Union Soviétique : agitation électorale01/03/19891989Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1989/03/23_0.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Union Soviétique : agitation électorale

 

Dans un contexte où, pour reprendre l'expression du rédacteur du Monde, « les intellectuels, journalistes et écrivains ne se demandent pas ce qu'ils peuvent dire ou ne pas dire » mais « testent les limites de l'interdit en marchant et il apparaît que rien - ou presque - n'entrave actuellement leur progression », les réunions pré-électorales et électorales se sont transformées dans beaucoup d'endroits en une sorte d'arène où, au travers de débats parfois houleux, d'affrontements et d'interventions, s'est dessiné une sorte de vie politique. Une vie politique qui, parfois, a débouché sur la rue. Le meeting en faveur de Boris Eltsine, haut bureaucrate, ex-maire de Moscou qui passe pour le chef de file de l'opposition réformatrice dans le Parti, ce meeting interdit, s'est transformé en manifestation improvisée, entraînant une dizaine de milliers de personnes dans la rue. Ce n'est pas beaucoup, mais cela ne s'était pas vu depuis longtemps ; et pas dans une république périphérique, où les derniers mois ont habitué à des manifestations autrement plus nombreuses, mais dans la partie russe de l'URSS et qui plus est, dans la capitale.

Hors de certaines Républiques périphériques, seule une fraction de l'intelligentsia et de la bureaucratie participe réellement, c'est-à-dire plus ou moins activement, à cette vie politique qui s'ébauche en particulier dans la République russe, noyau de l'Union Soviétique. Il est par exemple significatif que les candidats, quand ils n'étaient pas de l'appareil, étaient dans la majorité des cas des directeurs d'entreprise, des managers, des hauts cadres, ou encore, des écrivains, des scientifiques, des artistes de renom, etc., rarement des ouvriers.

Mais la campagne électorale et surtout, pré-électorale, a fourni l'occasion à des interventions courageuses et passionnées dans les salles lors des réunions, dénonçant parfois non seulement le passé de l'ère stalinienne ou brejnevienne, mais aussi le présent. Des personnalités se sont mises en avant, en essayant d'occuper une place sur un échiquier politique qui semble se dessiner. Et au-delà de cette minorité, il y a tout de même de l'intérêt pour la politique, plus large. Un intérêt passif jusqu'à présent. Mais il se reflète dans l'accroissement de la vente des quotidiens, souvent épuisés dès les premières heures du matin et dans les discussions, y compris dans les entreprises.

Des forces politiques commencent à apparaître, à se différencier ; à se combattre ou à se combiner, en dedans comme en dehors du Parti. Sans que les courants politiques qui commencent, prudemment, à se définir, épousent nécessairement le clivage entre ceux qui sont dans le Parti et ceux qui n'y sont pas.

Le stalinisme monolithique, en tant qu'expression politique de la bureaucratie, serait-il en train de mourir ? Pour une bonne partie des commentateurs occidentaux, c'est chose faite. C'est pour le moins anticiper. Et quant à parler de démocratisation... Mais l'opinion publique bourgeoise d'Occident a de tout temps été assez compréhensive à l'égard du stalinisme, même sous ses formes les plus féroces, en tant que force de stabilisation de la société soviétique, pour ne pas suivre avec bienveillance, ses toutes dernières tentatives de mise à jour.

 

Les forces politiques qui apparaissent

Cela dit, la situation en Union Soviétique recèle des possibilités d'évolution politique difficiles à imaginer sous le morne immobilisme brejnevien, sans même remonter plus loin. Mais lesquelles ? Et quelles sont les forces politiques qui ont su profiter de l'assouplissement de la dictature décidée par la haute bureaucratie, pour agir dans quel sens ?

Pas dans le sens de la volonté de renouer avec la lutte de classe internationale du prolétariat ou avec le communisme révolutionnaire. Plutôt même dans le sens contraire.

Laissons ici de côté l'irruption brutale du nationalisme dans les républiques périphériques de l'URSS. Ce qui apparaît de l'activité politique des différents courants en Russie même, est certainement la partie émergée de l'iceberg. Et il est tout à fait raisonnable d'imaginer qu'en dehors de ceux qui ont la vedette dans la presse occidentale, il y a d'autres regroupements et que parmi eux, il en est qui militent à contre-courant du courant général.

