Nicaragua : Une défaite électorale dont les sandinistes avaient préparé le terrain01/06/19901990Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1990/06/33_0.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Nicaragua : Une défaite électorale dont les sandinistes avaient préparé le terrain

Le 25 février 1990, au Nicaragua, l'équipe sandiniste qui avait renversé la dictature de Somoza il y a onze ans en conduisant victorieusement une insurrection populaire et qui dirigeait depuis lors ce pays, a été évincée du pouvoir à la suite d'une défaite électorale. Le Front Sandiniste de Libération Nationale n'a pas seulement été battu aux présidentielles où son candidat Daniel Ortega, à la tête de l'État depuis la révolution de 1979, n'a obtenu que 40,8 % des voix, mais il est aussi devenu minoritaire au parlement et dans les municipalités de la plupart des grandes villes.

La victoire de l'opposition regroupée autour de Violeta Chamorro, à la tête de l'Union Nationale de l'Opposition, l'UNO - une coalition de 14 partis politiques allant de l'extrême--droite (liée à la Contra) à une partie des communistes et soutenue par les USA - marque incontestablement un tournant dans l'évolution de la situation au Nicaragua et constitue un recul pour les peuples de cette région. Les États-Unis qui voulaient en finir avec ce régime trop indépendant à leurs yeux, y sont parvenus, en s'abritant qui plus est derrière un paravent prétendument démocratique. Et c'est d'une certaine façon un peu du combat victorieux de ce peuple de 4 millions d'habitants qui se trouve neutralisé et remis en cause.

La revolution sandiniste : une gageure

Les dirigeants sandinistes en défiant l'impérialisme américain avaient osé se mesurer à plus puissants qu'eux. Le Nicaragua avait déjà payé dans le passé pour savoir que l'impérialisme américain tolère d'autant moins les écarts des peuples qu'il s'agit des pays situés dans ce qu'ils estiment être leur arrière--cour. Son histoire est une longue suite de pressions et d'interventions économiques, politiques et, à plusieurs reprises, militaires de la part de l'impérialisme américain. Les dirigeants nord--américains n'ont pas choisi cette fois d'envoyer directement leur armée. Mais ils ont mené une guerre d'usure contre le régime. Ils ont exercé contre lui de formidables pressions économiques, politiques et militaires. Ils ont imposé l'embargo financier puis ils ont organisé le minage des ports, et, plus tard encore, un véritable blocus économique. Washington a armé, entraîné et financé la Contra, l'armée d'opposition. La lutte armée contre le régime sandiniste s'était d'abord reconstituée autour d'anciens gardes somozistes. Elle avait trouvé un temps un soutien parmi les indiens Miskitos de la côte atlantique du pays vis-à-vis desquels les sandinistes se reconnaissaient coupables de grandes erreurs. Mais il avait fallu l'aide américaine pour que la Contra devienne cette armée de plusieurs dizaines de milliers d'hommes qui disposaient de bases dans les pays voisins et qui harcelaient les paysans des régions frontalières, faisaient des incursions dans le pays, tuant,assassinant ceux qui leur résistaient et contraignant les dirigeants sandinistes à consacrer des sommes démesurées aux dépenses de guerre - jusqu'à 47 % de leur budget en 1987. La Contra n'est jamais devenue pour autant le pôle politique et la solution de rechange que Washington cherchait à constituer, mais elle a contribué à mettre le régime en difficulté et à créer les conditions psychologiques et politiques d'une remontée de l'opposition civile que les mêmes dirigeants américains ne se privaient pas d'encourager et de financer.

La politique de rapprochement entre les USA et l'URSS, visant à résorber un certain nombre de points chauds parmi lesquels il fallait compter l'Amérique centrale a par ailleurs accru l'isolement international du régime sandiniste.

Mais le problème aujourd'hui n'est pas d'invoquer simplement les difficultés objectives ou la fatalité, mais de comprendre en quoi la politique du parti sandiniste, le comportement de ses dirigeants vis-à-vis des masses, les perspectives qu'ils leur ont offertes ont pu faciliter la réalisation des objectifs des dirigeants nord--américains et préparer cette défaite.

Un radicalisme dans les moyens d'action au service d'une cause bourgeoise

Les dirigeants sandinistes qui ont pris la tête de la lutte contre Somoza étaient des dirigeants nationalistes radicaux. Partisans de la lutte armée pour conquérir le pouvoir, ils ont constitué dans les luttes guérilleristes l'embryon d'un appareil militaire qui leur a servi à diriger l'insurrection populaire qui en 1979 s'est étendue à toutes les villes, contraignant Somoza, le protégé des Américains, à prendre la fuite.

