La situation en URSS01/10/19891989Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1989/10/27.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

La situation en URSS

Disons tout d'abord que l'évolution des « démocraties populaires » est en grande partie dépendante de l'évolution de la politique des actuels dirigeants de l'URSS.

C'est parce que ces derniers sont engagés dans une politique de libéralisation intérieure, même limitée, qu'ils ne peuvent, ni probablement ne veulent, s'opposer à la libéralisation au sein des pays de l'Est et aux tendances centrifuges de ce qui fut le glacis de l'URSS après la Deuxième guerre mondiale. Ces pays occupés par l'Armée Rouge et transformés par une domination étrangère, pas du tout en fonction des intérêts de leur population, n'aspirent qu'à retrouver leur indépendance par rapport à l'URSS et les dirigeants qui s'engagent dans un tel mouvement vers l'Ouest rencontrent le soutien unanime de la population, tandis qu'à l'opposé, ceux qui se cramponnent au passé, tels ceux de l'Allemagne de l'Est, doivent non seulement compter avec une opposition populaire, mais aussi avec la pression des dirigeants soviétiques dans le sens d'une libéralisation. Pression qui va jusqu'à laisser entendre que la réunification de l'Allemagne n'est qu'une question de temps.

Ce n'est pas que les dirigeants soviétiques aient désiré une telle évolution mais, manifestement, ils en ont fait leur deuil et considèrent que, ne pouvant s'y opposer, ils ont intérêt à apparaître comme la souhaitant, voire la provoquant.

En ce qui concerne l'URSS elle-même, son évolution depuis trois ou quatre ans est essentiellement marquée par un ton nouveau des organes de presse, que ce soit la presse écrite, la radio ou la télévision. Les citoyens soviétiques ont commencé à être informés sur ce qui se passe chez eux et surtout sur ce qui ne fonctionne pas, et même sur ce qui ne va pas dans le sens des autorités.

Il y avait déjà eu, dans le passé, des grèves en URSS, peut-être même plus importantes et plus déterminées que la grève des mineurs de cet été. Mais depuis quelques temps, les journaux ont parlé des grèves et, avec la grève des mineurs, pour la première fois, les médias l'ont largement couverte au jour le jour et, de plus, avec sympathie, donnant dans une large mesure raison aux mineurs, à défaut d'approuver la grève. La radio, la télévision, leur ont donné la parole. Gorbatchev a, non seulement parlé d'eux, mais il leur a donné en partie satisfaction en accusant non les grévistes mais les autorités locales.

Même chose pour les séances du Soviet suprême diffusées en direct et où une certaine liberté de parole semblait être non seulement permise mais recommandée (la télévision était bien entendu là pour en faire une démonstration intéressée).

Par ailleurs Gorbatchev en personne n'hésite pas à affronter la foule, à entendre les revendications et les critiques, à y répondre et cela devant les caméras du journal télévisé.

Pour les citoyens soviétiques tout cela est bien nouveau et ajouté à une libéralisation, un retour à la liberté d'expression et d'association, même limitée, cela paraît extraordinaire après des dizaines d'années de dictature.

A cela il faut encore ajouter une certaine démocratisation dans les élections des délégués aux soviets. Elle aussi très relative et demandant un combat, mais qui, on l'a vu lorsque ce combat s'est livré, est quand même réelle.

Une caractéristique importante de cette libéralisation est qu'elle s'est faite par en haut, volontairement, de la part des actuels dirigeants du Kremlin dont Gorbatchev est le leader.

Bien sûr il est difficile, d'ici, d'apprécier ce qui se passe dans la conscience de millions de soviétiques et si cette libéralisation ne répondait pas à des pressions importantes de la part des nationalistes par exemple, ou des religions, ou de l'intelligentsia, ou même de la classe ouvrière. C'est possible, mais le régime avait jusque-là d'autres réponses à opposer à de telles pressions qui ont toujours existé à des degrés variables suivant les périodes. De plus, en ce qui concerne la Russie proprement dite où il n'y a pas, pour le moment, de problème nationaliste comparable à ceux des républiques périphériques, les citoyens soviétiques paraissent plutôt des spectateurs de ces changements que des acteurs en ayant été les artisans.