Mais le courant général, lui, charrie plutôt les idées d'une rupture plus complète d'avec le communisme ; d'avec les mots sinon d'avec la chose, car sur ce plan, la bureaucratie et le stalinisme représentaient de longue date déjà une rupture radicale.

Il ne s'agit pas seulement des courants pro-occidentaux qui préconisent, en guise de remède aux maux de l'économie soviétique, comme l'a fait Sakharov dans sa « plate-forme électorale », publiée par une partie de la presse, le ikerning28expnd-1expndtw-3 « libre marché de la main d'oeuvre, de moyens de production, de matières premières et de semi-produits. Promotion de la production par bail, par les coopératives et par les sociétés par action(...). Donner en bail ou à des sociétés d'actionnaires les entreprises industrielles non rentables. Morceller les grandes entreprises afin de stimuler la concurrence et ne pas admettre que les monopoles dictent leurs prix... » etc.

Il ne s'agit pas non plus seulement d'un courant comme « Pamiat » qui affiche son chauvinisme grand russien et son anti-sémitisme et qui bénéficie manifestement du soutien et de la protection d'une partie de l'appareil lui-même. Encore que « Pamiat » dont l'importance organisationnelle et l'influence directe demeurent encore fort limitées reflète la mentalité d'une partie de la bureaucratie et préfigure une des voies de son évolution politique possible. Il est par exemple caractéristique que tout en se référant au « passé russe » incarné par les tsars, par l'église orthodoxe, à leurs guerres de conquêtes ; tout en rejetant et le communisme et le capitalisme occidental « trop démocratique », « Pamiat » trouve de grandes vertus à Staline. Dans le creuset représenté par la mouvance de « Pamiat » s'élabore en tout cas une sorte de populisme réactionnaire, susceptible de permettre à la petite bureaucratie russe de ne pas déroger à ses habitudes de se poser en représentant du « pouvoir de la classe ouvrière », tout en exhibant son conservatisme transformé en vertu et aspirant à un « retour à l'ordre » musclé où personne n'osera, comme au bon vieux temps, mettre en cause la toute-puissance du parti unique au pouvoir.

Mais, le débat d'idées permis par la perestroïka, est l'occasion même pour cette fraction de l'intelligentsia et de la bureaucratie qui s'exprime et qui exprime ses aspirations réformatrices, de se débarrasser progressivement de ses références aux communisme, à la Révolution de 1917, à la lutte de classe.

Les commentateurs occidentaux se réjouissent volontiers que les « regards critiques » ne soient pas seulement portés sur Staline et sa dictature, mais au-delà, sur la révolution elle-même. Au temps de sa jeunesse, la bureaucratie stalinienne éprouvait le besoin de cacher sa trahison du communisme et des intérêts du prolétariat, en se posant comme l'incarnation du communisme et de la dictature du prolétariat. Une partie de la bureaucratie semble penser aujourd'hui que cela n'est plus nécessaire - ou en tous les cas, il y a des intellectuels pour penser cela pour elle. Il n'est pas dit qu'elle soit majoritaire, à en juger par la lenteur et la prudence de ces révisions ; et à en juger, aussi, par le fait que, dans les débats politiques de la campagne pré-électorale, ce sont bien souvent les candidats de l'appareil qui se sont posés en défenseurs des intérêts de la classe ouvrière et ont affiché leur « communisme ».

Que la bureaucratie prenne ses distances, cette fois y compris en paroles, à l'égard du communisme, ce ne serait que la reconnaissance d'un état de fait. Ce ne serait pas la fin d'un système, sûrement pas, mais seulement de cet ensemble de mensonges destinés à présenter cette société soviétique, où la classe ouvrière est écrasée par une dictature brutale et où persiste l'inégalité sociale, comme l'incarnation du communisme. Il n'est pas du tout dit que la bureaucratie puisse se passer complètement de ce type de mensonges. Mais le sens de ses intentions est clair. Si dans ce mouvement de remue-ménage des idées, la haute bureaucratie accepte que l'on reparle des grandes figures du bolchevisme persécutées et assassinées par Staline y compris de ceux, Trotsky en tête, qui ont toujours combattu la bureaucratie au nom de la révolution prolétarienne, ce ne sont là que les sous-produits d'une évolution qui vise non pas à renouer avec Octobre 17 et la perspective qu'il incarnait, mais au contraire, à officialiser le fait qu'on l'a depuis longtemps renié.

