URSS : La bureaucratie et les problèmes nationaux01/02/19901990Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1990/03/LdC_30_0.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

URSS : La bureaucratie et les problèmes nationaux

Après l'Azerbaïdjan, voilà le Tadjikistan qui s'est embrasé. Avec les émeutes de Douchambé, la vague de manifestations nationalistes, pacifiques ou violentes, revient en quelque sorte à son point de départ géographique, en Asie Centrale. Les manifestations de protestation contre la nomination d'un Russe à la tête du parti du Kazakhstan en décembre 1986 pouvaient encore apparaître comme un fait isolé - bien que de sourds craquements aient déjà annoncé la contestation nationale bien des fois auparavant, en particulier en Géorgie.

Aujourd'hui, cette série d'explosions nationalistes apparaît comme un des problèmes majeurs auxquels se heurte le gouvernement central de la bureaucratie.

Depuis les émeutes d'Alma Ata, la vague a parcouru toute la périphérie de l'Union Soviétique. Elle a touché successivement ou simultanément toutes les républiques du Caucase, aux populations enchevêtrées : l'Arménie, l'Azerbaïdjan, la Géorgie. Elle a pris une allure plus paisible, mais pas moins puissante, au Nord, du côté de la Baltique, en Estonie, en Lettonie, en Lituanie, dans ces minuscules républiques intégrées dans l'Union Soviétique pendant la Deuxième Guerre mondiale, après une vingtaine d'années d'autonomie. Elle a bifurqué vers le Sud, vers cette Moldavie qui a, elle aussi, changé de maître à plusieurs reprise au cours de ce siècle. Puis, elle est revenue dans cette Asie centrale, turque, musulmane et surtout, pauvre, avec une violence redoublée.

En cours de route, elle a pris de l'intensité. En Arménie ou en Azerbaïdjan, ce ne sont plus des manifestants ou des émeutiers qui s'affrontent, mais de véritables milices armées, dont les unes s'allient quasi officiellement avec les troupes soviétiques « officielles », tandis que les autres combattent ces dernières. A l'autre bout de l'Union Soviétique, le Parlement letton vient de proclamer en ce début de 1990 sa volonté d'indépendance. En Lituanie, c'est le PC local qui vient de proclamer sa volonté sécessioniste. Le Parlement de l'Estonie voisine avait déjà décidé en mai 1988 d'instaurer en 1990 une monnaie propre, le korus, pour la République, avec obligation évidemment pour tout citoyen soviétique de changer ses roubles en korus à chaque passage de la frontière.

Et les commentateurs politiques de la bureaucratie de regarder avec inquiétude vers l'Ukraine, jusqu'à maintenant étonnamment calme, mais travaillée elle aussi de longue date par des aspirations nationales, voire par des organisations nationalistes, et dont l'entrée dans la danse, avec sa population de quelque cinquante millions d'habitants et ses grandes villes, porterait le problème à une autre échelle que ce qui s'est passé jusqu'à présent.

Apparemment, il n'y a rien de commun entre les pays baltes, où le mouvement nationaliste est canalisé, dirigé souvent par les dirigeants des PC locaux eux-mêmes, et les explosions violentes de l'Azerbaïdjan ou du Tadjikistan. Que de différences, aussi, entre les pays baltes, où l'on vit mieux qu'en Russie et où la contestation porte plus la marque de la petite bourgeoisie que celle de la classe ouvrière (cette dernière bien souvent composée de Russes), et cet Azerbaïdjan, ou ces pays d'Asie Centrale qui sont des pays pauvres, et où les émeutes partent des bidonvilles infâmes du cloaque industriel de Soumgaït ou des quartiers pauvres bourrés de jeunes chômeurs de Douchambé. Que de différences, aussi entre ces pays baltes où le sentiment d'être opprimé par les Russes est fortement teinté d'un mépris condescendant à leur égard ; alors que pour les peuples d'Asie Centrale, les bureaucrates russes, c'est bien souvent l'Europe, son impérialisme, son exploitation et son oppression raciale.

Mais ce qu'il y a en commun - outre le fait que les manifestations diverses, multiples voire contradictoires des revendications nationales agissent les unes sur les autres, s'alimentent mutuellement, s'inter-influencent et finissent par se fondre dans un mouvement unique - c'est l'existence des problèmes nationaux que ces explosions révèlent. Problèmes que la direction centrale de la bureaucratie essaie de contrôler, et que les bureaucraties locales - ou plus généralement les couches privilégiées locales - essaient de capter à leur profit.

La bureaucratie n'a pas plus regle les questions nationales que les inegalites sociales, elle n'a fait que les etouffer sous la dictature

Une multitude de facteurs interviennent dans le fait que c'est au cours de ces dernières années que les mouvements nationalistes ont pris cette ampleur. Il y a le fait que la politique de « transparence » de Gorbatchev a permis aux forces nationalistes de se manifester, donc, de s'encourager mutuellement. Il y a le fait qu'en face, ceux qu'on appelle les « conservateurs » de l'appareil ont souvent encouragé le nationalisme, y compris dans ses expressions les plus abjectes.

Il est par exemple établi aujourd'hui qu'en Azerbaïdjan la bureaucratie locale, constituée en une véritable mafia avec ses fiefs, ses « parrains » - le principal d'entre eux étant Aliev, ex-chef du KGB, ex-membre du bureau politique qui venait d'être écarté par Gorbatchev - a joué un rôle majeur dans l'incitation aux pogroms anti-arméniens.