Enfin, si les « conservateurs » opposés à la politique de Gorbatchev se recrutent au sein de l'appareil du parti et de l'administration, les opposants qui passent pour plus radicaux que lui, viennent à la fois de l'intelligentsia précédemment bâillonnée comme Sakharov, tandis que d'autres, non moins populaires, viennent des hautes sphères du parti, comme Eltsine.

Des forces jusque-là souterraines apparaissent ouvertement

Le premier effet de cette libéralisation a été de faire s'exprimer un certain nombre de forces politiques qui jusque-là n'apparaissaient pas au grand jour mais qui n'en étaient pas moins largement représentées à différents niveaux des sphères dirigeantes du PCUS et du gouvernement.

C'est le cas en particulier des tendances nationalistes qui dans certaines républiques ont trouvé leur direction et leurs représentants en la personne même des instances dirigeantes locales du Parti.

C'est le cas aussi de toutes les tendances qui se prononcent de plus en plus ouvertement pour la privatisation de l'industrie soviétique et la suppression de la planification avec un retour à l'économie capitaliste.

Bien sûr la libéralisation a eu aussi sans doute pour effet de permettre à la grève des mineurs d'être connue de tout le pays, de même que leurs revendications, et sans doute de s'étendre plus facilement tout comme elle a permis l'apparition de clubs de discussions, de groupes dits informels parce que non reconnus, principalement, quoique pas uniquement, dans les universités ou les milieux intellectuels.

Certains de ses adversaires, en particulier, parmi ceux que l'on nomme ici les libéraux et là-bas la gauche, dans les deux cas de façon abusive, accusent Gorbatchev de mener une politique hésitante, de demi-mesures, d'ouvertures stoppées par des retours en arrière.

De fait Gorbatchev semble avancer prudemment en prévision des réactions que sa politique suscite. Il lâche du lest aux uns ou aux autres quand, sans doute, il estime ne pouvoir faire autrement, mais surtout il se sert des différentes oppositions et contradictions au sein du Parti comme de la société soviétique pour asseoir son pouvoir. Il a mené un tel jeu au sein du Comité central et du Politburo, lâchant par exemple Eltsine pour le réappuyer ensuite, éliminant certains conservateurs du Politburo mais pas tous, etc.

Mais le caractère le plus spectaculaire de sa stratégie est la façon dont il court-circuite l'appareil du Parti et du Gouvernement pour s'adresser directement et en personne aux masses populaires par l'intermédiaire des médias, la façon aussi dont il se sert des mouvements nationalistes et dont il s'est servi du mouvement des mineurs, contre les conservateurs. Ce n'est évidemment pas qu'il ait souhaité la grève ou les mouvements nationalistes de masses mais, une fois ces mouvements existant, il a su les reprendre à son compte en affirmant en substance « voyez ce que le bureaucratisme n'est pas capable de résoudre ».

Quant à la question des objectifs que peut se fixer la tendance représentée pour le moment par Gorbatchev il peut y avoir plusieurs réponses car la situation est encore très mouvante et Gorbatchev lui-même peut très bien souhaiter se réserver la possibilité de changer d'objectif en cours de route.

L'un de ces objectifs pourrait être de vouloir répondre simplement à un certain nombre d'aspirations de la société soviétique dans son ensemble des paysans à la bureaucratie en passant même par la classe ouvrière.

Tout d'abord la libéralisation est une revendication des intellectuels mais aussi d'une grande partie de la bureaucratie elle-même.

