Bosnie - Trois mois de mise en place des accords de paix de Dayton01/03/19961996Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1996/03/18.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Bosnie - Trois mois de mise en place des accords de paix de Dayton

Le "sommet de crise" qu'il a fallu réunir d'urgence le 18 février à Rome entre les dirigeants de la Serbie, de la Croatie et de la Bosnie pour leur faire confirmer qu'ils respecteront les accords de Dayton sur la Bosnie illustre le fait que la paix que ces accords prétendent instaurer est précaire, injuste et source de conflits futurs.

La "paix américaine"

C'est l'intervention des États-Unis qui a été le facteur décisif dans l'arrêt des combats sur le territoire de l'ancienne fédération yougoslave, à la mi-octobre 1995, après trois ans et demi de carnages, et dans la signature le 23 novembre 1995 des accords de Dayton.

Pendant longtemps, l'attitude des États-Unis vis-à-vis de la guerre en Bosnie a été extrêmement prudente. Manifestement, les dirigeants de la principale puissance impérialiste n'étaient pas pressés de se fourrer dans le guêpier bosniaque. Ce n'est certes pas la première fois que les États-Unis attendent que les rapports de forces se dessinent dans une guerre - et que les adversaires s'épuisent - avant d'engager leurs propres troupes. Pourquoi donc risquer la vie des "boys", face à une opinion publique américaine de toute façon isolationniste et qui, en outre, n'a pas encore oublié le Vietnam ni, plus récemment, la piteuse opération militaire en Somalie ? En outre, intervenir en faveur de quelle solution politique ?

Autant laisser le risque d'embourbement aux puissances européennes. Ce fut fait. L'échec des troupes européennes intervenant sous l'égide de l'ONU n'a pas tardé à devenir patent. Mais au fond, pour les petites puissances impérialistes d'Europe, l'essentiel était de participer, pour préserver sur le terrain leurs chances de garder des zones d'influence dans la région. Elles étaient en revanche d'autant plus mal placées pour se mettre d'accord sur un règlement politique et surtout pour l'imposer, que leurs intérêts et leurs liens respectifs avec les différents États issus de l'éclatement de la Yougoslavie sont différents, voire opposés.

La décision des États-Unis de brusquer les choses pour aboutir rapidement à un règlement avait évidemment un rapport avec l'approche des élections présidentielles. Clinton avait besoin d'un succès diplomatique. Mais s'il a pu s'engager dans cette direction sans déclencher les foudres de son opposition républicaine, c'est que l'initiative convenait à l'impérialisme américain. Quelque trois ans de guerre avaient établi et confirmé le rapport des forces sur le terrain, essoufflé les adversaires, montré l'impuissance des Européens, créant une situation où les principaux protagonistes de la guerre, les dirigeants de la Serbie, de la Croatie et de la Bosnie, avaient tous des raisons de rechercher un règlement. Il y avait seulement besoin d'un arbitre ayant le poids politique et les moyens militaires d'imposer une solution que les armes avaient déjà plus ou moins dessinée.

Les États-Unis pouvaient dès lors apparaître, sans grand risque, comme les maîtres du jeu.

Pendant tout l'automne 1995, les officiels américains ont fait un véritable forcing (bombardements, dosés mais plus vigoureux que par le passé, de positions serbes en particulier autour de Sarajevo ; marathon de tournées et de rencontres diplomatiques) pour aboutir aux accords signés en novembre à Dayton à l'arraché.

Le moment était propice à un démarrage sérieux de négociations également du point de vue des principaux chefs nationalistes locaux. A accepter les propositions américaines, Milosevic (que Clinton avait qualifié de "tyran sanguinaire", et que l'administration américaine avait présenté comme un "criminel de guerre" pendant plus de deux ans) et Tudjman gagnaient la reconnaissance internationale, et Milosevic pour sa part obtenait du même coup la levée des sanctions économiques contre la Serbie et le renforcement de sa position.

