant à l'Irak d'acheter les produits de première nécessité pour sa population.

De toute façon, même si l'impérialisme met un terme aux sanctions et aux bombardements, la menace qu'il fait peser demeurera comme une épée de Damoclès au-dessus des populations, plus menaçante qu'elle l'a jamais été. Et en fin de compte, ces dix ans de guerre n'auront servi qu'à renforcer l'emprise de l'impérialisme sur la région pour le plus grand profit des trusts pétroliers.

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