Mais elle est surtout un besoin sur le plan économique pour permettre à la planification de ne pas être bureaucratique et à ce titre une entrave à la production. La planification a besoin des retouches que seuls la démocratie, le contrôle des travailleurs, et des consommateurs peuvent permettre. La qualité des objets produits, qui est un problème en URSS depuis des dizaines d'années, nécessite aussi la libre discussion et non le respect servile et la louange obligatoire. Pour cela il faut aussi bien sûr un contrôle par le marché car le socialisme n'existe ni en URSS ni ailleurs et si la production peut être socialisée, la répartition, elle, ne peut dépasser les normes bourgeoises.

La politique de Gorbatchev pourrait donc être uniquement, au moins momentanément, de faire sauter les verrous bureaucratiques, de renouveler l'appareil du Parti et de l'État de haut en bas et de bas en haut, en faisant appel à des hommes anciens, bien sûr, mais aussi à des nouveaux si les autres sont trop mal perçus de l'opinion. L'exemple de Solidarnosc en Pologne lui montre, s'il en avait besoin, qu'il ne faut pas craindre les hommes nouveaux, tout dépend des circonstances.

Les mesures économiques déjà prises ou en projet, quoique plus nombreuses et plus importantes que par le passé, pourraient encore ne représenter qu'un aspect marginal de l'économie soviétique. Des entreprises privées, coopératives ou mixtes, ou à participation de capitaux étrangers, pourraient apporter de l'huile dans les rouages de la planification sans pour cela transformer radicalement la société. Pouvoir trouver des vêtements à la mode, des réfrigérateurs, des fours à micro-ondes, des « tubes » américains, des micro-ordinateurs, des Mac Donald ou même, pour les entreprises et les paysans, des pièces détachées fabriquées par des sous-traitants, tout cela pourrait améliorer la vie des citoyens soviétiques, des riches en premier lieu bien sûr, mais même des autres. Evidemment cela améliorerait et assurerait les revenus des « entreprenants » mieux qu'un poste dans l'appareil. Cela aggraverait encore, surtout si cela se développait sensiblement, les disparités sociales déjà bien réelles, mais sans pour autant transformer qualitativement la société si cela ne dépassait pas une fraction limitée de la production de matériel, de biens et de services.

En effet, cela pourrait, par exemple, ne répondre qu'aux besoins d'une clientèle solvable, principalement des villes, qui est frustrée de ne pouvoir trouver certains produits occidentaux, bien qu'elle ait les moyens de se les offrir (quand elle obtient le droit de voyager à l'étranger par exemple). Cela pourrait satisfaire les petits-bourgeois, citadins ou pas, car la bureaucratie s'est largement différenciée en diverses catégories sociales intermédiaires, sans remettre en cause fondamentalement la propriété d'État des principaux moyens de production, qui pourraient continuer à assurer la majeure partie du produit intérieur soviétique.

Mais une autre hypothèse serait que Gorbatchev représente la fraction de la bureaucratie, importante et sans doute liée principalement à l'appareil productif, qui souhaite purement et simplement un retour au capitalisme et qui aspire à se transformer en bourgeoisie véritable.

Les déclarations, les projets de bien des dirigeants parmi les plus haut-placés vont dans ce sens, et les modifications législatives sur la propriété des entreprises introduites récemment peuvent n'avoir que des effets limités mais elles peuvent aussi être la première brèche par laquelle le modèle de propriété capitaliste serait réintroduit en URSS.

Des ambitions et des problèmes pas nouveaux

Les projets, les déclarations, les analyses des « économistes éclairés » de l'actuelle intelligentsia soviétique et des hommes politiques qui défendent les mêmes options, non seulement reprennent pour l'essentiel les « théories » de l'économiste russe Liberman qui projetait de réformer la société soviétique en s'appuyant sur les « managers » et eut son heure de gloire il y a trente ans mais paraphrasent de façon spectaculaire l'analyse que faisait Trotsky, en 1936 dans la Révolution trahie du processus suivant lequel le capitalisme pourrait être réintroduit en URSS :