Mais il y a, aussi, bien plus généralement l'évolution politique actuelle dans le monde entier, la poussée à droite que nous vivons à l'échelle internationale, avec la montée des extrêmes-droites et des intégrismes religieux, dont, mais pas seulement, l'intégrisme musulman. Tout cela contribue à donner aux nationalismes un renouveau d'acuité, y compris dans le sens le plus réactionnaire ; et cela parce que les aspirations aux changements sociaux n'ont pas été satisfaites en des décennies de pouvoir soviétique. Dans ce domaine, comme dans bien d'autres, les décennies de dictature de la bureaucratie n'ont pas réglé les problèmes les plus aigus de la société soviétique. Elles les ont plutôt aggravés. Au fond, rien d'étonnant à cela. Derrière la continuité des mots comme « communisme », « fraternité des peuples », « droit des peuples à disposer d'eux-mêmes », le stalinisme a mené une politique aux antipodes de la politique de la Révolution russe et de Lénine.

La révolution prolétarienne victorieuse hérita du tsarisme non seulement le plus vaste territoire étatique du monde, avec au bas mot une centaine de peuples aux niveaux de développement allant du stade tribal au capitalisme achevé - où d'ailleurs l'entité russe n'était pas la plus développée - mais surtout, cette immense « prison des peuples », dont le ciment était infiniment moins l'économie, peu développée, que l'oppression par une vaste bureaucratie étatique. Une « prison des peuples », avec ses gardiens russes, mais aussi, comme dans toutes les prisons, ses hiérarchies plus ou moins subtiles, en fonction de la richesse, en fonction de la culture, en fonction du rôle économique, et ses oppositions inter-ethniques sur lesquelles la bureaucratie tsariste savait jouer.

Les dirigeants de la révolution russe n'étaient pas des utopistes, et surtout pas Lénine. Celui-ci savait que la révolution n'allait pas supprimer, du seul fait de sa victoire - même si elle fut acquise pour une large part grâce à une politique juste envers les nations opprimées - les problèmes nationaux. A plus forte raison savait-il que la résorption de tous les antagonismes nationaux, de tous les préjugés, ceux qui s'expriment comme ceux qui se réfugient dans le tréfonds des consciences collectives, ne pourrait être que le fait d'une humanité débarrassée des contraintes de la « lutte pour la vie », ayant atteint dans son ensemble un degré de culture supérieur ; c'est-à-dire sous le communisme déjà solidement établi à l'échelle du monde.

Sur cette question comme sur bien d'autres, la perspective des bolcheviks n'était pas de faire le socialisme dans un seul pays économiquement et culturellement arriéré, mais d'étendre la révolution vers les riches pays développés d'Occident, où les bases d'une réorganisation socialiste de l'économie étaient accumulées. « Tenir pour pouvoir étendre la révolution prolétarienne », voilà ce qui dictait leur politique sur la question nationale (comme sur la question agraire, d'ailleurs liée).

Lénine traitait avec une ironie, amusée ou mordante suivant les circonstances, ceux des dirigeants de la révolution qui, dans ce domaine, prenaient « leurs désirs pour des réalités ». C'est en revanche toujours avec vigueur qu'il dénonçait tout ce qui, dans la politique de la révolution elle-même, pouvait refléter du « chauvinisme grand-russien », même et surtout lorsque ce chauvinisme se pratiquait au nom du communisme. Et même lorsque les responsables de cette politique étaient eux-mêmes des allogènes.

C'est avec virulence qu'il intervint, à la fin de sa vie, contre la brutalité avec laquelle Ordjonikidzé et derrière lui, Staline, avaient prétendu régler la question géorgienne :

« Qu'est-ce qui est important pour le prolétaire ? Il est important, mais aussi, essentiel qu'on lui assure dans la lutte de classes prolétarienne le maximum de confiance de la part des allogènes. Que faut-il faire pour cela ? Il faut non seulement l'égalité formelle, mais compenser aussi, d'une façon ou de l'autre, par son comportement ou les concessions à l'allogène, la défiance, le soupçon, les griefs qui, au fil de l'histoire, lui furent infligés par le gouvernement de la nation impérialiste. » Et pour que personne ne se trompe sur la cible de son attaque, il ajouta « Le Géorgien qui envisage avec dédain ce côté de l'affaire, qui lâche dédaigneusement des accusations de « social-nationalisme » (alors qu'il est lui-même non seulement un vrai, un authentique « social-national », mais un brutal argousin grand-russe), ce Géorgien-là porte atteinte aux intérêts de la solidarité prolétarienne de classe, car il n'est rien qui retarde le développement et la consolidation comme l'injustice nationale ; il n'est rien qui émeut les nationaux « offensés » comme le sentiment d'égalité et la violation de cette égalité, fût-ce par négligence ou en manière de plaisanterie, par leurs camarades prolétaires » (notes de Lénine en décembre 1922).

Le fondement de la position de Lénine n'était pas un principe abstrait, fût-il celui du « droit des nations à disposer d'elles-mêmes » - même Wilson, chef à l'époque de l'impérialisme américain savait évoquer ce genre de principes pour justifier les traités de brigandage impérialistes - mais l'efficacité de la lutte de classe du prolétariat contre la bourgeoisie. C'est encore en fonction de cela qu'il répondit, juste après la prise du pouvoir par les Soviets, à ceux qui, dans le camp des révolutionnaires, redoutaient que la déclaration des droits des peuples, une des premières prises de position du nouveau pouvoir soviétique, conduise à l'éclatement de la Russie :

« On nous dit que la Russie va être partagée, qu'elle se décomposera en républiques séparées, mais nous n'avons aucune raison de le redouter. Quel que soit le nombre de républiques indépendantes qu'il puisse y avoir, nous n'aurons pas peur. Ce qui compte pour nous, ce n'est pas l'endroit où passe la frontière, c'est que l'union des ouvriers de toutes les nations soit préservée pour la lutte contre la bourgeoisie de quelque nation que ce soit. »

En se détournant dans un premier temps des intérêts de classe du prolétariat, puis en devenant hostile à ces intérêts, la bureaucratie soviétique ne pouvait pas mener une politique prolétarienne sur la question nationale.