Mais s'ils étaient radicaux dans leurs moyens d'action, les sandinistes ne l'avaient jamais été dans leur programme social. Ils voulaient un Nicaragua débarrassé de la dictature somoziste qui écrasait toute la société nicaraguayenne, y compris la bourgeoisie nationale ; mais ils ne voulaient pas toucher aux privilégiés locaux, ni à leurs privilèges, le clan Somoza mis à part.

Dès avant la prise du pouvoir le FSLN a tout fait pour rallier à son combat l'ensemble de la bourgeoisie nicaraguayenne, y compris les grands planteurs, les éleveurs, le grand patronat et les détenteurs de capitaux. Ses dirigeants ont tranquillisé bourgeois grands et petits en leur assurant qu'ils entendaient réaliser une révolution sans doute, mais une révolution qui respecterait l'ordre social bourgeois. Il n'était pas question de lutte de classes, mais d'unité nationale dans laquelle les classes populaires devraient trouver leur compte, sans imposer le moindre sacrifice aux classes riches. C'était dans le meilleur des cas une utopie, et en réalité une duperie vis-à-vis des classes populaires. Mais les dirigeants sandinistes ont en tout cas scrupuleusement respecté leurs engagements vis-à-vis de la bourgeoisie possédante.

Le premier gouvernement comptait dans ses rangs Violeta Chamorro, Cesar Robelo, ainsi que d'autres représentants de la bourgeoisie libérale et conservatrice ; et c'est du côté de ces forces sociales que les dirigeants sandinistes ont cherché des alliés.

Aussitôt le pouvoir conquis les dirigeants du FSLN demandèrent à la population de rendre les armes, car les paysans auraient pu s'en servir pour prendre les terres, et les ouvriers pour exproprier les industriels et les capitalistes qui sabotaient l'économie. Au lieu de cela les sandinistes se sont contentés de transformer en fermes d'État les propriétés de Somoza, d'étatiser certains secteurs de l'économie, mais ils laissaient aux riches toutes leurs richesses et toute liberté pour exploiter les classes populaires.

Parallèlement, les sandinistes structurèrent l'armée qu'ils avaient construite dans le feu des événements et des combats ; c'était la première armée nationale du pays, car jusque-là la garde de Somoza était la seule force armée tolérée. Mais ils la structurèrent comme une armée bourgeoise contrôlée par un État que les masses ne contrôlaient nullement. Il fallut attendre le développement de la guerre contre la Contra pour que le régime associe à la lutte militaire contre les Contras des paysans et qu'il les arme, en particulier dans les zones de combat, et pour qu'il associe - de façon plus contrôlée encore - les travailleurs des villes. Néanmoins il osa le faire, ce qui montre que le régime sandiniste disposait d'une importante base populaire. Tout comme il osa d'ailleurs - mais là encore plus tard, quand il se vit menacé par la démagogie de la Contra vis-à-vis des paysans - répartir des terres aux paysans.

Les vainqueurs ne veulent ni l'approfondissement, ni l'extension de la revolution

Les sandinistes ne visaient pas à approfondir la révolution, ni à proposer aux masses comme politique de se donner les moyens de prendre les terres, les richesses, les capitaux et de contrôler toute la vie sociale.

Par peur des représailles nord--américaines, disaient--ils. Mais c'est au contraire en menant une politique offensive, à l'intérieur comme à l'extérieur, qu'ils auraient pu changer le rapport de forces et impressionner Washington.

Les dirigeants sandinistes auraient pu, s'ils l'avaient voulu, chercher des alliés parmi les exploités des autres pays et tenter de profiter de la position conquise par les classes populaires du Nicaragua pour non seulement confisquer toutes les richesses dans le pays même et les répartir plus justement,mais aussi pour entraîner dans une lutte révolutionnaire les masses exploitées de la région.

Ce n'était pas là une vue de l'esprit.

La révolution sandiniste s'est produite à une époque où toute l'Amérique centrale était en ébullition. Il existait dans différents pays des foyers de guérilla, des luttes sociales et politiques. Au Salvador le pouvoir en place se sentait menacé. Au Guatemala la situation était difficile pour les autorités. Tous les peuples d'Amérique latine - soumis pour la plupart au joug des dictatures - avaient les yeux fixés sur ce petit pays. Les dirigeants sandinistes ne cherchaient pas à exploiter le crédit que leur valait la victoire pour en faire un levier pour la révolution au moins à l'échelle d'une Amérique centrale dont les classes pauvres qui avaient en commun une langue, l'espagnol, qui avaient vécu une même histoire et subissaient les mêmes formes d'oppression, la même exploitation, n'étaient divisées que par des frontières imposées par l'arbitraire colonial espagnol puis par la volonté américaine. Les dirigeants sandinistes respectèrent au contraire scrupuleusement ces frontières artificielles, insistant sur le fait que leur ambition se limitait à la seule libération du Nicaragua. Ils respectèrent encore plus les frontières sociales, ne se posant nullement comme les combattants des classes exploitées d'Amérique latine, et ne mettant nullement en avant les revendications de ces dernières.