« ...Si à l'inverse, un parti bourgeois renversait la caste soviétique dirigeante, il trouverait pas mal de serviteurs parmi les bureaucrates d'aujourd'hui, les techniciens, les directeurs, les secrétaires du parti, les dirigeants en général. Une épuration des services de l'État s'imposerait aussi dans ce cas ; mais la restauration bourgeoise aurait vraisemblablement moins de monde à jeter dehors qu'un parti révolutionnaire. L'objectif principal du nouveau pouvoir serait de rétablir la propriété privée des moyens de production. Il devrait avant tout donner aux kolkhozes faibles la possibilité de former de gros fermiers et transformer les kolkhozes riches en coopératives de production du type bourgeois, ou en sociétés par actions. Dans l'industrie, la dénationalisation commencerait par les entreprises de l'industrie légère et de l'alimentation. Le plan se réduirait dans les premiers temps à des compromis entre le pouvoir et les « corporations », c'est-à-dire les capitaines de l'industrie soviétique, ses propriétaires potentiels, les anciens propriétaires émigrés et les capitalistes étrangers. Bien que la bureaucratie soviétique ait beaucoup fait pour la restauration bourgeoise, le nouveau régime serait obligé d'accomplir sur le terrain de la propriété et du mode de gestion non une réforme mais une véritable révolution.

Admettons cependant que ni le parti révolutionnaire ni le parti contre-révolutionnaire ne s'emparent du pouvoir. La bureaucratie demeure à la tête de l'État. L'évolution des rapports sociaux ne cesse pas. On ne peut certes pas penser que la bureaucratie abdiquera en faveur de l'égalité socialiste. Dès maintenant, elle a dû, malgré les inconvénients évidents de cette opération, rétablir les grades et les décorations ; il faudra inévitablement qu'elle cherche appui par la suite dans les rapports de propriété. On objectera peut-être que peu importe au gros fonctionnaire les formes de propriété dont il tire ses revenus. C'est ignorer l'instabilité des droits du bureaucrate et le problème de sa descendance. Le culte tout récent de la famille soviétique n'est pas tombé du ciel. Les privilèges que l'on ne peut léguer à ses enfants perdent la moitié de leur valeur. Or, le droit de tester est inséparable du droit de propriété. Il ne suffit pas d'être directeur de trust, il faut être actionnaire. La victoire de la bureaucratie dans ce secteur décisif en ferait une nouvelle classe possédante. Au contraire, la victoire du prolétariat sur la bureaucratie marquerait la renaissance de la révolution socialiste. La troisième hypothèse nous ramène ainsi aux deux premières, par lesquelles nous avions commencé pour plus de clarté et de simplicité ».

Avant de tenter de répondre aux questions : est-ce possible et si oui quelles voies cela peut-il prendre, notons tout d'abord que la situation actuelle et les tendances pour le retour au capitalisme et/ou nationalistes répondent en « creux », à deux questions posées par l'histoire.

Tout d'abord on voit que la bureaucratie née sur l'État ouvrier ne s'est pas transformée en une catégorie nouvelle, stable, ayant une évolution propre et représentant l'avenir de toutes les sociétés y compris les plus avancées. Au contraire, au lieu de se satisfaire d'un éventuel capitalisme d'État, après des années de stabilité, au plus fort de sa puissance économique et de son poids social, la bureaucratie soviétique n'aspire qu'à une chose : à se transformer en une bourgeoisie véritable, ainsi que l'avait jugée Trotsky.

Ensuite on voit que la bureaucratie ne s'était pas transformée insidieusement, sans que cela apparaisse, peu à peu, sans révolution (ou contre-révolution) ni même à-coup politique, en bourgeoisie véritable.

Avant même que cela se fasse, si cela peut se faire, cela apparaît au grand jour et de façon spectaculaire.

Il y a donc, il y a toujours eu en fait, un véritable parti bourgeois au sein de la bureaucratie. Aujourd'hui il apparaît, la pérestroïka le permet, publiquement. Il se réclame de la social-démocratie mais cela ne change pas son caractère.