 

Débats d'idées sur fond d'immobilisme social

Tout cela, ce ne sont cependant que des idées qui bouillonnent, qui cherchent à s'affirmer plus ou moins prudemment, reprises par des minorités, plus ou moins encouragées par le pouvoir.

Mais la société soviétique, c'est autre chose ; ce sont 250 millions d'individus sur le territoire le plus vaste du monde, avec leurs rapports sociaux, avec leur vie matérielle, avec leurs traditions et leur passé également. Ni la vie matérielle des ces millions, ni leur rapports sociaux, n'ont changé sous les quatre ans de règne de Gorbatchev.

Pendant que le premier secrétaire fustige les bureaucrates du haut de son poste de responsable en chef de la bureaucratie, celle-ci domine la société, magouille, vole, assure ses privilèges et essaye de s'enrichir comme elle peut. Elle n'a que faire des questions philosophiques sur la légitimité de son existence qui remuent certains intellectuels elle se contente d'exister. Elle peut être sensible au délabrement général de l'économie et prête à écouter ceux qui lui trouveraient une recette pour y remédier ; mais elle est en même temps le principal responsable de ce délabrement, pour la part de la responsabilité qui incombe en tout cas à l'organisation sociale soviétique et pas à la pression de l'économie capitaliste mondiale.

La pénurie qui, rappelons-le en passant, n'a pas diminué sous Gorbatchev mais s'est aggravée, n'est pas seulement due à la pauvreté générale du pays et aux répercussions sur l'économie soviétique de la crise de l'économie capitaliste mondiale, bien que tout cela joue évidemment. Le fait que même les produits de première nécessité, que des produits alimentaires que l'Union Soviétique est tout à fait capable de produire en quantité nécessaire, voire produit déjà, soient cependant manquants dans les magasins, est vraiment dû aux vols et aux détournements du système bureaucratique, aux mafias diverses qui orientent vers le marché noir - c'est-à-dire vers le véritable marché - les produits détournés du système commercial. Il est dû à l'irresponsabilité profonde d'une couche de gestionnaires qui, d'un côté, n'est pas soumise au contrôle de la société et qui, de l'autre, n'est même pas soumise au contrôle, en tous les cas direct, du marché et de la recherche du profit.

Une partie de cette bureaucratie peut être, à l'instar de ses responsables politiques, préoccupée par la faillite économique évidente du système et ne pas se contenter de l'explication obligeamment propagée dans la presse, selon laquelle une bonne partie des travailleurs sont fainéants et bien trop payés pour ce qu'ils font. Mais que faire ?

Il est infiniment plus facile de remuer des idées que de remuer la société. Pour remuer des idées, quelques intellectuels suffisent, à condition qu'on leur donne la parole et un minimum de garantie qu'ils ne seront pas fusillés s'ils s'avancent. Pour remuer la société, il faut des forces sociales. Mais lesquelles, et pour aller dans quel sens ?

Les deux seules couches qui sont, un peu, remuées par l'agitation politique actuelle, ce sont la bureaucratie elle-même, et l'intelligentsia. Mais la bureaucratie ne veut pas vraiment que les choses changent, par intérêt social. L'intelligentsia, par lâcheté, sociale elle aussi.

Un article intéressant (daté du 10 février 1989) de Bernard Guetta dans ikerning28expnd-1expndtw-3 Le Mondei0kerning28expnd-1expndtw-3 rapporte les réflexions désabusées du directeur de l'Institut d'Economie de l'Académie des sciences, Léonide Abalkine, un des conseillers les plus écoutés de Gorbatchev à ce qu'il paraît, qui estimait à plusieurs générations le temps nécessaire pour effectuer les réformes qu'il considère indispensables pour sortir l'économie soviétique du marasme. « Les solutions (que nous avons avancées aux débuts de la perestroïka) tablaient sur des forces sociales qui n'existent pas chez nous, ou seulement à l'état embryonnaire, et cela détermine la complexité, la durée des processus par lesquels nous avons à passer (car il faut avant tout) reconstituer l'humus (sur lequel la société pourra) se renouveler radicalement. » Et Abalkine ne cache guère que l'humus en question ce serait une « couche sociale de professionnels et d'entrepreneurs » qu'il n'appelle pas capitalistes mais tout le monde l'aura compris.