Un nouveau rapport entre les forces sur le plan militaire, obtenu grâce à un sérieux coup de pouce des Allemands et des Américains, avait permis aux camps croate et musulman-bosniaque de faire meilleure figure face à la domination des forces serbes. L'armée croate avait reconquis la Krajina des mains des sécessionnistes serbes début août et pratiquement récupéré son autorité sur l'ensemble de la Croatie, tandis qu'une offensive sans précédent des forces croato-musulmanes en Bosnie permettait à celles-ci, en septembre, de récupérer une notable partie des territoires passés précédemment sous contrôle serbe - sans d'ailleurs rencontrer de résistance de la part de l'armée serbe. Il y avait un "rééquilibrage" du rapport des forces devant permettre d'aboutir à un modus vivendi.

Il est frappant de constater que, alors que les forces serbes s'étaient emparées presque depuis le début de la guerre de près de 70 % du territoire de la Bosnie, la nouvelle donne à l'automne 1995 ne leur en laissait plus que 49 %, les 51 % restants étant récupérés par l'alliance croato-musulmane - c'est-à-dire exactement les pourcentages prévus par les plans de partage parrainés par les Occidentaux.

La campagne de "purification ethnique" s'est intensifiée pendant le même temps, avec l'aval de la Forpronu, au fil des conquêtes des uns et des autres - de l'armée croate expulsant les Serbes de Krajina ; des milices serbes mettant notamment la main sur les enclaves de Srebrenica (où des journalistes purent voir les chefs des Casques bleus trinquer avec le général Mladic) et Zepa et en exterminant les habitants "musulmans" par dizaines de milliers ; et même aussi des forces croato-musulmanes dans leur avance en Bosnie occidentale.

Bref, tout cela s'est passé comme si les ultimes opérations militaires n'avaient eu pour objectif - sous la tutelle des dirigeants américains qui ont soigneusement laissé faire - que de "finaliser" les restitutions de territoires (et, avec elles, les barbares transferts de populations exigés par le programme ethnique des responsables de la guerre), bref de "finaliser" le redécoupage prévu par le "plan de paix" que les dirigeants américains mettaient désormais en avant.

C'est-à-dire un plan de partage de la Bosnie ressemblant comme un frère aux plans précédemment proposés en vain par les dirigeants européens… et qui s'appuyaient eux-mêmes sur des accords antérieurs entre Milosevic et Tudjman, et défini dans ses grandes lignes par le rapport de forces établi sur le terrain.

L'aberration du partage

Malgré le dogme officiel selon lequel la Bosnie-Herzégovine serait maintenue dans ses frontières d'État (membre de l'ONU depuis mai 1992), les accords de Dayton consacrent son découpage. C'est un État dit fédéral mais en fait fictif, divisé qu'il doit être en principe entre deux entités (la Fédération croato-musulmane bosniaque et la République serbe de Bosnie) menant chacune leur vie, gardant leur constitution, maîtresses de leurs propres forces armées, libres d'établir des liens spéciaux chacune avec un État voisin (la Croatie et la Serbie)…

Aberration supplémentaire, ces deux entités officielles en sont trois, dans la réalité. L'"alliance" officielle croato-musulmane ne camoufle en effet pour personne sa nature conflictuelle, ne serait-ce qu'en raison de l'existence du mini-État croate érigé en Herzégovine (l'Herzeg-Bosna) - avec son armée, sa monnaie, son drapeau, etc. - par les guerriers ultra-nationalistes liés à Zagreb, non à Sarajevo, et qui n'entendent nullement se soumettre à une direction commune avec les "Musulmans", qu'ils combattaient férocement seulement un an et demi avant.

La Bosnie d'Izetbegovic est réduite à une enclave couvrant moins de la moitié de l'ex-république yougoslave de Bosnie-Herzégovine, placée entre deux zones tampons, qui sont théoriquement sous sa souveraineté mais dépendent l'une de la Serbie, l'autre de la Croatie.

Et la présence des troupes d'occupation chargées d'assurer la "paix américaine" superpose encore une autre sorte de partage, qui achève de faire du montage concocté dans les milieux impérialistes dirigeants une monstruosité. L'ensemble de la Bosnie-Herzégovine est en effet divisé entre les forces de l'OTAN (pas moins de 60 000 soldats !) en trois secteurs, respectivement sous commandement américain, britannique et français, des secteurs résultant probablement de marchandages entre les protecteurs intéressés, et qui sont eux-mêmes à cheval sur les différentes zones "ethniques".