Est-on en vue d'une contre-révolution sociale ou est-elle déjà accomplie ?

Le fait nouveau, si Gorbatchev en est le représentant, serait donc que ce parti exercerait déjà l'essentiel du pouvoir. La question peut donc se poser (pour reprendre les termes de Trotsky) si au travers de Gorbatchev un parti bourgeois a déjà éliminé la caste soviétique dirigeante et s'il lui reste maintenant à effectuer une révolution économique et sociale (une contre-révolution).

En fait, même s'il s'avère que Gorbatchev représente réellement cette perspective, un parti bourgeois n'a pas éliminé la caste dirigeante, c'est une partie de celle-ci qui, ayant depuis longtemps des aspirations à transformer la société dans un sens bourgeois, serait en voie d'y arriver aujourd'hui ou du moins de le tenter et, toujours si Gorbatchev est son véritable représentant, se serait imposée au sein de la caste dirigeante.

Que Gorbatchev soit réellement le représentant de cette tendance ou qu'il soit l'arbitre entre le « parti stalinien » et le « parti bourgeois » et agent d'une simple « modernisation » de la bureaucratie ne change rien au problème. C'est de toute façon un opportuniste et il peut changer de camp. De plus, que ce soit lui ou son successeur qui continue éventuellement ces transformations ne change rien aux termes réels du problème. Ceux qui commencent les révolutions ne sont pas toujours ceux qui les terminent.

Un parti, représentant ouvertement les aspirations bourgeoises de la bureaucratie participe à l'exercice du pouvoir, pouvoir qu'il partage encore, sinon à la tête du parti, du moins dans nombre de ses rouages et de ceux de l'État, avec les représentants plus traditionnels de la caste bureaucratique qui savent leur sort lié à la propriété d'État des moyens de production et, sans doute, surtout, à l'absence de démocratie quelle qu'elle soit.

Même de ce strict point de vue, même si Gorbatchev et les dits libéraux peuvent avoir l'avantage, la lutte entre ces fractions n'est pas terminée. D'autant que l'Armée et la police politique n'ont peut-être pas encore tranché comme elles ont fini par le faire en Chine.

Si Gorbatchev fait appel publiquement aux travailleurs, à leurs initiatives, à leur pression sur les administrations locales du parti et de l'État, s'il leur demande de prendre leurs affaires entre leurs mains, s'il rend publics les débats au Soviet suprême, c'est bien pour faire pression sur ses adversaires et atteindre un point de non-retour.

Cela signifie aussi sans doute, que Gorbatchev et ceux qu'il représente, croient que le risque pris, par la libéralisation relative, de réveiller des forces sociales dangereuses, n'est pas majeur et qu'ils parviendront à neutraliser celles-ci.

Parmi elles il y a les fractions nationalistes de certaines républiques qui sont devenues de véritables mouvements de masse et qui, du nationalisme au séparatisme pur et simple, visent non seulement à un retour au capitalisme mais à quitter purement et simplement l'Union soviétique. Et ce phénomène peut être contagieux pour l'Union Soviétique.

Evidemment ce risque d'éclatement de l'Union soviétique est un danger pour Gorbatchev. Pas tellement à cause du nationalisme - les bureaucrates sont tous nationalistes - ni du risque d'éclatement de l'URSS en lui-même car, après tout, même les bureaucrates Grands Russes peuvent faire passer leur envie de devenir des bourgeois véritables avant le maintien de la cohésion de l'URSS. Le danger peut venir du discrédit dû à l'affaiblissement du pays et à l'eau que cela pourrait apporter au moulin des partisans du statu quo...

Mais Gorbatchev ne semble pas craindre non plus de réaction majeure de la classe ouvrière dans cette contre-révolution sociale où il paraît entraîner le pays.

