Roumanie : Les généraux dans l'antre du nouveau pouvoir01/01/19901990Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1990/01/29.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Roumanie : Les généraux dans l'antre du nouveau pouvoir

Ceaucescu avait tout fait pour isoler la Roumanie du reste des Démocraties Populaires. Il avait continué, en l'amplifiant, la politique de non-alignement à l'égard de l'URSS de son prédécesseur Gheorghiu Dej. Il avait fait installer aux frontières un rideau de fer qui semblait plus imperméable encore que celui qui, jusqu'à il y a quelques semaines, séparait l'Est de l'Ouest de l'Europe. Et, à ce système de protection extérieure, il avait adjoint, avec sa police politique, la sinistre Securitate, un système de protection intérieure aux mailles si serrées qu'elle semblait invincible. Sa dictature et celle de son clan reposaient sur une vaste bureaucratie. Le Parti Communiste Roumain avait trois millions de membres sur les 23 millions d'habitants de la Roumanie.

Mais tous ces dispositifs n'ont pas réussi à protéger la Roumanie de la contagion. Après la Pologne et la Hongrie, puis la RDA, la Bulgarie, la Tchécoslovaquie, tous ces régimes imités du régime stalinien, mis en place en 1948 en présence et avec l'aide des armées soviétiques, la dictature roumaine s'est à son tour effondrée. L'enchaînement qui s'était produit au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale semble se dérouler de nouveau mais cette fois à l'envers.

En fait, il n'était guère concevable que la Roumanie puisse rester bien longtemps à l'écart. Pour plusieurs raisons. Certaines locales, d'autres plus générales, mais agissant toutes dans le même sens.

Ainsi, malgré la censure imposée par la dictature, la population roumaine ne pouvait ignorer ce qui se passait dans les pays voisins. Ne serait-ce que du fait qu'il existe dans le pays de fortes minorités nationales, serbe, allemande, mais surtout hongroise. Les Hongrois sont deux millions répartis dans tout le pays, mais une forte proportion d'entre eux sont concentrés en Transylvanie. Il est évident que ces minorités, doublement opprimées, ayant conservé des attaches familiales, linguistiques au-delà des frontières, ont contribué au moins à ce que les informations se diffusent. Et ce n'est pas par hasard si le point de départ de la révolte qui a contraint le couple Ceaucescu à abandonner précipitamment le pouvoir a eu lieu à Timisoara, l'une des principales villes de Transylvanie.

Mais point n'était besoin d'une double oppression. Une simple suffisait pour alimenter la haine populaire à l'égard d'un régime qui avait organisé la surexploitation de la population dans le but, d'une part, d'alimenter les appétits mégalomanes du clan Ceaucescu et de pourvoir à l'entretien d'une foule de bureaucrates de tous calibres, et d'autre part, dans le but de rembourser la dette de la Roumanie à l'égard du FMI et des puissances occidentales. Les âmes sensibles du monde des affaires et de la finance, qui tiennent aujourd'hui des propos apitoyés sur le sort de la population de Roumanie ont encaissé leur part sans la moindre nausée. Ils ne se sont pas inquiétés de la façon dont elle avait été extorquée aux travailleurs roumains. Pas plus, d'ailleurs, qu'ils ne s'inquiètent de la façon dont elle est soutirée aux travailleurs chiliens ou sud-africains.

Oui, la haine du régime était forte, et unanime dans la population, par-delà les différences ethniques. D'ailleurs la colère s'était déjà manifestée avec violence. Mais de façon circonscrite. En 1977, 35 000 mineurs se mirent en grève dans la vallée de Jiu. En 1987, les travailleurs de Brasov, troisième ville du pays, s'insurgèrent contre la réduction des salaires et la pénurie alimentaire. A chaque fois, la riposte de la dictature fut sans pitié et le régime resta maître du terrain. Il ne paraissait même pas ébranlé.