Lignes de démarcation, no man's land, corridors, enclaves, villes coupées en deux… : un puzzle consacrant tout à la fois le rapport de forces entre les bandes armées nationalistes locales et entre les puissances impérialistes elles-mêmes.

C'est de toute façon mieux que la continuation de la guerre ? Certes. Mais c'est aussi une façon de perpétuer les conflits, d'institutionnaliser les divisions, et c'est une façon de rendre la situation invivable pour les peuples.

Quelques chefs de guerre comme Karadzic et Mladic seront - peut-être - donnés en pâture à l'opinion publique pour décorer d'une apparence de moralité et de justice l'intervention de Clinton. Ce genre de mascarade peut aussi présenter l'avantage de donner une satisfaction à Izetbegovic vis-à-vis de sa population, car, ainsi qu'il l'a d'ailleurs dit lui-même, il a bien besoin d'une victoire et, à défaut de la libération de Sarajevo par son armée, la traduction de quelques assassins serbes devant le tribunal international de La Haye peut l'aider à faire avaler à sa population la pilule d'une paix amère. Mais le tribunal de La Haye se contentera peut-être des trois hommes qu'il a déjà sous la main. De toute façon, ces - éventuelles - exceptions mises à part, les bandits nationalistes en chef promus au rôle d'incontournables hommes-clés du règlement de paix, comme l'ensemble des dirigeants impérialistes, peuvent trouver bien des satisfactions dans le règlement actuel de la crise.

Cependant, pour les peuples, c'est tout autre chose.

Une paix fragile et menacée…

Il est évident que l'arrêt de la guerre, d'une guerre qui comportait l'utilisation systématique de la terreur contre les populations civiles, constitue par lui-même un soulagement. La moindre trêve au cours de ces années d'horreur en a constitué un, et l'esquisse d'un retour à une vie moins menacée pour les masses populaires est évidemment bonne à prendre.

Cela dit, que la population l'accueille non seulement avec soulagement mais, en même temps, avec scepticisme et sans débordements d'enthousiasme - comme l'attestent les témoignages - c'est là, aussi, quelque chose qui se comprend aisément.

D'abord, tout le monde peut se rendre compte que cette paix est extrêmement précaire.

Les chiens de guerre se sont inclinés devant la volonté américaine, mais, il faut l'ajouter, pour le moment. Les foyers de tension, trois mois après Dayton, ne disparaissent pas. Illustration en est donnée avec ce qui préoccupe actuellement les officiels américains, obligés de multiplier sans cesse les démarches : Sarajevo et Mostar ne sont toujours pas réunifiées, et ne sont peut-être pas en passe de l'être.

D'un côté, ce sont les Serbes de Pale qui prônent la division de Sarajevo, voulant conserver le contrôle de "leurs" quartiers (tout en organisant l'exode de leurs habitants parallèlement) - ces quartiers d'où ils ont assiégé la ville pendant plus de trois ans. De l'autre, ce sont les ultra-nationalistes croates de Bosnie qui veulent faire de Mostar, où ils ont commis eux aussi leur "épuration" au sein de la population musulmane, la capitale de leur "Herzeg-Bosna". Mostar devait être réunifiée le 20 janvier et l'Herzeg-Bosna officiellement dissoute, mais cela est resté lettre morte et le représentant sur place de l'Union européenne - qui jugeait ces Croates "d'un cru particulièrement nationaliste" - a déclaré forfait, passant la main à un représentant de Clinton.

Comment peut-on imaginer une viabilité pour la "Fédération croato-musulmane" dans ces conditions, avec un micro-État dans un micro-État, dressés l'un contre l'autre…

De même que le dirigeant croate Tudjman ne s'empresse pas de faire céder ses "ultras" d'Herzégovine et qu'il s'est même permis l'arrogance d'attribuer une promotion au général Blaskic, déclaré pourtant "criminel de guerre" par les instances internationales, de même Milosevic joue un jeu ambigu avec ses "ultras" Karadzic et Mladic. Il les a lâchés dans une certaine mesure, mais il ne les livre pas, et il les laisse mener leurs manoeuvres à propos de Sarajevo.