Mais en politique, il n'y a pas trente-six choix. En abandonnant une politique prolétarienne, la bureaucratie soviétique est retombée dans la politique de la bureaucratie tsariste. Oh, comme dans toute chose, la bureaucratie conserva quelques uns des vestiges de la politique révolutionnaire, en matière d'utilisation des langues allogènes par exemple, d'éducation aussi (rien que pour cela, soit dit en passant, les droits des nations furent à tout prendre moins foulés au pied par la dictature de la bureaucratie qu'ils ne le furent, à la même période, par la bourgeoisie « démocratique » des nations impérialistes dans ses colonies).

Mais pour l'essentiel, tout en conservant la forme ou les mots, la bureaucratie vida la politique révolutionnaire de tout contenu. Staline transforma les républiques soviétiques en simples subdivisions administratives livrées au pillage de la bureaucratie.

Avant même d'exhiber ouvertement, comme elle le fit durant la guerre, le « glorieux passé russe », avant même de présenter comme modèles Alexandre Newsky, Ivan le Terrible ou le général Souvorov y compris aux nations allogènes, la bureaucratie stalinienne afficha un chauvinisme grand-russien éhonté. Mais en même temps, elle emprisonnait ou fusillait comme « nationalistes-bourgeois » tous ceux qui élevaient la voix contre cette politique. Et combien les expressions de Lénine, parlant de « doigté » nécessaire dans la question nationale, paraissent d'un autre âge, devant la brutalité de Staline déportant pendant la Deuxième Guerre mondiale sept peuples au grand complet - des deux cent mille Tatars de Crimée aux quatre cent mille Tchétchènes en passant par les trois cent mille Allemands de la Volga - les deux premiers pour « collaboration avec l'ennemi », les seconds, simplement pour les empêcher de succomber à la tentation !

Et puis, il y avait tout le reste : l'oppression, l'absence des libertés tout court ; les inégalités sociales, les privilèges de la bureaucratie. La bureaucratie imposait tout cela à toute la société soviétique, Russie comprise, mais il n'y a rien d'étonnant à ce que, dans nombre de nations allogènes, cela fut ressenti comme la conséquence d'une oppression nationale (pas dans toutes, car il existe bien d'autres rapports de domination, Arméniens sur des Azéris, Géorgiens sur des Ossètes ou les Abkhazes, etc.). D'autant que l'un des moyens utilisés par la bureaucratie sous Staline pour prévenir la cristallisation de sentiments nationaux consista à placer des Russes dans la hiérarchie des républiques nationales ( le numéro deux de la hiérarchie des Partis des républiques était par exemple généralement un Russe).

Au lieu d'avoir résolu les problèmes nationaux comme elle le prétendait, la bureaucratie les a, au contraire, maintenus, sinon aggravés malgré les modifications majeures apportées par la Révolution. Car dans les nations allogènes, elle a focalisé, autour du sentiment national, même la protestation contre les inégalités sociales. Voilà pourquoi, même celles des explosions actuelles dont les raisons profondes sont manifestement dans la pauvreté, dans les inégalités sociales, empruntent aujourd'hui si « naturellement » la voie de la contestation nationale derrière des mouvements et des dirigeants réactionnaires.

Le peuple russe n'a pas profité de cette position de « nation dominante » que la bureaucratie lui a imposée comme aux autres. Non seulement il subissait le poids de la dictature stalinienne autant sinon plus que les autres, mais la partie russe n'étant pas la partie la plus développée de l'Union Soviétique (les république baltes, certaines régions de l'Ukraine ou du Caucase, la Géorgie par exemple sont plus riches), les Russes pouvaient avoir même l'impression d'être...la première des nations opprimées de l'URSS (c'est sur ce thème que certaines formations réactionnaires russes trouvent un certain écho dans la population).

Parlant de la question ukrainienne, Trotsky soulignait il y a un demi-siècle déjà, en 1939, que « en dépit du pas en avant gigantesque réalisé par la révolution d'Octobre dans le domaine des rapports nationaux, la révolution prolétarienne, isolée dans un pays arriéré, s'est avérée incapable de résoudre la question nationale... La réaction thermidorienne, couronnée par la bureaucratie bonapartiste, a rejeté les masses laborieuses très en arrière dans le domaine national également. » Constatant à l'époque que « Quand le problème ukrainien s'est aggravé au début de l'année, on n'entendait pas du tout les voix communistes, mais celles des cléricaux et socialistes nationaux ukrainiens résonnaient fort ». Il en tira la conclusion d'évidence que « l'avant-garde prolétarienne a laissé le mouvement national ukrainien lui glisser des mains... ».

La bureaucratie d'aujourd'hui face aux problemes nationaux

Cinq décennies de domination bureaucratique ont préparé le terrain à des forces nationalistes, cléricales, voire réactionnaires à un degré bien plus élevé encore.

L'industrialisation planifiée de l'Union Soviétique, son urbanisation, ont été un puissant facteur de brassage et d'intégration des différentes nationalités. Avec une politique juste, elle pourrait encore - et devrait - le devenir. Les questions nationales ne se posent plus dans les mêmes termes qu'avant la Révolution. Mais le dynamisme du brassage dans des concentrations urbaines de plus en plus grandes, qui ouvre tous les espoirs en cas de développement de la conscience de classe du prolétariat, peut donner au contraire, lorsque la révolte contre la bureaucratie prend un tour de conflits inter-ethniques entre peuples également opprimés, un caractère dramatique à la question.