Pourtant, en décembre 1989, il s'est écroulé relativement rapidement, même si les sbires de Ceaucescu ont transformé cette retraite en bain de sang. Il s'est passé moins d'une semaine, en effet, entre les premières manifestations de Timisoara le 16 décembre et la fuite, le 22 décembre, de Ceaucescu remplacé dans les minutes qui suivirent par le Conseil du Front de Salut National (le CFSN) à Bucarest.

Quelques jours durant lesquels on vit se conjuguer deux processus. D'un côté, le début d'une insurrection populaire, à Timisoara où la population affronta victorieusement l'armée et la Securitate, des manifestations d'une moindre ampleur dans d'autres villes du pays, plus particulièrement en Transylvanie, mais le plus souvent sans affrontement armé. Et de l'autre, à Bucarest, la mise en place, pour chevaucher et chapeauter le mouvement, d'une équipe qui s'était manifestement préparée depuis plusieurs mois, au sein de la nomenklatura civile et militaire, à jeter le sinistre couple Ceaucescu par-dessus bord pour s'installer à sa place.

Il est peu probable que les deux choses aient été coordonnées au départ. On peut supposer, en effet, que les militaires et les politiciens civils ne souhaitaient pas un mouvement populaire qui, étant donné l'extrême tension sociale régnant dans le pays, risquait de prendre un caractère tumultueux, difficilement contrôlable. Ils auraient préféré une révolution de palais. Et c'est sans doute ce qu'ils préparaient. L'insurrection de Timisoara les a contraints à modifier des détails de leur plan et le calendrier prévu. Mais tout confirme que l'équipe actuellement au pouvoir ne s'est pas improvisée en quelques secondes, le 22 décembre, dans le bâtiment du comité central du Parti Communiste Roumain abandonné par Ceaucescu.

Il n'est guère vraisemblable en effet que, dans le contexte de l'évolution des Démocraties Populaires, il ne se soit pas trouvé des hommes qui se posent la question de la succession de Ceaucescu. Avaient-ils été encouragés explicitement par Gorbatchev, comme on l'a laissé entendre ? De toute façon, le soutien des dirigeants soviétiques était implicite.

Depuis, des témoignages ont montré que les actuels dirigeants de la Roumanie, du moins les principaux d'entre eux, s'étaient effectivement préparés à occuper le pouvoir. On a pu prendre connaissance du récit filmé de la séance de mise en place du CFSN, où l'on voit et l'on entend l'un de ses membres des plus éminents, le général Militaru, affirmer que le Conseil de Salut National existe depuis six mois. Et ce qui est plus significatif encore, c'est que l'on voit, dans ce document, un des plus hauts responsables de la Securitate se promener comme s'il était chez lui dans la salle où se déroule la séance. Il était manifestement de la partie.

Mais plus convaincante encore a été l'attitude de l'armée durant les événements. Il n'a fallu que quelques heures pour que l'état-major se désolidarise des Ceaucescu et que l'armée, dans son ensemble, bascule et prenne en charge les combats contre les francs-tireurs de la Securitate.

Le fait est que ce changement de camp, si l'on peut dire, s'est produit sous les ordres de la hiérarchie, sans que des unités ou des régiments aient basculé avant que l'état-major en ait décidé ainsi.

On peut supposer que le risque de troubles au sein de l'armée, au cas où son sommet aurait persisté dans le soutien jusqu'au bout à Ceaucescu, a pesé sur la décision de l'état-major. Le comportement de l'armée à Timisoara a été significatif à cet égard. C'est elle qui a tiré sur la foule dans les premiers jours. Mais comme cela n'a pas arrêté les manifestations, et comme les soldats semblaient sensibles à la pression morale de la population - des cas de fraternisation ont été rapportés par la presse - l'état-major, qui ne savait pas encore si le coup de colère allait se limiter à la seule ville de Timisoara, et qui restait donc dans une prudente expectative, a préféré retirer les troupes de la ville et les faire stationner autour. C'est l'extension des manifestations à Bucarest qui a manifestement convaincu l'état-major que le temps était venu de lâcher Ceaucescu.