La situation reste grosse de risques que la guerre reprenne, repartant de Mostar ou d'ailleurs. Sans doute pas tant que les troupes de l'OTAN sont là, mais la paix ne passera peut-être pas le cap de l'élection présidentielle aux États-Unis, en novembre prochain.

… et meurtrière pour les peuples

A supposer cependant que la situation se stabilise plus durablement, la paix ne sera qu'une paix armée, avec des États dressés les uns contre les autres et oppressifs vis-à-vis de leurs minorités (mais aussi vis-à-vis de l'ensemble de leurs peuples).

Le chef de Zagreb, Tudjman, a donné une indication éloquente de ce que serait l'attitude de ces régimes vis-à-vis des minorités. Dès que son armée eut repris la Krajina en en chassant la majorité de ses habitants serbes, un décret annonça la mise sous tutelle gouvernementale des biens des Serbes ayant quitté la Croatie, sans possibilité pour eux de les récupérer vu les délais et les obstacles administratifs imposés (notamment, parce que les Serbes qui vivaient dans les territoires de Croatie aux mains des miliciens sécessionnistes serbes ne possèdent pas de papiers d'identité croates en règle et doivent obtenir un visa pour entrer en Croatie…).

Sur le plan électoral, une nouvelle loi pour les législatives a ramené de 13 à 3 le nombre de sièges réservés à la minorité serbe, sans attendre aucun recensement ou retour éventuel de ceux qui ont dû fuir. En revanche, les Croates citoyens du pays voisin, la Bosnie, ont été annexés dans le corps électoral de la Croatie, et l'ensemble de la "diaspora" croate dispose de 12 sièges. Le fait est que les trois quarts des Serbes qui vivaient avant guerre en Croatie, et pas seulement ceux de la Krajina, ont quitté le pays, chassés par l'intimidation ou la terreur (il ne resterait plus aujourd'hui qu'environ 130 000 Serbes dans toute la Croatie, soit moins de 5 % de la population totale, contre 600 000 en 1991 à la veille de la guerre). Les dirigeants croates ont donc assuré dans une large mesure l'"homogénéisation" ethnique de leur État. On imagine cependant les sentiments de peur et d'insécurité dans ce qui subsiste de la communauté serbe de Croatie, comme des autres non-Croates du pays.

La Serbie, pour sa part, reste multiethnique, étant donné l'importance de la population albanaise dans le Kosovo et l'existence de la minorité hongroise en Voïvodine. Mais non seulement les formes d'autonomie mises en place sous Tito et supprimées par Milosevic restent supprimées et les droits nationaux foulés au pied, mais les tentatives plus ou moins réussies de Belgrade d'installer de force dans ces régions les Serbes chassés de Croatie ou de Bosnie aggravent encore les tensions.

La Bosnie, enfin, n'est plus ce mélange intime de peuples qu'elle a été. Les communautés sont désormais regroupées dans des ghettos nationaux à peu près "homogénéisés", pour la barbare raison que le tracé des frontières officialisé par les accords de Dayton coïncide avec précision avec les regroupements de populations opérés par la force des armes.

Les dirigeants nationalistes de tous bords ont pendant des années semé la haine systématiquement, creusé un fossé de sang, pour tuer toute idée de la possibilité d'une vie commune entre les peuples malgré leur cohabitation séculaire. Ils continueront à entretenir les brûlots. Déjà, les soudards serbes de Pale s'emploient à terroriser les habitants serbes de "leurs" quartiers de Sarajevo qui seraient prêts à rester là et à reprendre la vie commune.

Bref, c'est tout naturellement que les différents détenteurs du pouvoir renforceront, paix ou pas, leurs régimes militaro-policiers et leurs politiques d'encadrement et d'embrigadement des populations, ici contre une minorité, là contre "l'ennemi" d'à côté, ailleurs au nom des revendications sur des territoires dévolus aux autres… ou pour se défendre contre ce type de revendications venant des autres.

Une stabilisation réelle dans les Balkans n'est pas concevable sur la base du puzzle monstrueux issu de cette guerre et de ce règlement de paix, ne serait-ce que parce que les micro-entités qui le composent ne sont pas viables économiquement.