Même les plus homogènes des républiques - ou des régions autonomes - nationales, sont en réalité multinationales. Les républiques arménienne, russe et biélorusse comptent respectivement 88 %, 83 %, et 81 % de citoyens de la nationalité « titulaire ». Mais elles constituent des exceptions. Dans la plupart des républiques, le pourcentage des « nationaux » tourne autour des 2/3, ce qui signifie que le tiers restant est composé de Russes ou de minorités. Et passons sur le Kazakhstan, où les Kazakhs ne constituent qu'un petit tiers de la population.

C'est dire que les populations sont enchevêtrées. Et pas seulement - et de moins en moins - comme dans le Caucase, où cet enchevêtrement de nations est ancien et se concrétise par la juxtaposition de régions, voire de villages, de nationalités différentes. Dans bien des régions de l'actuelle Union Soviétique, les villes et les campagnes ont été dans le passé de nationalités différentes : en Ukraine par exemple, villes russes et juives, mais campagne ukrainienne, ou encore, en Azerbaïdjan, villes peuplées surtout de Russes et d'Arméniens, alors que les campagnes environnantes étaient azéries. Mais le développement industriel a aspiré les campagnes vers les villes. La planification et les « grands projets » économiques, comme la construction de grands complexes industriels dans les régions naguère agricoles, les grands chantiers de construction de villes nouvelles, de chemins de fer ou de barrages, ont donné à ces migrations un caractère massif.

Ce brassage, ce développement numérique d'ouvriers d'industrie de toutes origines a d'ailleurs pu faire passer pendant des années les sentiments nationaux au second plan, et en diminuer l'incidence, du fait des modifications communes du niveau et du mode de vie que cela entraînait, avec éventuellement des liens de classe nouveaux se superposant aux anciens liens nationaux.

Mais en cas de régression sociale et économique, comme actuellement, il n'en va plus de même.

Dans les villes où se côtoient des populations d'origines différentes, les « frontières nationales » ne sont pas matérialisées, mais une des grandes responsabilité du stalinisme qui a écrasé, « rejeté en arrière » pour reprendre l'expression de Trotsky, la conscience de classe des masses prolétariennes, c'est que ces frontières subsistent dans les esprits ; qu'elles jettent les unes contre les autres des fractions du prolétariat ; prolétaires azéris contre prolétaires arméniens ; ou de façon moins violente mais néfaste quand même, ouvriers russes des républiques baltes et ouvriers lettons, estoniens, lituaniens.

La bureaucratie, par la bouche de son représentant politique en chef Gorbatchev, prétend aujourd'hui vouloir aborder la question nationale d'une tout autre façon que sous Staline ou Brejnev. Elle parle d'autonomie, de droits accrus pour les républiques, etc. A vrai dire, elle n'a plus vraiment le choix. D'autant moins qu'elle est elle-même divisée, au sens physique, sur la question.

Car cette bureaucratie qui s'est développée à partir de l'appareil d'État centralisé mis en place par la révolution, qui a acquis sa puissance sociale écrasante grâce à la possession de cet appareil d'État centralisé, est paradoxalement la principale base sociale, le principal vecteur politique aussi, du nationalisme. Du nationalisme russe - cela, c'est manifeste de longue date - mais, aussi, des nationalismes périphériques, comme on le constate aujourd'hui.

Il y a bien des raisons à cela : des raisons économiques, sociales, politiques solidement entremêlées.

Trotsky insistait beaucoup en son temps sur les puissantes pressions sociales qui poussèrent la bureaucratie dès ses premiers balbutiements vers les couches privilégiées de la société, vers leurs valeurs, vers leurs idées parmi lesquelles le nationalisme. A cela s'ajoute la tendance naturelle de la bureaucratie à se constituer en fiefs, à tisser un réseau d'intérêts, de complicités, de corruption. Le gangstérisme bureaucratique a plus d'un trait qui l'apparente au gangstérisme tout court. Dans les républiques périphériques, cela conduit tout naturellement à épouser la « cause nationale » (les seigneurs colombiens ou panaméens de la drogue savent très bien jouer sur la corde nationale pour préserver leurs intérêts). Staline en son temps combattait ces tendances centrifuges préjudiciables aux intérêts généraux de la bureaucratie par une rotation rapide des cadres - rotation qui s'achevait pour nombre de hauts bureaucrates en Sibérie.

La stabilité des années brejneviennes a donné aux réseaux de clientèles un caractère bien plus durable. La bureaucratie s'est bien souvent trouvé représentée par des membres des autres couches privilégiées, en particulier cette petite-bourgeoisie commerçante qui s'est développée dans les interstices de l'économie étatisée, et dont la puissance sociale est importante, notamment dans les républiques du Caucase. Le nationalisme de ces couches privilégiées locales ne reflète pas seulement ce qu'elles sont culturellement ; mais aussi le fait qu'elles sont en concurrence avec le reste de la bureaucratie pour le partage de la plus-value extorquée à la classe ouvrière.

Avec la montée des aspirations nationales, les responsables locaux expriment d'autant plus haut et fort leur nationalisme, que cela leur permet de se dégager de leur part de responsabilité dans les crimes passés de la bureaucratie dans son ensemble.

Gorbatchev face a la contestation nationale

Ces forces centrifuges qui prennent leurs racines souvent dans la bureaucratie elle-même, minent cependant l'unité de l'Union Soviétique de la bureaucratie. A quel point ? L'Union Soviétique est-elle en train d'éclater sous la poussée de ces forces ? Il serait bien hasardeux de faire des prévisions à ce sujet.

Pour l'instant, Gorbatchev parvient relativement à gérer la crise nationale, mélangeant promesses et répression. L'explosion des revendications nationalistes après le silence apparent des années de dictature monolithique paraît impressionnante. Mais après tout, la bourgeoisie indienne qui n'est pas une des plus fortes du monde, parvient à gérer sans trop de mal depuis plusieurs décennies une situation où les antagonismes nationaux (et sociaux) sont parmi les plus violents du monde.