La presse réputée réformatrice cite volontiers en exemple ces « millionnaires soviétiques » qui ont l'esprit d'entreprise et qui réussissent, tout à fait légalement, à faire des profits de plusieurs centaines de milliers de roubles alors que le salaire courant est autour de deux cents roubles. Cette presse prend également volontiers parti pour ces « entreprises coopératives », sorte de petites sociétés à responsabilité limitée, dont les fondateurs réalisent des bénéfices confortables ; ici, dans la restauration ou la coiffure, là, dans l'informatique, plus généralement encore... dans la gestion des toilettes transformées de publiques en privées.

L'aspiration d'une partie de la bureaucratie à légaliser plus largement certaines formes d'appropriation privée est tout à fait manifeste dans ces articles. Derrière les savantes démonstrations d'économistes sur l'efficacité de l'entreprise privée dans certaines circonstances, il y a une aspiration bien plus profonde de la bureaucratie qui ne date certes pas d'aujourd'hui. Les revenus et les privilèges des bureaucrates sont trop liés à la place occupée dans la hiérarchie étatique ou économique, c'est-à-dire trop dépendants des aléas de la politique - ce ne sont pas les bureaucrates de la clientèle brejnevienne écartés par la coterie de Gorbatchev qui démentiraient ! - pour que nombre de bureaucrates ne soient pas enclins à favoriser des formes d'enrichissement légales indépendantes d'une fonction bureaucratique, et garanties par la propriété privée. Pour secondaires que soient les entreprises coopératives du point de vue économique, elles ouvrent néanmoins des perspectives intéressantes pour des bureaucrates ; sinon pour eux-mêmes, du moins pour leurs parents, rejetons ou alliés.

Tous ces articles décrivent cependant avec émotion et regret l'hostilité que ces entreprises doivent surmonter. Il ne s'agit pas seulement de difficultés administratives. Ni même seulement de l'hostilité de bureaucrates locaux « incapables de comprendre les innovations ». Il s'agit de l'hostilité de l'opinion publique à l'idée même de ces profits importants. Il n'est paradoxal qu'en apparence que dans cette société soviétique, où la masse de la population s'étonne à peine des exemples rendus publics de corruption à grande échelle de bureaucrates, du vol, des mafias bureaucratiques qui détournent le bien public, l'idée choque que l'on institutionnalise et reconnaisse comme légal le profit.

L'évolution engagée en Hongrie ou en Pologne sert évidemment d'exemple à ceux qui, dans la bureaucratie ou parmi les économistes, sont partisans de « reconstituer l'humus ». La question de savoir comment aménager une période de transition susceptible de permettre, sans secousses, avec un certain consensus social, de revenir à l'économie de marché et à la propriété privée d'une partie au moins des moyens de production, est discutée par certains économistes ou sociologues, y compris de ceux qui sont proches du pouvoir.

Mais l'Union Soviétique n'est pas la Hongrie ou la Pologne, justement. Elle porte la marque de cette révolution prolétarienne qui a créé un état de fait sur lequel l'évolution historique a bien du mal à revenir, même soixante-dix ans après et même si, en l'absence de rôle politique conscient de la part du prolétariat, tout pousse dans le sens de ce retour. Il ne s'agit pas seulement de cette extirpation radicale de la bourgeoisie à laquelle ni la Pologne, ni la Hongrie n'ont procédé, car les nationalisations effectuées d'en haut même au nom d'un pseudo-communisme, appuyées par une armée d'occupation étrangère, n'ont pas du tout le même caractère que des expropriations effectuées par la révolution prolétarienne, par toute une classe en lutte ! Il s'agit des traces laissées par la révolution prolétarienne dans la conscience collective, enfouies sans doute, déformées de longue date ; le souvenir de ces affrontements de classe, violents, mettant en mouvement, comme le font les révolutions, des millions de personnes, avec leurs passions aiguisées, et dont l'enjeu, à l'époque, était justement de débarrasser la Russie de « l'humus » de l'économie du profit et de la propriété privée.