Mais il serait naïf de croire que l'état-major a pris cette décision, en quelques heures, sans avoir été préparé à cette éventualité auparavant. L'état-major, le sommet de la hiérarchie, ont pris le virage et se sont détournés comme un seul homme de Ceaucescu, sans la moindre dissension - en tout cas, visible. On peut évidemment imaginer que le « suicide » du ministre de la Défense, dernier acte des Ceaucescu, a soudé au dernier moment contre ce dernier tout le sommet de l'armée. Mais il est plus vraisemblable de penser qu'au moins une partie de l'état-major et des officiers supérieurs - probablement aidés ou en tout cas conseillés par Moscou où nombre d'entre eux ont été formés et où ils ont conservé des liens - ont été d'une conspiration pour renverser Ceaucescu, et que les émeutes de Timisoara les ont poussés à passer aux actes.

L'état-major a eu d'autant plus le champ libre que la population elle-même, tout en donnant des preuves de son courage, à Timisoara et dans une certaine mesure à Bucarest, n'a pas cherché à s'armer (même s'il y en eut quelques-uns pour prendre des armes). L'armée ne s'est pas dissoute dans la population en armes : en décidant de lâcher Ceaucescu, elle a prétendu se poser, état-major en tête, en « bras armé de la révolution », sans que la population soit en mesure de lui contester ce rôle.

Et pourtant les dirigeants roumains actuels s'évertuent à nier, avec une véhémence qui traduit leur embarras, qu'ils s'étaient préparés à occuper le pouvoir. Attitude à première vue surprenante. Pourquoi, en effet, se défendre aussi vivement de s'être organisé à l'avance pour renverser un régime honni de la population ?

C'est que les hommes qui occupent le devant de la scène voudraient pouvoir se réclamer, au moins un temps, d'une légitimité populaire. Ils aimeraient que l'on croit qu'ils sont issus du mouvement de décembre, et qu'ils en sont l'incarnation. Ils sont à la recherche d'une assise sociale. Et cela d'autant plus qu'ils n'ont pour la plupart - pas tous - comme seuls états de service d'avoir été disgrâciés par le couple Ceaucescu. Mais ils n'ont pas toujours été rejetés des rangs de la bureaucratie. Ainsi, par exemple, Ion Ilescu, ex-secrétaire du Parti dans le début des années 70, s'est retrouvé rétrogradé, mais a occupé jusqu'aux derniers instants du régime un poste d'apparatchik, en province. Petre Roman, fils d'un dignitaire du Parti Communiste Roumain, n'a pas occupé de fonction politique, mais faisait partie, comme directeur de l'Institut Polytechnique, des privilégiés du régime.

Il n'y a, pour ces hommes que l'on peut difficilement qualifier de nouveaux, pas de consensus large comme en bénéficient les dirigeants de Solidarnosc en Pologne. Ils ne peuvent prétendre au prestige de victimes de la dictature, comme Vaclav Havel et Dubcek en Tchécoslovaquie.

C'est un de leurs problèmes. A peine en place, ils sont soumis à la contestation. On leur reproche leur passé, leurs liens avec l'ancien régime, le fait que dans le pays rien ne change, que les notables et les tyranneaux locaux restent en place, et même occupent souvent des responsabilités dans les organismes issus des événements de décembre. On leur reproche, ou pour le moins on s'étonne, à la base, en province, dans les usines, de ne pas les voir intervenir pour révoquer les membres des directions des entreprises. Les étudiants contestent une partie du corps enseignant à qui ils reprochent sa complicité ou sa passivité à l'égard de l'ancien régime.