Elles ne le sont pas déjà en raison des conséquences des années de guerre. Selon un bilan de la guerre en Bosnie donné par la Banque mondiale en décembre, 200 000 personnes ont été massacrées, autant de civils blessés, dont une majorité d'enfants. Un tiers des établissements hospitaliers, la moitié des écoles et les deux tiers de l'ensemble des habitations ont été endommagés. La mortalité infantile a doublé depuis 1990. Dans le même temps, les revenus des ménages ont chuté de 75 %. Partout se posent des problèmes au niveau des infrastructures pour l'eau, le gaz, l'électricité, les transports.

Aujourd'hui, 9 personnes sur 10 dépendent de l'aide humanitaire pour leur survie. La production industrielle est tombée à 5 % de son niveau d'il y a 5 ans.

Et il ne faut pas oublier non plus les conséquences de la guerre dans les autres parties de l'ex-Yougoslavie, en Serbie-Monténégro, en Macédoine…

La Yougoslavie était un pays pauvre, certes, avec de grandes disparités régionales de ressources et de niveau de vie, mais avec tout de même des circuits, des échanges et des compensations relatives qui fonctionnaient sur la base de l'ensemble. Tous ces circuits sont rompus, les complémentarités économiques qui s'étaient établies sont disloquées, et ce ne sont certainement pas les découpages territoriaux surajoutés qui vont arranger les choses, par exemple dans le cas des enclaves ! Les nouveaux mini-États n'ont aucune chance de pouvoir tenir la tête hors de l'eau par leurs seuls moyens.

Le conflit s'est déjà engagé, discrètement, depuis 1992 (année du déclenchement de la guerre en Bosnie), pour le partage du patrimoine de l'ex-Yougoslavie, et notamment pour l'appropriation des réserves en devises et en or de l'ancienne Yougoslavie à l'étranger, pour l'inventaire et le partage des biens d'État. De son côté le FMI, toujours rapace pour les intérêts de ses membres impérialistes, a déjà évalué (lui aussi depuis 1992) la répartition de la dette extérieure yougoslave dont il entend bien exiger le remboursement !

Sur la situation économique inextricable de micro-économies "ethniques" miséreuses se greffe en outre déjà une petite économie du dollar, que la présence de 20 000 soldats américains ne peut manquer de développer, avec ses conséquences financières et sociales dévastatrices bien connues dans d'autres parties du monde comme la Somalie ou Haïti.

Cette "paix" qui se met en place, armée, gangrenée par la misère et par la multiplicité des foyers de tensions, est marquée par-dessus le marché par une autre cause potentielle de conflits, superposés et mêlés, à savoir les appétits concurrents de profit des différents candidats "reconstructeurs" capitalistes, européens notamment. A travers leurs forces armées sur place (y compris quand celles-ci étaient casquées de bleu…), ils se livrent à une lutte d'influence à Sarajevo. La remise en état des infrastructures offre des perspectives de profit alléchantes, avec garantie des États occidentaux qui plus est, et encore plus du fait que l'on pourra recourir à une main-d'oeuvre bon marché. Les bureaux des "affaires spéciales" sont tous de la même nature que ce "Bureau des affaires civiles" de l'armée française dont les officiers - des réservistes appelés pour la circonstance - ne cachent pas que "les intérêts français", ce sont évidemment les futurs contrats pour "nos" entreprises.

Dans cette foire d'empoigne, les représentants politiques des capitalistes français ménagent spécialement la Serbie de Milosevic (un marché pas négligeable, avec une population d'environ 10 millions d'habitants, près de la moitié du total de l'ex-Yougoslavie), d'autant que les dirigeants allemands sont de leur côté les protecteurs quasi attitrés de la Croatie et de la Slovénie. Les dirigeants français ont paraît-il tiré des leçons de la période qui a suivi la guerre du Golfe. Ils ont pris les devants pour être dans la place autant que possible avant que les puissants moyens de l'armée et des envoyés américains n'imposent leur loi.

Pour un autre avenir, se débarrasser des chefs nationalistes et de leurs bandes armées

Voilà la seule sorte de paix que l'ordre impérialiste soit en mesure de générer : sur la base de rapports de forces et de la loi de la jungle, une paix armée, une paix de misère, une paix impitoyable pour les peuples. Une paix dans laquelle les peuples seront soumis à la férule des bandes d'assassins nationalistes chargés de maintenir l'ordre capitaliste, sous la surveillance des Occidentaux.