La société soviétique de la bureaucratie est profondément conservatrice, au sens étymologique du terme ; elle conserve toute la barbarie passéiste et réactionnaire que la révolution de 1917 n'a pas extirpée, - et ne pouvait pas extirper hors d'une évolution sur des bases socialistes plus vastes, non limitées à la seule URSS, économique et culturelle, - que le stalinisme a exhumée à certaines périodes pour s'en servir, et dont « Pamiat » essaie de se constituer un capital politique : le chauvinisme, le mysticisme, la haine profonde de toute forme démocratique du pouvoir. Mais elle conserve aussi ce qui est dû à la révolution prolétarienne : la méfiance à l'égard de la propriété et du profit privés de la part d'un prolétariat vaste, nombreux qui, même lorsqu'il est passif, constitue une sorte de frein devant un certain type d'évolution de l'économie et de la société.

Les hésitations, plus même, l'immobilisme de fait de la bureaucratie conjointement à son agitation verbale, ne peuvent pas être compris sans cette donnée-là, une des données fondamentales de la société soviétique. Car si la parole connaît une véritable explosion, en tous les cas comparativement au passé, ce n'est pas le cas pour les faits.

Ce n'est pas la première fois que la bureaucratie tente une sorte de mise à jour dans le sens d'un rapprochement vers le mode de fonctionnement de l'économie et de la société capitaliste, d'un certain assouplissement politique, conjointement d'ailleurs à une collaboration accrue d'avec les puissances impérialistes. Les raisons de l'échec de Khrouchtchev alimentent toute une littérature dans les écrits « perestroïkistes ». Au-delà d'un ensemble de raisons variées, tenant à la personnalité de l'homme ou aux problèmes politiques concrets auxquels il fut confronté, il y a, peut- être, une raison générale qui peut pousser la bureaucratie à aller un peu plus loin sous Gorbatchev qu'elle ne le fit sous Khrouchtchev. Khrouchtchev est parvenu au faîte de son pouvoir - disons,à partir du XXème Congrès, en début 1956 à une époque d'essor des luttes du prolétariat. Le bloc soviétique, sinon l'Union Soviétique elle-même, était la principale arène - mais pas la seule ! - de cet essor du mouvement ouvrier : grèves, émeutes, voire insurrections armées en Allemagne de l'Est, en Pologne, en Hongrie. Au moins dans son glacis, la bureaucratie était contestée voire combattue du côté du prolétariat, et au nom d'idées qui, pour avoir été confuses, teintées de nationalisme etc., n'en mettaient pas moins en avant l'idée d'une réforme du « communisme » stalinien du point de vue des intérêts des travailleurs. La bureaucratie avait sans doute les mains moins libres, et pour « libéraliser » son propre fonctionnement, et pour faire des concessions trop ostensiblement favorables à l'enrichissement bourgeois de la bureaucratie.

Les tentatives gorbatchéviennes actuelles se situent dans un contexte international de poussée à droite, de silence du prolétariat, d'affaiblissement des partis du mouvement stalinien ou de leur social-démocratisation accélérée. Jouer à la « démocratie » peut apparaître d'autant moins dangereux que ceux qui en profitent, ce sont surtout les Sakharov, les nationalistes des nations périphériques, les Eglises, sans même parler de « Pamiat ». S'ajoute à cela « l'amicale » pression des puissances impérialistes, principalement des États-Unis devenus le « grand ami » de l'équipe gorbatchévienne, non pas dans le sens de la démocratisation en général, mais dans le sens de donner davantage la parole, à ceux, justement, qui défendent au sein de la société soviétique les valeurs du monde bourgeois, aux nationalistes, etc. Le repêchage in extremis de Sakharov à la députation est significatif de la sensibilité de la haute bureaucratie à cette pression et du fait qu'elle se sent assez sûre d'elle-même pour heurter les réactions d'un appareil à qui les sommets du pouvoir demandent tout de même de se déjuger dans cette affaire.

Ce contexte international et le fait qu'en Union Soviétique même ce n'est pas le prolétariat qui se met en avant pour revendiquer la liberté, la démocratie, en donnant à ces mots un tout autre contenu de classe que ce que les libéraux pro-occidentaux veulent lui donner, donnent certainement plus de marge à Gorbatchev.

Mais il est remarquable de constater à quel point il reste cependant prudent, à quel point Gorbatchev lui-même, le premier secrétaire grand ami de Reagan, retrouve par moments, lorsqu'il s'adresse à des ouvriers inquiets, à juste titre, d'une politique d'austérité accrue à leur égard, le vocabulaire « communiste » et parle de pouvoir prolétarien.