C'est dans les pays baltes, où le nationalisme est le plus pacifique, qu'il est peut-être le plus menaçant pour l'unité de l'Union Soviétique. Les couches privilégiées ont là-bas des perspectives tangibles à s'offrir - et à offrir aux désirs de changement de leurs classes pauvres. L'idée de l'indépendance, largement partagée par les couches dirigeantes et bénéficiant apparemment d'un large consensus dans la population exprime tout à la fois la rupture avec la Russie plus pauvre et une forme d'union avec les pays scandinaves voisins riches.

A en juger par la quasi-autonomie économique dans laquelle sont installées les républiques baltes - contrôle officiel des exportations vers d'autres républiques soviétiques voire interdiction de certaines d'entre elles, décision de créer des monnaies propres, exigence du passeport et de la citoyenneté de la République pour certains actes économiques, etc. - l'indépendance de fait est en partie acquise. Il leur manque la reconnaissance officielle de l'URSS et évidemment la reconnaissance internationale. En attendant, les dirigeants politiques se servent du Soviet suprême russe comme d'une sorte de tribune internationale où ils peuvent afficher leur opposition et poser leurs revendications. L'avenir dira si la bureaucratie centrale laissera l'évolution s'accomplir jusqu'au bout. Reste d'ailleurs à savoir quel est le « bout » que les dirigeants nationalistes souhaitent. Le premier secrétaire du parti communiste estonien avait déclaré en 1988 déjà qu' « il faut faire de l'Union Soviétique une fédération d'États souverains » . Il se peut que cela soit une position déjà dépassée. Mais il se peut aussi que dans une situation où ces pays auraient la « souveraineté », c'est-à-dire l'indépendance politique suffisante pour pouvoir commercer librement avec leurs voisins occidentaux, ils ne dédaignent pas une forme d'union lâche avec l'URSS. Cela permettrait aux couches privilégiées locales de servir de marchepied du capital occidental vers l'Union Soviétique. Quelles ambitions plus vastes et plus rémunératrices les couches privilégiées de ces minuscules républiques, développées par rapport au reste de l'URSS, mais sous-développées par rapport à l'Europe Occidentale, pourraient-elles avoir ? Et au fond, la bureaucratie centrale elle-même peut trouver son intérêt à avoir ce type de fenêtre économique vers l'Occident.

Il est bien plus difficile d'apprécier les perspectives que sont en train de se donner les mouvements nationalistes en Arménie ou en Géorgie. Il y a apparemment dans les deux Républiques, relativement développées, cultivées et riches, une forte aspiration à l'autonomie par rapport à l'État central russe ; mais les perspectives d'indépendance se heurtent à la crainte d'aboutir à de minuscules États enclavés. Pour ce qui est des Arméniens, d'être pris de surcroît en tenaille entre un État turc puissant, et un voisinage d'Azéris également turcs. On a vu comment, même dans le cadre de l'Union Soviétique, l'Azerbaïdjan est parvenu à priver l'Arménie de produits essentiels, en imposant à cette dernière un blocus et en coupant les principales routes et voies de chemin de fer qui y mènent.

Et puis, de part et d'autre de la mer Caspienne, il y a ces républiques azérie, tadjik, ouzbek, turkmène, kirghiz, kazakh, aux populations essentiellement turques (et, pour ce qui est des Tadjiks, apparentées aux Iraniens) et musulmanes. Elles ont en commun d'être les Républiques les plus pauvres de l'Union. Le Monde diplomatique a publié récemment une interview donnée par un des dirigeants du Front populaire d'Azerbaïdjan qui, parlant de l'ensemble de ces Républiques, s'écrie : « Ils ont fait de nos terres un enfer. Les entreprises sont mal tenues, les conditions de travail sont nocives. Mais regardez ce qui se passe dans les usines d'Ivanovo (au Nord de Moscou) ; c'est le règne de la propreté, de l'ordre, les syndicats offrent des voyages pour les vacances, les femmes portent une petite blouse ». L'auteur de l'interview est un intellectuel, il n'a probablement pas souffert lui-même des « conditions de travail nocives ». Mais quelles peuvent être les conditions de vie des travailleurs azéris, tadjiks, etc., si même la « propreté » et « l'ordre » d'Ivanovo peuvent passer pour un modèle et la « petite blouse » des ouvrières moscovites pour un rêve inaccessible...

Ces régions de l'URSS ont été de tout temps les régions les plus pauvres. Dans la période de gros investissements de l'industrialisation accélérée (dans les années 30 surtout) elles ont bénéficié d'un gros apport central. Des usines ont poussé. Mais on a, aussi, imposé la monoculture, notamment du coton en Ouzbekistan. Quelques-unes des grandes villes d'aujourd'hui sont la création volontariste de cette époque (elles comptent d'ailleurs une forte proportion de Russes parmi leurs habitants). Mais l'effort s'est relâché par la suite. Moscou lui-même n'avait plus d'argent. La progression économique des républiques d'Asie Centrale s'est considérablement ralentie, bien avant celle de l'ensemble de l'URSS. La réalité économique de ces Républiques transparaît même dans les statistiques soviétiques (qui sont cependant à manipuler avec des pincettes). Si l'on attribue au produit national brut par habitant de l'ensemble de l'URSS l'indice 100, en 1940 celui de l'Ouzbékistan aurait été 108, du Tadjikistan 89, de la Turkménie, 113. En 1986, toujours sur la base de 100 pour l'ensemble de l'URSS, les chiffres pour les trois républiques d'Asie Centrale n'auraient été respectivement que 43, 34 et 34.

On comprend combien cette stagnation économique, qui se concrétise pour la classe ouvrière par l'accroissement du nombre de chômeurs - officiels ou déguisés - par le bas niveau de vie, par l'attente sans fin d'un logement, par une pénurie plus grande encore que dans la République russe (ce qui n'est pourtant pas peu dire), par l'absence d'espoir, peut être explosive. On comprend, aussi, comment la morgue des bureaucrates russes - ou apparaissant comme à la solde des Russes - peut donner à ces explosions un caractère national, voire racial.

