Textes de la Conférence nationale de Lutte Ouvrière - Situation internationale - L'Afrique du Sud et la fin de l'apartheid01/10/19901990Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1990/11/35.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Textes de la Conférence nationale de Lutte Ouvrière - Situation internationale - L'Afrique du Sud et la fin de l'apartheid

 

Depuis quelques mois, le gouvernement sud-africain a engagé officiellement des négociations avec l'ANC. Le Parti National, celui des nationalistes afrikaners ségrégationnistes, qui officialisa le régime d'apartheid en prenant le pouvoir en 1948 et le développa depuis, faisait ainsi un tournant radical. Ces négociations, en effet, ont ouvertement pour but la mise sur pied d'une nouvelle constitution pour le pays, et ne peuvent aboutir, si elles aboutissent, qu'à la fin de cette politique d'apartheid. D'ailleurs, parallèlement aux négociations avec l'ANC, le gouvernement a continué à réduire la ségrégation légale dans la vie quotidienne et les services publics, ce qu'on appelait l'apartheid mesquin. Cependant, dans cette voie, comme dans celle des négociations, il procède par petites touches et avance avec une extrême prudence.

Si la rupture officielle avec la politique des quarante années précédentes ne date que de quelques mois, le changement se préparait depuis plusieurs années. La révolte généralisée de la population noire dans les années 84, 85 et 86, point culminant d'une période de luttes qui avait commencé au milieu des années 70, et durant laquelle une bonne partie des townships échappèrent, parfois pendant des mois, à l'autorité du gouvernement blanc, convainquit, semble-t-il, une bonne partie de la bourgeoisie sud-africaine qu'il fallait mettre fin à l'apartheid. La répression par la police et l'armée étouffa finalement cette révolte, mais une agitation permanente continua et il était évident qu'une nouvelle explosion pouvait survenir à tout moment.

S'ajouta à ce sentiment d'une partie, au moins, de la bourgeoisie locale, la pression des grands pays impérialistes, en premier lieu les États-Unis, tout aussi convaincus, et pour les mêmes raisons, qu'il fallait trouver une issue à la situation. Leur pression, politique - en mettant plus ou moins l'Afrique du Sud au ban des nations - , financière - retrait des investissements - , et économique - rupture de certains liens commerciaux - , même si ces mesures furent loin d'être strictement et toujours appliquées, a ajouté incontestablement aux difficultés du régime. A partir de 1985 des représentants éminents des capitalistes sud-africains, puis du régime lui-même, ont multiplié les contacts, théoriquement secrets, mais de plus en plus connus de tous, avec l'ANC, interdit depuis 1960, et ses chefs, en prison ou en exil.

Le président de la république précédent, P.W.Botha, prépara le tournant en concluant l'accord de cessez-le-feu en Angola et en Namibie. Cet accord conclu, sous l'égide des États-Unis et de l'URSS, avec le gouvernement angolais et Cuba qui avait alors un corps expéditionnaire de 50.000 hommes en Angola, ouvrait la voie à l'indépendance de la Namibie. Celle-ci, officiellement proclamée à la fin 89, y a instauré un nouveau régime, mettant fin à l'apartheid, et donnant le pouvoir à la SWAPO, l'équivalent namibien de l'ANC. Mais, en Namibie, la minorité blanche conserve ses biens comme sa place économique et sociale prépondérante. Il s'agissait bien d'un test pour vérifier qu'une telle solution, similaire à ce que la bourgeoisie peut espérer pour l'Afrique du Sud, était viable, et que l'ANC était prêt à l'accepter. L'exemple de la Namibie vérifiait aussi que l'URSS, qui soutient l'ANC, dans lequel le PC sud-africain joue un rôle important, pesait aussi dans le même sens.

L'arrivée de Frederik De Klerk à la présidence, à la place de Botha, démissionnaire pour raison de santé, n'a fait que déblayer la voie déjà ouverte. L'arrivée au pouvoir d'un homme nouveau a facilité le changement officiel de politique. Mais, par exemple, la première rencontre officielle du gouvernement de Prétoria avec Mandela, dans sa prison du Cap, fut organisée par Botha juste avant de démissionner, pavant ainsi la voie pour la politique de son successeur.

Dans les négociations avec l'ANC, comme dans le démantèlement de l'apartheid, le gouvernement avance lentement, petit pas par petit pas, comme le montre le calendrier suivi depuis un an : 15 novembre 89, libération des principaux dirigeants noirs sauf Mandela ; 13 décembre, nouvelle rencontre officielle de De Klerk avec Mandela, toujours emprisonné ; 11 février 90, libération de Mandela ; 2 mai, première rencontre gouvernement-ANC ; 7 juin, levée de l'état d'urgence dans tout le pays sauf au Natal.

Le gouvernement peut aller à son rythme car il tient toujours en main la situation. Mais, s'il procède avec cette lenteur calculée, c'est qu'il entend contrôler le processus qui doit tout à la fois donner un nouveau régime au pays, amener l'ANC dans des positions de pouvoir et faire disparaître l'apartheid. Le but serait d'arriver à ce résultat avec l'armée et la police du régime actuel toujours en place, toujours en charge du maintien de l'ordre dans le pays. Ce serait, en effet, la garantie que dans le régime post-apartheid la fraction bourgeoise de la communauté blanche, même si son statut privilégié légal disparaît, conservera ses privilèges sociaux et économiques. Ce serait même probablement la garantie que l'ANC devra se contenter de partager le pouvoir avec les dirigeants blancs actuels.

En acceptant de négocier les traits du futur régime sud-africain avec le gouvernement, l'ANC montre qu'il accepte d'avance ces bases.