Ces dirigeants parlaient bien de la solidarité nécessaire avec les peuples du Salvador ou du Guatemala. Mais pas de la possibilité de faire converger leurs luttes.

En réalité ils avaient fait le choix de composer non seulement avec la bourgeoisie de leur pays mais avec la bourgeoisie internationale, c'est-à-dire en l'occurrence avec l'impérialisme américain dont ils connaissaient pourtant l'impitoyable acharnement à briser la volonté d'indépendance des peuples.

Les dirigeants sandinistes préféraient renoncer à se faire craindre, plutôt que de perdre la possibilité de se faire accepter par la bourgeoisie nicaraguayenne et l'impérialisme. Et c'est pourquoi ils brisèrent de fait l'élan révolutionnaire des masses populaires dont ils avaient eux-mêmes profité et que leur succès encourageait - chose que les dirigeants du monde impérialiste ne leur ont jamais pardonnée.

C'est à leur arrivée au pouvoir lorsqu'ils bénéficiaient d'un crédit important dans toute l'Amérique centrale et au-delà que les dirigeants ont fait le choix de se refuser à toute politique révolutionnaire en direction des masses pauvres de la région, choix qui les aura conduit à leur étouffement actuel. Mais ces choix découlaient de leurs perspectives de classe.

Une politique economique et sociale qui aggrave les inegalites...

Il est certain que, une fois enfermés dans leurs étroites frontières, les dirigeants sandinistes ne pouvaient pas grand chose pour sortir de la pénurie ce petit pays pillé depuis des siècles par l'impérialisme. Tout comme ils ne pouvaient pas grand chose contre l'appauvrissement global du Nicaragua lié au blocus américain et aux conséquences de la crise mondiale. Mais ils auraient pu là encore s'appuyer sur les masses populaires à l'intérieur du pays pour faire en sorte que les sacrifices ( et du coup les insuffisantes richesses) soient équitablement réparties.

Or ce ne fut même pas la politique des sandinistes. Loin s'en faut.

Ceux--ci favorisèrent, c'est vrai, la scolarisation qui passa de 64 % à 80 % entre 78 et 82 ; ils consacrèrent aussi de l'argent à la santé puisque, dans le même laps de temps, le nombre de consultations médicales a triplé. Et ces mesures sont tout à l'honneur des sandinistes. Mais en l'absence d'une politique s'en prenant aux riches, ce n'était que cautère sur une jambe de bois.

En effet, dans le même temps, le niveau de vie ne cessait de baisser. Un salaire à la base 100 en 80 était descendu à l'indice 3,7 à la fin de l'année 88. Le dernier plan d'austérité de 1988 (semblable à tous les plans d'austérité des pays pauvres) comprenait des suppressions d'emplois en particulier dans le secteur étatisé, des baisses de salaires un nouvel arrêt de certaines subventions aux produits de première nécessité. Mais il visait aussi à maintenir les profits des classes possédantes et à donner au gouvernement les moyens d'honorer sa dette auprès des banquiers du monde.

Pendant que le peuple connaissait la faim, certains ne se privaient pas de spéculer sur la monnaie,d'exporter frauduleusement comme les très riches éleveurs qui vendaient leur bétail dans les pays voisins ou aux États-Unis et refusaient d'approvisionner le marché intérieur.

Ne croyant pas dans la solidité du gouvernement, les bourgeois qui le pouvaient plaçaient leur argent à l'étranger plutôt que de l'utiliser pour l'activité productive. Et ceux qui - en général les mêmes - s'appuyaient précisément sur la pénurie pour s'enrichir, importaient frauduleusement des articles pour ceux qui avaient de l'argent, et pas pour les plus pauvres. Tout cela aggravait encore la pression économique de l'impérialisme et contribuait à la hausse des prix des articles de première nécessité pour les plus pauvres.