Dans le texte que nous avons déjà cité, Trotsky, dont nous avons, depuis toujours, fait nôtre l'analyse de l'URSS, définissait l'URSS de la façon suivante :

« Qualifier de transitoire ou d'intermédiaire le régime soviétique, c'est écarter les catégories sociales achevées comme le « capitalisme » (y compris le « capitalisme d'État » ) et le « socialisme ». Mais cette définition est en elle-même tout à fait insuffisante et risque de suggérer l'idée fausse que la « seule » transition possible pour le régime soviétiquei actuel mène au socialisme. Un recul vers le capitalisme reste cependant parfaitement possible. Une définition plus complète sera nécessairement plus longue et plus lourde.

L'URSS est une société intermédiaire entre le capitalisme et le socialisme dans laquelle :

a - les forces productives sont encore trop insuffisantes pour donner à la propriété d'État un caractère socialiste ;

b - le penchant à l'accumulation primitive, né du besoin, se manifeste à travers tous les pores de l'économie planifiée ;

c - les normes de répartition, de nature bourgeoise, sont à la base de la différenciation sociale ;

d - le développement économique, tout en améliorant lentement la condition des travailleurs, contribue à former rapidement une couche de privilégiés ;

e - la bureaucratie, exploitant les antagonismes sociaux, est devenue une caste incontrôlée, étrangère au socialisme ;

f - la révolution sociale, trahie par le parti gouvernant, vit encore dans les rapports de propriété et dans la conscience des travailleurs ;

g - l'évolution des contradictions accumulées peut aboutir au socialisme ou rejeter la société vers le capitalisme ;

h - la contre-révolution en marche vers le capitalisme devra briser la résistance des ouvriers ;

i - les ouvriers marchant vers le socialisme devront renverser la bureaucratie. La question sera tranchée en définitive par la lutte de deux forces vives sur le terrain national et international.

Les doctrinaires ne seront naturellement pas satisfaits par une définition aussi vague. Ils voudraient des formules catégoriques ; oui et oui, non et non. »

Comme on peut le voir dans ce texte, Trotsky qui était un révolutionnaire et non un simple lettré, attachait beaucoup d'importance à ce qui se passait dans la conscience des travailleurs, autant que dans les rapports de propriété, car c'est autant dans les deux que la révolution sociale vivait encore selon lui.

Et il insistait : la contre-révolution en marche vers le capitalisme devra briser la résistance des ouvriers. Trotsky ne voyait aucune autre force capable, ou ayant intérêt, à s'opposer à cette contre-révolution. Il incluait d'ailleurs

dans ce rapport de forces les événements internationaux autant que nationaux.

La classe ouvrière soviétique : le facteur déterminant

Par rapport à l'analyse de l'URSS que nous faisions et que nous faisons encore, l'intervention de la classe ouvrière ou sa non-intervention, le camp qu'elle choisira, sont des facteurs décisifs.

Cependant c'est l'un des domaines où nous avons le moins d'éléments de jugement. Les déclarations des hommes politiques responsables du pays valent ce qu'elles valent, mais elles existent. Tandis que sur ce qui se passe réellement dans les profondeurs de la classe ouvrière soviétique nous ne savons rien de suffisant. Nous en sommes réduits dans ce domaine aux hypothèses, voire aux voex, mais rien ne nous permet d'apprécier la réalité, d'autant qu'elle est probablement changeante. En tout cas, faisons, là encore une remarque sur la valeur de l'analyse de Trotsky. Lui ne se posait pas la question : dix-neuf ans après la Révolution d'octobre il affirmait que les ouvriers s'opposeraient à la restauration du capitalisme. Pendant les cinquante ans qui ont suivi, la bureaucratie, bien que la différenciation sociale ait continué, n'a pas osé aller jusqu'à revenir au capitalisme, sans doute par peur d'affronter la classe ouvrière. Le jugement de Trotsky s'est révélé valable pour des dizaines d'années. Et rien ne prouve qu'il ne se vérifiera pas encore dans l'avenir.