Le correspondant du journal Le Monde a rapporté comment, durant les émeutes de Douchambé, déclenchées par des rumeurs d'arrivée massive d'Arméniens, la chasse aux Arméniens hypothétiques s'est transformée en « chasse aux Russes » (les dits Russes pouvant d'ailleurs être aussi bien des Ukrainiens, des Biélorusses, voire des Baltes). Il s'était produit quelque chose de semblable en Azerbaïdjan. La haine de « l'Arménien » s'est retournée d'autant plus volontiers contre les Russes que, sous le tsarisme déjà, la bourgeoisie et la petite-bourgeoisie arméniennes, longtemps économiquement dominantes dans le Caucase, et la bureaucratie tsariste paraissaient alliées. Il était facile de pousser une population azérie pauvre, victime du chômage, humiliée là encore par la morgue de la bureaucratie, vers un exutoire qui mélangeait Arméniens et Russes dans une même haine.

Eclosion de forces bourgeoises

Le constat que faisait Trotsky du fait que « l'avant garde prolétarienne a laissé le mouvement national » lui « glisser des mains » est plus vrai dans les circonstances actuelles qu'au temps de Trotsky. L'avant-garde a été complètement démoralisée, sinon détruite, par la bureaucratie. Le silence du prolétariat des régions périphériques est l'expression de cette absence d'organisations prolétariennes. On a vu pourtant durant les grèves d'Arménie la puissance numérique de la classe ouvrière dans ce pays. On a vu que les pogroms anti-arméniens sont partis des quartiers pauvres de Soumgaït. La classe ouvrière est physiquement présente, mais en l'absence d'organisations politiques représentant ses intérêts, elle se mobilise derrière des forces bourgeoises ou réactionnaires.

Les forces bourgeoises, nationalistes ou cléricales, ont aussi été décimées durant les années les plus dures de la dictature stalinienne. Mais il leur est infiniment plus facile de se reconstituer. D'abord parce qu'elles n'ont jamais complètement disparu : la bureaucratie qui a massacré l'avant-garde révolutionnaire prolétarienne représentée essentiellement par le trotskysme, a toujours composé, dans une certaine mesure, ne serait-ce qu'avec les forces cléricales. Et puis, parce que les facteurs internationaux sont essentiels en la matière.

La difficulté de la renaissance de forces politiques se référant aux intérêts de classe du prolétariat en Union Soviétique reflète évidemment l'absence ou, si l'on veut être optimiste, l'extrême faiblesse de ces courants à l'échelle du monde. Les forces bourgeoises, elles, bénéficient de tout le poids de la bourgeoisie mondiale, et des multiples canaux par lesquels cette influence peut pénétrer.

Ce rapport de force général se concrétise d'une multitude de façons suivant les nationalités. On a vu, au moment de la mobilisation nationaliste en Arménie, la puissance, l'impact de la diaspora arménienne, et ses liens avec la République d'Arménie. La diaspora arménienne est particulièrement présente et surtout, riche. Il n'est pas étonnant qu'elle se soit le plus fait entendre.

Mais les barbelés de la bureaucratie n'ont pas coupé les autres peuples non plus de leur voisinage de l'autre côté des frontières (pas plus qu'ils ne les ont coupés de leur propre passé). Les républiques baltes ont conservé une multitude de liens avec la Scandinavie, d'autant que pour ce qui est des Estoniens en particulier, leur langue les rend aptes à communiquer avec les Finlandais, à écouter leurs radios et télévisions, etc. A quel point tout cela constitue une attraction puissante, l'exemple de la force d'attraction de l'Allemagne de l'Ouest sur l'Allemagne de l'Est vient de le démontrer.

Mais du côté du Caucase, de l'Asie centrale plus encore peut-être qu'en Europe, la frontière de l'Union Soviétique, héritée du tsarisme, de ses conquêtes et de ses rivalités liées au rapport de forces mouvant avec les puissances impérialistes qui opéraient dans la région - l'Angleterre surtout - passe bien souvent au milieu des peuples. Les Tadjiks s'apparentent aux Iraniens. Il y a plus d'Azéris sous l'égide de l'État d'Iran que dans la république d'Azerbaïdjan. De façon plus générale, les Azéris, les Ouzbeks, les Turkmènes, les Kazakhs, les Kirghizes, et au-delà même, les Tatars ou les Bachkirs dont les républiques ou les régions autonomes se trouvent loin à l'intérieur de la République russe, sont des rameaux plus ou moins séparés d'une même population de langue turque, dont l'intelligentsia est travaillée de longue date par des idées « panturquistes » (le panturquisme est même une création de l'intelligentsia tatare, pendant longtemps le plus évolué de tous les peuples turcs). En additionnant tous ces peuples, il y a plus de Turcs à l'intérieur de l'Union Soviétique qu'il n'y en a en Turquie.

Une telle addition n'a rien d'artificiel. A en croire le dirigeant du Front populaire d'Azerbaïdjan déjà cité, eux en tout cas, ils font ce type d'addition. « Le Front Populaire d'Azerbaïdjan » , affirme-t-il, « considère l'URSS comme un État dual, composé de musulmans et de chrétiens ou, plus exactement, de Turcs et de Slaves. C'est pourquoi, notre tactique est tout autre que celle des peuples baltes. Nous n'envisageons pas de sortir de l'URSS car ce serait sortir de l'entité turque. Mais la sécession des républiques baltes nous serait bénéfique car, sur les trois peuples chrétiens européens de l'URSS, l'un disparaîtrait. Voilà qui renforcerait l'influence musulmane en URSS. C'est pourquoi nous devons avoir de la sympathie pour les efforts que vous faites. »

L'homme qui parle n'est représentatif peut-être que d'une phase transitoire du mouvement nationaliste azéri. D'autres forces, plus réactionnaires et plus religieuses encore sont au travail.