Enrayer la spéculation, le marché noir, le trafic de devises qui enrichit quelques-uns en appauvrissant la majorité, aurait nécessité des mesures hardies, le contrôle étroit des bourgeois et de leurs activités. Il aurait fallu être prêt à exproprier sur le champ tous les possédants qui sabotaient par leur trafic l'activité économique et qui pillaient le peu de richesses qu'il y avait dans le pays. Mais pour cela, à supposer que le régime en eût été partisan, réellement et jusqu'au bout, ses fonctionnaires et son armée n'auraient pas suffi. Il aurait fallu mobiliser les ouvriers, les employés, les paysans pauvres ; leur reconnaître le droit d'exercer cette surveillance sur la base de leurs intérêts de classe, et leur en donner les moyens.

Mais le gouvernement sandiniste n'était pas pour la lutte des classes. En tous les cas, pas pour celle--là, celle des pauvres contre les riches, des ouvriers contre leurs patrons.

Les dirigeants sandistes ne cachaient pas leurs objectifs. D'après ce que rapporte le journal Critique Communiste d'avril 90, Daniel Ortega aurait expliqué dans une interview à la New Left Review de juillet 1987, sans fard et visiblement sans remords :

« La bourgeoisie nicaraguayenne ne s'est pas résignée à la perte du pouvoir politique et elle combat avec toutes les armes en sa possession y compris l'arme économique qui menace véritablement la survie du pays. Ce n'est pas par accident que la bourgeoisie a reçu tant d'aide économique, bien plus que les travailleurs ; nous-mêmes nous avons été plus attentifs à donner à la bourgeoisie des facilités économiques qu'à répondre aux demandes de la classe ouvrière. Nous avons sacrifié la classe ouvrière en faveur d'une politique économique qui faisait partie d'un plan stratégique : mais la bourgeoisie continue de résister allant même parfois jusqu'au boycott économique pour servir ses intérêts politiques ».

... et dilapide le credit des sandinistes

En donnant aux riches la possibilité de s'enrichir même si cela se traduisait par un appauvrissement intolérable des classes populaires, les dirigeants sandinistes,les Borge et autres Ortega, ne pouvaient que dilapider leur crédit parmi les classes populaires qui les avaient portés au pouvoir et à qui la pauvreté devait être d'autant plus insupportable que dans le même pays les bourgeois s'enrichissaient.

Les dirigeants sandinistes prenaient le risque de voir une partie de leur base sociale se détacher avec amertume d'un régime qui les trahissait. C'était le calcul de l'impérialisme américain et des dirigeants de l'opposition nicaraguayenne. Et il faut croire que l'UNO, la coalition dirigée par Violeta Chamorro, et ses dirigeants inspirent bien peu confiance pour que le régime sandiniste ait tout compte fait si bien résisté à l'usure du pouvoir.

Les 40,8 % de voix obtenus par les sandinistes montrent qu'une partie importante des classes populaires leur était malgré tout restée fidèle. Et ceux là ont sans doute aujourd'hui de nouvelles raisons d'être amers. Car en acceptant de jouer le jeu démocratique, en s'inclinant devant le verdict des urnes sans tergiverser, les dirigeants donnent finalement raison à la minorité qui dans les classes laborieuses a basculé dans l'opposition.

Depuis des années maintenant les dirigeants sandinistes sont allés de reculs en reculs. Ils ont donné leur aval au plan de pacification de l'Amérique centrale qui projetait non seulement de liquider la guerilla salvadorienne mais aussi le régime sandiniste.Ils ont accepté de se soumettre au verdict des urnes à la date voulue par Washington. Et maintenant qu'ils se sont laissé démettre,ils n'ont sans doute pas fini d'aller dans cette voie.

Les sandinistes ont laisse l'initiative a leurs ennemis

Avec la mise à l'écart du pouvoir, par les voies « démocratiques » si l'on peut dire, des dirigeants sandinistes, une page est tournée dans l'histoire du Nicaragua.

Leur sortie discrète de l'avant-scène politique est le dernier épisode d'une évolution marquée par une lente dégradation du rapport de forces en leur défaveur. Le dernier épisode en date, mais pas l'épisode décisif car c'est au moment de la révolution quand il existait un élan révolutionnaire au Nicaragua et dans toute l'Amérique centrale qu'il y aurait eu pour des dirigeants révolutionnaires une autre politique possible et d'autres perspectives pour les masses exploitées en révolte.

Dès lors que, pour des raisons politiques fondamentales, par choix de classe, les dirigeants sandinistes ne choisissaient pas d'approfondir ni d'étendre la révolution, dès lors que leurs seules troupes n'étaient pas les classes exploitées de leur pays et des pays voisins, il ne leur restait plus qu'à gérer une situation extrêmement difficile où l'impérialisme américain avait l'initiative.