Les partisans occidentaux les plus chaleureux de Gorbatchev - et ils sont nombreux parmi les journalistes - ont considéré comme un recul grave, voire un échec définitif de la part de celui-ci de ne pas procéder à la « réforme des prix » qu'il avait pourtant annoncée. Et d'affirmer, avec juste raison de leur point de vue, que sans cette « réforme des prix », c'est-à-dire, sans que les prix des produits de première nécessité cessent d'être subventionnés, ou en tout cas, sans qu'ils soient moins subventionnés, il ne pourrait y avoir de convertibilité du rouble.

Au-delà de la convertibilité du rouble, il s'agirait d'une intégration plus directe de l'économie soviétique dans le marché capitaliste mondial. Une intégration non plus par l'intermédiaire de l'État - sous cette forme, c'est déjà fait - mais entreprise par entreprise.

Gorbatchev a reculé devant la décision. De peur des réactions de la classe ouvrière devant ce qui aurait signifié nécessairement une vague de hausses de prix ? Sans doute. Mais sans doute aussi par hésitation devant une perspective d'évolution dont la bureaucratie sait qu'elle ne pourrait pas la contrôler. Le régime encourage certes de plus en plus certaines entreprises soviétiques à tenter d'agir sur les marchés occidentaux ; à s'associer avec des entreprises occidentales en créant des sociétés mixtes. Mais il s'agit d'autorisations ponctuelles et pas de mesures générales susceptibles d'ouvrir des vannes de manière non contrôlable.

Alors, pour l'instant, la bureaucratie admet que l'on discute largement et même librement, de la direction dans laquelle elle souhaiterait bouger, mais bouge le moins possible.

Quant à l'intelligentsia, l'autre catégorie sociale en effervescence, elle est gorbatchévienne par conviction ou par calcul. Fréquentes sont les réflexions, même de la part de ceux qui sont hostiles au parti unique, voire qui sont ouvertement contre le communisme dans toutes les acceptions du terme, selon lesquelles il ne faut pas coincer Gorbatchev car alors, ce serait pire. Le pire invoqué, c'est souvent un retour à la dictature comme celle de Staline, mais cette fois ouvertement nationaliste grand-russienne et réactionnaire. Mais au-delà de ce « pire » -là, on sent chez les intellectuels une autre peur, moins avouée, celle de « l'explosion anarchique incontrôlable », celle, en fait, de ce prolétariat, omniprésent dans le pays, même s'il n'est pas politiquement actif fût-ce au degré où l'est l'intelligentsia. Et au fond, dans cet espoir mis par l'intelligentsia - en tous les cas, celle qui s'exprime - en Gorbatchev, il n'y a pas que les illusions en l'homme ou en ses réformes, il y a le constat que le Parti, tel qu'il est, est le principal élément de conservation de la société contre « l'anarchie » de la part de ce prolétariat dont l'intelligentsia se méfie profondément.

Cela dit, en Union Soviétique, l'intelligentsia elle-même est une vaste catégorie sociale de plusieurs millions de personnes, avec un bout qui se confond avec la bureaucratie, et un autre, avec le prolétariat. Elle n'a pas la force sociale suffisante pour remuer les choses mais elle a la capacité de remuer les idées. Et elle a l'avantage de se préoccuper de politique. Il n'est par conséquent nullement exclu qu'il se trouve en son sein des hommes et des femmes qui cherchent dans une autre direction que celle où porte le courant général. Et qui aient non seulement le courage physique de militer sur les idées du communisme révolutionnaire qui risquent de trouver moins de tolérance de la part de la bureaucratie que les idées qui montent en ce moment en surface ; mais qui aient, aussi, le courage intellectuel de rompre avec les préjugés qui commencent à être à la mode dans l'intelligentsia et qui reprochent, au fond, à la classe ouvrière et à la révolution non seulement le stalinisme et ses dégâts, mais l'arriération de l'URSS. Mais dans les conditions actuelles, ceux-là devraient militer à contre-courant.

 

Pour la renaissance politique du prolétariat

Malgré le remue-ménage gorbatchévien, la haute bureaucratie n'a pas « restructuré » grand-chose dans la société soviétique. Et elle ne voit manifestement pas elle-même comment elle pourrait le faire. Elle étale seulement désormais en public ses états d'âme et il est vrai que c'est, déjà, une grande première historique. Et peut-être, lourde de conséquences.