Et c'est là, aussi, où l'on mesure toute l'étendue des crimes de la bureaucratie. Cette interpénétration des peuples a été, dans les années de la révolution, un puissant facteur révolutionnaire, un puissant levier susceptible de soulever les peuples opprimés d'Iran, d'Afghanistan, de Turquie contre leurs exploiteurs, et de les attirer dans le camp de la révolution prolétarienne. Ce facteur a beaucoup contribué à ce que le jeune pouvoir soviétique garde les peuples azéri, ouzbek, etc., dans le cadre de l'Union Soviétique. Il n'a cependant pas eu le temps de se déployer pleinement avant la dégénérescence stalinienne. Par une sorte de retour de flamme dont la responsabilité incombe entièrement à la bureaucratie, à son oppression, en particulier nationale, ce sont aujourd'hui l'Iran avec ses ayatollahs moyenâgeux, ou les chefs de la résistance afghane qui ne valent guère mieux, qui exercent de l'influence sur les peuples turc ou tadjik de l'URSS.

Mais, pour se propager, le nationalisme n'a même pas forcément besoin de renouer avec des forces nationales ou cléricales situées ou réfugiées à l'extérieur. En Azerbaïdjan, avant que le Front Populaire nationaliste émerge, ce sont les cadres du PC lui-même, de la mafia d'Aliev qui servaient de vecteur à la propagation de ces idées. Dans les pays baltes, ce n'est pas seulement autour des Eglises que se sont reconstituées les forces nationalistes aujourd'hui dominantes ; dans certains cas, plus encore autour du PC local. Les dirigeants de ces PC ont été d'autant plus enclins à épouser, et à précéder, la cause nationaliste, que leur peuple avait toutes les raisons de leur reprocher d'avoir été les « hommes des Russes », les hommes de l'oppression nationale. Pour eux, brandir le drapeau estonien ou letton avant même que les peuples eux-mêmes les y poussent, était une manière d'anticiper sur l'évolution ultérieure des choses et de se racheter une conduite.

Pour la renaissance d'une politique proletarienne

Tous ces courants politiques centrifuges, « bourgeois démocratiques » ou « cléricaux réactionnaires », puisent leur force dans l'aspiration réelle des masses des nations périphériques à un changement politique, économique et social. Le véritable problème, c'est l'inexistence de courants politiques capables de prendre en charge, du point de vue des intérêts du prolétariat dans son ensemble, ces aspirations au changement absolument légitimes, même si elles prennent en partie la forme de revendications nationales.

Si, en l'absence de l'apparition d'un tel courant - ou en raison de son apparition trop tardive - les forces centrifuges devaient conduire à un éclatement de l'URSS, et à l'apparition d'une multitude de mini-États qui seraient inévitablement les jouets des puissances impérialistes, ce serait, d'un point de vue historique et général, sans doute un recul.

Mais les révolutionnaires qui se placent sur le terrain des intérêts politiques du prolétariat n'en reconnaissent pas pour autant à la bureaucratie le droit de maintenir l'unité de l'Union Soviétique par la force.

Prenant sans réserve position pour l'indépendance de l'Ukraine à l'approche de la Deuxième Guerre mondiale, Trotsky répondit à ces « amis du Kremlin » qui « hurlaient, épouvantés » à « i l'affaiblissement militaire de l'URSS » : « ..l'URSS est affaiblie par les tendances centrifuges sans cesse grandissantes qu'engendre la dictature bonapartiste. En cas de guerre, la haine des masses pour la clique dirigeante peut conduire à l'écroulement de toutes les conquêtes sociales d'Octobre. L'origine de ces dispositions défaitistes se trouve au Kremlin. »

S'en prenant à ceux qui évoquaient les considérations historiques générales « sur la supériorité de l'unification socialiste des nations sur leur division » pour justifier le rôle centralisateur de la bureaucratie, Trotsky ajouta par ailleurs : « Assurément, la séparation de l'Ukraine constitue un risque en comparaison d'une fédération socialiste volontaire et égalitaire ; mais elle constituera un acquis indiscutable par rapport à l'étranglement bureaucratique du peuple ukrainien. »

La bureaucratie, sous Gorbatchev, n'est pas plus capable de résoudre correctement la question nationale de ces pays que sous ses prédécesseurs. A plus forte raison, elle est incapable de résoudre la « question sociale » qui, dans les parties les plus pauvres de l'Union Soviétique en particulier, sous-tend la « question nationale ». Car cette « question sociale » découle tout simplement de l'exploitation de la classe ouvrière au profit de la bureaucratie et des couches privilégiées « soviétiques » et, par leur intermédiaire, au profit de la bourgeoisie mondiale.

Même lorsque Gorbatchev tente de se donner le beau rôle en faisant intervenir ses chars à Bakou pour sauver les Arméniens, ou à Douchambé, pour sauver les ressortissants russes, il ne mérite pas plus la confiance.

La bureaucratie soviétique elle-même est un facteur contre-révolutionnaire en URSS. Les révolutionnaires communistes n'ont pas à avoir la moindre solidarité vis-à-vis de la bureaucratie centrale, si elle intervient contre des peuples dans les diverses républiques pour les maintenir dans le cadre de l'URSS, même si c'est apparemment contre des bureaucraties locales, voire des forces se revendiquant d'idées bourgeoises ou réactionnaires.