Derrière cette aspiration générale à un changement, que l'on voudrait plus profond, ou du moins qui apparaisse plus nettement, de façon plus visible, il y a des exigences concrètes qui sont différentes d'une catégorie à l'autre. Pour les ouvrières de cette usine textile de Moldavie, dans le nord-est de la Roumanie, qui réclament que le Conseil de Salut National local destitue leur directrice, le changement n'a pas le même contenu que pour ces étudiants qui réclament le droit de changer de professeurs. Mais pour l'instant, tout cela se confond dans un même scepticisme à l'égard des responsables les plus en vue du CFSN et du gouvernement.

Ceux-ci, à la recherche du consensus populaire qu'ils n'arrivent pas à trouver, hésitent, tergiversent, prennent des décisions dans l'affolement, comme celles qui consistaient à « abolir » le Parti Communiste Roumain et à rétablir la peine de mort, devant une manifestation réunissant à peine cinq mille personnes, pour revenir en arrière quelques heures plus tard et proposer que ces deux questions soient soumises à référendum dans quelques semaines.

Trois semaines après la chute de Ceaucescu, il apparaît de plus en plus que les politiciens qui occupent le devant de la scène politique en Roumanie sont des personnages de transition, des fusibles en quelque sorte, en cas de crise politique. Des marionnettes qu'on jettera en pâture au peuple le cas échéant. Comme Egon Krenz en RDA.

Mais derrière cette façade, il y a l'armée. Une armée dont on parle peu. Et quand on en parle, c'est pour lui tresser des louanges. Une armée que l'on décrit sans passé, donc vierge de toute compromission avec l'ancien régime. A croire que son premier rôle dans la vie roumaine fut de combattre les tirailleurs de la Securitate, après le 22 décembre. Oublié son rôle dans la répression des manifestations des premiers jours, à Timisoara. Et lorsque des témoignages font état d'une intervention de militaires dans cette répression, on explique aussitôt qu'il s'agissait certainement d'agents de la Securitate habillés en soldats. Et ce n'est pas pour rien que ce fut l'armée qui fut l'organisatrice du procès du couple Ceaucescu et de son exécution, et que ce sont des tribunaux militaires qui sont chargés des futurs procès-spectacles contre quelques personnalités symboles de l'ancien régime.

Oui, l'armée est là. Relativement discrète mais sérieusement présente. Elle est en force dans le gouvernement, dans le conseil exécutif du CFSN qui est, actuellement, le véritable pouvoir.

Elle est présente dans tout le pays, seul corps structuré et discipliné. C'est elle, par exemple, qui a pris en charge le pouvoir à Timisoara lorque le CFSN local a été dissout, parce que contesté par la population. Provisoirement, a pris la peine de préciser le commandant, en attendant qu'un nouveau conseil soit élu. Mais cette décision de l'autorité militaire, prise tout naturellement, comme si elle allait de soi, illustre bien la situation.

On aurait donc tort de croire que le pouvoir en Roumanie est fragile, sans consistance, à l'image des Petre Roman et autres Ion Iliescu ou Mazilu. L'armée participe au pouvoir, pour ne pas dire que l'armée a le pouvoir. Pas encore, ou plutôt pas encore de manière visible. Mais déjà elle intervient comme arbitre et recours, à Timisoara. Demain ailleurs ? A Bucarest ?

Bien sûr, rien n'est définitivement joué en Roumanie. Le mouvement populaire, et en son sein la classe ouvrière, qui a su secouer le joug de la dictature, et qui a contribué à la jeter bas, peut, à travers ses prochaines expériences, prendre la mesure de sa force, de son rôle, et du même coup identifier ses faux amis et ses vrais ennemis. La classe ouvrière roumaine peut trouver en son sein des militants déjà formés, ou qui se formeront dans le feu des événements, qui sauront l'aider à s'organiser, afin d'être dans de meilleures conditions pour affronter victorieusement les prochaines échéances politiques et sociales.

Mais la condition première à cette prise de conscience est de savoir bien apprécier la situation d'aujourd'hui.

16 janvier 1990

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