Certes, l'ANC n'est sans doute pas en mesure de dicter ses propres conditions au régime de Prétoria. La lutte armée, que l'ANC a abandonnée officiellement cet été, n'a jamais atteint même le stade d'une guérilla de quelque importance ni constitué une gêne réelle pour la police sud-africaine. Ce sont les révoltes de masse des townships qui ont, seules, eu ce résultat.

Mais à travers les négociations actuelles, l'ANC est en train de faire la démonstration qu'il peut tomber d'accord avec le gouvernement et finalement se retrouver avec lui sur un même programme et un même but politique.

C'est que l'ANC, malgré la radicalisation, dans le langage comme dans l'action, imposée par la répression à partir des années 60, malgré ses liens avec le Parti Communiste et l'URSS, n'a jamais été une organisation socialiste ni révolutionnaire prolétarienne. Son but, clairement indiqué par son programme, tel qu'il figure dans la Charte de la Liberté, est une société démocratique bourgeoise, débarrassée de toute discrimination raciale légale, un programme qui correspond aux intérêts et aux aspirations de la bourgeoisie et petite-bourgeoisie noire. C'est pour cela qu'un accord fondamental est possible avec des représentants des classes dirigeantes blanches, ayant pris conscience que l'apartheid n'est plus possible et ne correspond donc plus aux intérêts des capitalistes eux-mêmes.

Le processus de convergence des politiques de l'ANC et du gouvernement se heurte à plusieurs oppositions.

Tout d'abord, il y a celle d'une partie de la communauté blanche, essentiellement afrikaner, jusqu'ici la base de masse du Parti National, qui voit dans la fin de l'apartheid la fin de ses privilèges. Les récents succès électoraux du Parti Conservateur, sur la droite du Parti National, sont la marque de cet état d'esprit, de même que le renforcement des groupes para-militaires racistes blancs. Une partie de l'armée et de la police partage certainement ces sentiments. Les choix des capitalistes sud-africains et le manque d'appui dans les métropoles impérialistes, privent cependant cette fraction de la communauté blanche de perspectives d'avenir, même si certains caressent certainement l'idée de s'opposer par tous les moyens, voire un coup d'État, à la politique de De Klerk. Les propositions du Parti Conservateur, la constitution d'un État purement blanc, sorte de bantoustan à rebours, montrent l'impasse politique dans laquelle ce courant se trouve, ce qui ne signifie pas qu'il ne cherche pas à peser sur le processus de négociation et à retarder la fin de l'apartheid.

L'ANC, lui aussi, rencontre des oppositions à ses prétentions de représenter, seul, la population noire.

Celle de l'Inkatha, un mouvement qui, malgré ou grâce à sa collaboration avec le régime a, semble-t-il, conquis une base de masse, même si c'est sur une base ethnique, dans la population zouloue. Celle aussi du PAC, le Congrès Panafricaniste, une vieille scission de l'ANC qui reprochait à celui-ci ses liens avec le Parti Communiste et d'admettre des Blancs dans ses rangs, ou encore celle des restes du mouvement de la Conscience Noire, comme l'AZAPO, eux aussi méfiants vis-à-vis de tout accord avec les politiciens blancs.

Aucune de ces oppositions ne semble cependant en mesure de proposer une alternative à la politique de l'ANC. Les ambitions de l'Inkatha se bornent à se faire admettre à la table des négociations à l'égal de l'ANC. Le PAC ou l'AZAPO, qui ne sont pas davantage socialistes ou révolutionnaires prolétariens que l'ANC, malgré leur réthorique, n'ont pas un programme fondamentalement différent de celui-ci. Ils peuvent compliquer le processus des négociations en cours, l'entraver même pendant un temps, mais certainement pas donner aux masses noires une autre issue à leur combat, même si la fraction de ces masses, dans la jeunesse semble-t-il, qui commence à s'interroger sur la politique de l'ANC, se tournait vers eux.

Seule la classe ouvrière sud-africaine pourrait faire en sorte que les luttes que les masses noires ont menées depuis quinze ans débouchent sur un changement de société plus radical, un changement non seulement politique, constitutionnel et légal, mais aussi social et économique. Cette classe ouvrière est puissante. Durant la dernière décennie, elle a constitué des organisations syndicales dont elle a imposé la reconnaissance aux capitalistes comme à l'État de l'apartheid, qui a pourtant tout fait pour que la classe ouvrière noire n'ait pas le droit de s'organiser. Ses luttes propres, notamment ses grèves, ont contribué à ébranler le régime et à l'amener à composition. Le prolétariat des townships a été la base de masse des grandes révoltes qui ont marqué l'histoire sud-africaine depuis quinze ans.

Mais ce prolétariat n'a pas de représentation politique de classe. Ses syndicats sont rangés derrière les différentes tendances politiques bourgeoises, en premier lieu l'ANC. S'il existe en Afrique du Sud une tradition marxiste révolutionnaire et même trotskyste, dont un certain nombre de militants se réclament, les organisations socialistes révolutionnaires restent faibles et à l'état embryonnaire. De plus, trop souvent, elles ne sont pas démarquées nettement, politiquement, des courants nationalistes.

L'existence d'un parti révolutionnaire communiste serait pourtant indispensable pour que le prolétariat sud-africain puisse prendre avantage de la situation explosive du pays, afin de faire avancer ses intérêts. Il est vrai que c'est une telle situation qui offre parfois à un groupe de militants communistes, même petit mais déterminé, la possibilité de construire très vite un véritable parti. La course de vitesse avec l'ANC ne serait peut-être pas encore complètement perdue, s'il se trouvait quelques communistes pour la tenter.

29 octobre 1990

 

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