Mais bien entendu, si le courant communiste révolutionnaire a le devoir de prendre clairement position sur cette question contre la bureaucratie, même « gorbatchévienne » - à plus forte raison une organisation révolutionnaire militant en URSS même devrait être sans équivoque là-dessus - il a le devoir de s'opposer avec autant de clarté à toutes les forces nationalistes, à la politique qu'elles mènent et aux perspectives qu'elles représentent.

Les bureaucrates baltes devenus des représentants politiques de la bourgeoisie internationale dans leur pays, n'incarnent de perspectives de salut que pour les couches privilégiées. A plus forte raison, les forces cléricales qui, en Azerbaïdjan ou au Tadjikistan, présentent l'Iran comme modèle. Les cas de viols de jeunes filles tadjiks à Douchambé durant les émeutes, simplement parce qu'elles étaient habillées à l'européenne, que la presse a rapportés, sont peut-être le fait d'un nombre limité de voyous. Ils représentent cependant, peut-être, l'influence des forces cléricales sur une partie des masses, y compris prolétariennes.

Le problème d'une organisation révolutionnaire ne serait donc pas de choisir entre ces forces-là et les forces centralisatrices de la bureaucratie. Ce serait, au contraire, de combattre pour le renversement révolutionnaire de la bureaucratie par le prolétariat. Ce qui implique le combat politique pour arracher le prolétariat à l'influence des forces « nationales-bourgeoises » aussi bien que cléricales-réactionnaires.

Le piège de la situation actuelle pour la classe ouvrière des nations allogènes pour lesquelles l'oppression sociale, l'oppression nationale et les conflits inter-ethniques sont solidement entremêlés, c'est que leurs « élites » nationalistes, même les plus démocratiques, ne peuvent en aucun cas, et ne veulent pas lui offrir la perspective de se libérer sur le plan social. Pour cette raison même, elles ne peuvent même pas leur offrir une perspective d'émancipation nationale véritable. Ces « élites » nationalistes cherchent en général à composer sinon avec la bourgeoisie internationale, ce qui ne leur est pas forcément possible, du moins avec la bureaucratie centrale, sur la base d'un rapport de force où les masses même mobilisées, si elles restent derrière les forces nationalistes - ou pour ce qui est des minorités russes dans les Républiques périphériques derrière la bureaucratie centrale - ne compteront que comme des éléments passifs dans les marchandages présents et à venir. Gorbatchev accepte d'ailleurs tout à fait le marchandage avec toutes sortes de dirigeants nationalistes, voire en prend l'initiative. Et même des marchandages imposés par les coups de boutoir des masses peuvent parfaitement aboutir à un compromis satisfaisant et pour la bureaucratie centrale, et pour les couches privilégiées locales, sur le dos des masses. Les secondes pourraient y gagner une autonomie plus grande, des places plus assurées dans l'appareil local de l'État et du parti, la gestion des entreprises « nationales », etc. La première pourrait intégrer ces concessions dans le cadre général de la « restructuration » et redonner par la même occasion la main pour le maintien de l'ordre à des dirigeants bénéficiant, sur la base du nationalisme, de plus de crédit auprès des masses que les exécutants directs de la bureaucratie centrale.

Le piège aujourd'hui enferme doublement la classe ouvrière de ces régions : la jeter dans les bras des « élites » dirigeantes qui mènent le combat de leur classe même lorsque ce n'est pas un combat franchement réactionnaire, et surtout la couper des prolétaires d'autres nationalités, voire les opposer les uns aux autres. Tout en combattant la bureaucratie centrale de la façon la plus vigoureuse, y compris en se faisant solidaires du sentiment d'oppression nationale des prolétaires de leurs peuples, les révolutionnaires azéris, arméniens, tadjiks, etc., devraient s'élever avec autant de vigueur contre toute politique opposant prolétaires de ces différentes nationalités les uns aux autres.

Il est impossible de mesurer exactement, sans militer dans le pays, les dégâts causés par la bureaucratie, relayée par les forces nationalistes pour autant qu'elles soient distinctes, contre cette « solidarité prolétarienne de classe » dont parlait Lénine. oeuvrer pour rétablir cette solidarité de classe des travailleurs d'ethnies différentes serait sans doute une des tâches essentielles pour des révolutionnaires prolétariens d'URSS. La question concrète se pose de façon différente d'une république à l'autre. Les réponses concrètes le seraient sans doute aussi. Mais elles devraient, à coup sûr, ne pas tourner le dos dans les républiques périphériques à la forme nationale que prennent les aspirations des masses.

La difficulté principale serait évidemment de proposer une politique qui ne se place pas à la remorque des mouvements dominants réactionnaires actuels, et d'être capable d'offrir au prolétariat une voie indépendante. Se poserait évidemment aussi pour les révolutionnaires des nations allogènes le problème de l'avenir de l'URSS dans son ensemble. L'avenir n'est évidemment pas dans la dispersion entre petits États. Si la classe ouvrière reprenait l'initiative, si elle parvenait au pouvoir, elle proposerait la perspective d'une unification débarrassée de l'oppression. Mais nul ne peut prévoir, abstraitement, par quel chemin cette unité pourrait se refaire sur d'autres bases que celle de l'oppression bureaucratique commune. Peut-être devra-t-elle passer par une phase d'indépendance des peuples aujourd'hui opprimés. Mais tout le problème, c'est que le prolétariat reprenne l'initiative et cela ne pourrait se faire qu'en donnant des perspectives révolutionnaires prolétariennes aux désirs de changement des masses ouvrières. Et dans le contexte actuel de méfiance des masses des nations périphériques vis-à-vis de ce qui vient de l'URSS, cela impliquerait la défense inconditionnelle du droit de chaque peuple à disposer de lui-même, y compris évidemment à la séparation de l'Union Soviétique, car s'il n'est pas question de se retrouver alliés des forces nationalistes réactionnaires dans ces pays, il n'est pas question non plus de se trouver alliés de fait à la bureaucratie centrale.

17 février 1990

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