Sans doute, de leur cynique point de vue, les dirigeants impérialistes (sans même revenir sur les chefs de guerre ex-yougoslaves) ont-ils "corrigé" ce résultat de l'histoire que constituait l'interpénétration des peuples caractéristique des Balkans. Cette "correction", il a fallu l'imposer par le fer et le feu, car ce ne sont pas de prétendues haines séculaires qui ont dressé subitement ces peuples les uns contre les autres. C'est un mensonge intéressé que de prétendre cela, même quand on le fait avec des mines désolées.

C'est la volonté des politiciens ex-yougoslaves, dans le cadre de leur lutte pour le pouvoir à la mort de Tito, de dépecer la Yougoslavie et de s'y tailler des fiefs qui a provoqué la guerre. Et cette volonté-là, mûrie et préméditée, a reçu pratiquement d'emblée la bénédiction des dirigeants des puissances impérialistes. Il se peut que Milosevic qui manipulait les chefs des bandes armées serbes en Bosnie - comme dans certaines régions de la Croatie peuplées de Serbes - comme Tudjman qui manipulait les bandes armées croates en Bosnie, aient été par moment débordés sur le terrain du nationalisme sanglant par leurs créatures. Mais, de toute façon, dans la situation de mélange des peuples et des nationalités qui était celle tout particulièrement de la Bosnie, l'objectif de consolider des "États-nations" impliquait des opérations de "nettoyage" ethnique. Et les dirigeants nationalistes de Belgrade et de Zagreb ont eu beau jeu de brandir le droit de leur co-nationaux à disposer d'eux-mêmes face à la tentative de créer, avec la Bosnie, un État qui se voulait multiethnique, une Yougoslavie en modèle réduit. D'autant que le dirigeant bosniaque Izetbegovic n'a commencé à emboucher la trompette du multiethnisme qu'avec l'évolution en sa défaveur du rapport des forces. Ses professions de foi islamistes n'étaient pas moins réactionnaires ni moins menaçantes pour les minorités que la violence chauvine des dirigeants serbes et croates.

Le désastre actuel était, de fait, programmé dans les projets concurrents des aspirants au pouvoir.

Pour embrigader leurs peuples, ils ont trouvé de la matière à exploiter dans les ressentiments hérités du passé, mais cultivés, mais exacerbés, délibérément, pour les besoins de leur sale cause, avec la complaisance criminelle d'une grande partie des intellectuels.

Une autre politique, une autre volonté, étaient possibles, faisant fond, elles, au contraire, sur les traditions de coexistence, d'enrichissement mutuel, de solidarité entre les peuples balkaniques, sur les aspirations des femmes et des hommes à la fraternité, à une vie meilleure - traditions et aspirations qui sont aussi réelles, aussi certaines et vivaces, et autrement prometteuses d'avenir.

Les différents dirigeants nationalistes ex-yougoslaves, lorsqu'ils ont déclenché la guerre, ont osé invoquer un "droit des peuples à disposer d'eux-mêmes", alors même qu'il ne s'agissait pour eux que de leurs appétits rivaux à disposer des peuples en question. Le droit et la liberté des peuples ne passent certainement pas par la multiplication de frontières qui tranchent dans les familles et les amitiés, par les massacres et les exodes. Ils passent au contraire par l'organisation d'une société où chacun d'entre eux pourrait trouver son épanouissement dans le respect collectif des différences et des cultures héritées d'un long passé. C'est presque une évidence d'affirmer que l'interpénétration des peuples peut être source d'une richesse immense pour tous leurs membres.

Une politique ouvrant cette perspective-là ne pourrait pas se développer sous la tutelle de l'impérialisme, mais au contraire dans la lutte contre ce dernier aussi bien que contre les nationalistes.

Jusque-là, quand les impérialistes et leurs larbins en tout genre parleront de "règlements de paix", c'est seulement d'impasses invivables et de danses des profiteurs sur des poudrières qu'il s'agira.

Partager