Et le problème n'est pas de se demander aujourd'hui si, une fois engagés dans l'impasse ils auraient pu être moins conciliants vis-à-vis de l'impérialisme ou moins complaisants vis-à-vis des classes possédantes du Nicaragua. Le problème est de comprendre que dans la voie qu'ils avaient choisie il n'y a pas d'issue pour les masses populaires sur lesquelles ils s'étaient appuyées. Et leur plus ou moins grande fermeté tactique dans telle ou telle circonstance n'aurait finalement rien changé d'essentiel tant que les sandinistes préféraient voir se dégrader le rapport de forces plutôt que de s'appuyer sur la seule force qui pouvait le modifier durablement, l'élan révolutionnaire des exploités du Nicaragua et des pays voisins.

Il y eut bien sûr dans les rangs des sandinistes et parmi ses dirigeants des hommes et des femmes qui voulaient sincèrement plus de justice sociale et le bonheur des masses. Mais il ne leur restait plus qu'à adopter une attitude paternaliste en se contentant de bonnes intentions et de mesures visant à adoucir la condition des exploités. Et ce paternalisme si fréquent dans la petite bourgeoisie n'aura été finalement qu'une façon de perpétuer, et même d'accroître l'exploitation impitoyable à laquelle le système capitaliste condamne les classes populaires des pays pauvres.

Les dirigeants sandinistes ont justifié leur refus de la lutte des classes, leurs renoncements et leurs démissions en expliquant que s'ils agissaient autrement les autorités nord américaines interviendraient militairement pour les renverser. Ils y ont simplement gagné que Washington n'ait même pas besoin d'intervenir ! Et au bout du compte, comme tous les petits bourgeois paternalistes, les sandinistes, loin de favoriser l'émancipation des exploités, ont contribué à les endormir et à les empêcher de se battre pour défendre leurs intérêts contre ceux des classes possédantes.

Il est difficile de dire quelle est l'importance de la défaite sans combat du 25 février des sandinistes car cette défaite n'est d'une certaine façon qu'une des conséquences, et pas la plus importante pour les masses, des choix politiques des sandinistes. Mais il est certain que ces onze années d'histoire du Nicaragua sont grosses de leçons.

Nul ne sait aujourd'hui quelle politique vont mener les sandinistes. Vont--ils défendre bec et ongles leurs positions dans l'armée ou vont--ils composer et négocier leur place dans la vie politique en se comportant comme un parti d'opposition respectueux des formes parlementaires ? Nul ne le sait. Tout comme nul ne sait s'ils vont prendre la tête d'un certain nombre de luttes sociales contre le nouveau gouvernement, réclamant les augmentations de salaires qu'ils refusaient quand ils étaient au pouvoir, ou s'insurgeant contre les suppressions d'emploi dans le secteur étatisé où ils furent les premier à faire des coupes claires jetant à la rue des dizaines de milliers de travailleurs ? Vont--ils défier Chamorro ou adopter un profil modéré dans le but de se montrer une fois de plus responsables vis-à-vis des possédants ?

Les quelques grèves déclenchées ou appuyées par les sandinistes au mois de mai et les premières réactions des dirigeants ne permettent pas de le prévoir. D'autant plus d'ailleurs que les dirigeants sandinistes réagiront peut être de façon contradictoire à des situations qui peuvent elles-mêmes évoluer.

Mais ce qui est sûr, c'est que si les classes populaires ont quelque chose à conserver de leurs luttes d'il y a dix ans et de leur mobilisation et de leurs sacrifices des dix dernières années ce « quelque chose » n'a rien à voir avec les positions que les sandinistes peuvent vouloir conserver dans l'appareil d'État, qu'il s'agisse de l'armée, de l'administration ou des secteurs étatisés.

Si les classes populaires du Nicaragua ont quelque chose à conserver des dix années écoulées ce n'est certainement pas le nombre de sandinistes dans l'Armée ou dans l'État-Major mais plutôt les quelques terres que certains d'entre eux ont acquises, l'enseignement ou l'accès aux soins médicaux et surtout la dignité qu'ils ont conquise en se faisant respecter et en inspirant la crainte et le respect à leur bourgeoisie et à l'impérialisme - et aux sandinistes eux--mêmes - qui ont appris, il y a près de onze ans que la révolution était possible, même au Nicaragua.

Ces acquis-là, politiques et moraux, la défaite électorale ne peut pas les effacer. Ils existent encore non pas grâce aux sandinistes mais en quelque sorte malgré eux. Et les classes populaires ne peuvent compter sur les sandinistes pour les conserver et se défendre.

21 juin 1990

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