Les réformes politiques auxquelles elle essaie de procéder, comme une certaine tolérance envers l'expression publique de désaccords, comme ces simulacres d'élections, outre qu'elles lui sont nécessaires pour tenter de voir un peu plus clair dans le fonctionnement de son propre système, visent aussi, sans doute, à désamorcer un certain type de mécontentement en autorisant son expression institutionnalisée. A en juger par la popularité que s'est forgé le haut bureaucrate Eltsine, et la façon dont il a su se servir même de cette caricature d'élection, il y a une place pour des illusions électorales, même en Union Soviétique.

Mais le pouvoir de la bureaucratie ne pourra pas reposer sur les seules illusions « démocratiques », pas plus qu'il ne reposait, avant, sur le seul mensonge de la dictature du prolétariat en marche vers le communisme. Le pouvoir de la bureaucratie repose sur un appareil d'État puissant et, dans une large mesure, la bureaucratie en tant que couche sociale continue à se confondre avec son propre appareil. Cet appareil et toutes ses composantes, de la hiérarchie de l'armée au KGB, en passant par la milice, restent intacts. Il se peut que certains membres de cet appareil, habitués à se servir de la délation, de la matraque et des prisons comme forme de gouvernement, soient désorientés lorsque leurs dirigeants politiques les font jouer à la démocratie. Il se peut même qu'il faille en écarter certains, trop bornés pour comprendre, ou trop âgés pour s'adapter. A moins que ce ne soient eux qui finissent par se débarrasser d'un chef qu'ils ne comprennent pas. Les commentateurs trouveront là matière à démontrer la volonté démocratique de Gorbatchev contre l'appareil.

Mais de toute façon, l'appareil est là et par certains côtés, cette sorte de liberté de parole qui constitue le principal changement de l'ère de Gorbatchev, souligne son incapacité à changer les choses.

La société soviétique est une société bloquée. Cela ne signifie pas qu'elle n'est pas travaillée par une multitude de forces. Cela ne signifie pas que ces forces ne puissent pas la faire exploser. L'explosion peut venir de la classe ouvrière dont tout le monde annonce les réactions, même simplement si l'actuel état de pénurie continue et à plus forte raison, s'il s'aggrave. Mais elle peut aussi bien venir d'affrontements nationaux ; de réactions éventuelles à un retour à la répression brutale etc.

Cela signifie que, malgré les tentatives actuelles, la bureaucratie fait peser sur la société soviétique une chape de plomb qui la rend incapable de répondre aux problèmes les plus criants, à commencer par celui de nourrir et d'approvisionner correctement la population. Et il est peu probable, malgré les slogans officiels que la bureaucratie puisse donner le change, en « démocratisant » son pouvoir, en tous les cas, pas au-delà de ces « démocraties » à la brésilienne ou à l'argentine, et sans doute même en deçà.

La bureaucratie ne peut même plus se glorifier de ces taux de croissance supérieurs à ceux des pays capitalistes, qui ne devaient rien à sa gestion mais aux conditions créées par la révolution, mais qui lui servaient de justification.

Elle a en revanche trouvé, dans la collaboration de plus en plus poussée avec la bourgeoisie des puissances impérialistes, une sorte d'équilibre où chacun trouve son compte. Mais pas la société soviétique ! Car cet équilibre lui-même est basé sur le statu quo. Ce mélange d'idées qui apparaissent à la faveur de la libération actuelle de la parole, allant des plus réactionnaires aux plus fantaisistes, puisant dans le passé au mieux du côté de Boukharine ou... des socialistes révolutionnaires, au pire, du côté d'Alexandre Nevski ; se servant néanmoins parfois d'un vocabulaire communiste, exprime à sa façon que la société ne tourne pas rond.

Perestroïka ou pas, la bureaucratie ne représente pas un avenir pour la société soviétique. Cet avenir se décide entre d'une part la bourgeoisie impérialiste, apparemment de plus en plus encline à intégrer la bureaucratie, telle qu'elle est, dans son système, et d'autre part le prolétariat. Un prolétariat qui devra briser l'appareil d'État de la bureaucratie par les méthodes révolutionnaires et licencier les bureaucrates pour que l'Union Soviétique puisse s'engager, de nouveau, sur la voie de l'évolution vers le communisme.

23 mars 1989

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