Nous ne discuterons pas ici de tous les aspects économiques des modifications projetées, espérées ou souhaitées par différentes fractions de la bureaucratie.

La question qui se pose dans l'immédiat, c'est que ce que les dirigeants soviétiques ont appelé le retour à une économie de marché, ou la vérité des prix, n'est pas un problème nouveau, ni en URSS ni dans bien d'autres pays du monde. Bien des États sont amenés en certaines périodes à subventionner des produits de première nécessité. Par l'intermédiaire de la fixation arbitraire des prix, c'est un peu ce qui se passe en URSS. Mais, bien sûr, ce n'est pas une mesure extrêmement efficace car cela peut amener, et cela amène généralement, la disparition de ces marchandises.

La vérité des prix et le contrôle par le marché, comme l'écrivait Trotsky dans le même ouvrage, sont une nécessité pour l'URSS. Ce ne serait rien si l'économie de l'URSS n'était pas perturbée par d'autres tares (tout comme d'ailleurs dans d'autres pays à l'heure actuelle) dues à la gabegie et à l'accaparement hiérarchiques.

La question qui se pose sur ce terrain est de savoir comment les travailleurs vont réagir au renchérissement du coût de ces produits, même si cela les fait réapparaître. Après avoir été privés de savon ou de viande, se contenteront-ils de la vue et de l'odeur du savon et de la viande, à défaut de s'en servir ou d'en consommer ?

Peut-être aussi la vérité des prix se traduira-t-elle par une différenciation des salaires entre industries ou entreprises prospères et industries ou entreprises déficitaires (c'est déjà un peu le cas). Peut-être aussi par une intensification du travail dans les deux catégories. Peut-être, encore et très probablement, comme l'a promis Gorbatchev, par du chômage.

Quelles seront les réactions des travailleurs ? De simples grèves économiques, voire corporatives, dispersées dans le pays et séparées dans le temps, sans lien et conscience de classe entre elles ? Ou bien au contraire des grèves qui, par leur extension, leur caractère, par leur conscience, par les déclarations des travailleurs en lutte, par leur façon de s'adresser à d'autres catégories de travailleurs, prendraient un caractère social et politique ?

Au premier type de réaction, les bureaucraties, la direction des entreprises, pourront probablement faire face, en maniant selon les cas la carotte et/ou le bâton.

Le second type de réaction serait plus dangereux pour les projets de ceux des bureaucrates qui veulent asseoir leurs privilèges en s'assurant la propriété des entreprises.

Enfin, comment les travailleurs réagiront-ils à la privatisation de leur entreprise ?

Nous ne parlons pas de nouvelles entreprises, grandes ou petites, créées par des entrepreneurs soviétiques, avec ou sans participation de capitaux étrangers et travaillant à produire des biens pour lesquels il y aurait une clientèle très solvable. Que ce soit à des particuliers ou à certaines entreprises, ces biens pourraient se vendre à un prix très rémunérateur et les salaires pourraient y être élevés s'assurant ainsi la coopération de ceux qui y travailleraient.

Non, le problème se pose pour des entreprises qui existent déjà. Exemple : les mineurs du Donbass, qui se plaignent de ne pas pouvoir disposer des « profits » de leur entreprise pour améliorer leur sort, ces profits allant ils ne savent où, leur affectation étant décidée depuis Moscou. Accepteront-ils facilement que, dorénavant, l'existence même de ces profits et leur affectation soient déterminées par les humeurs de Wall Street ?

C'est sans doute là le problème essentiel. Après des dizaines d'années de domination de la bureaucratie, est-ce que la classe ouvrière soviétique tient encore à la propriété d'État des moyens de production, ou est-ce qu'elle n'y tient plus ? Plus exactement, y tient-elle au point de la défendre ou sera-t-elle indifférente, neutre, et en tout cas immobile si on attaque cette propriété étatique et si on la détruit ?

C'est de cette force-là dont Trotsky parlait en parlant de la conscience des travailleurs soviétiques. Que reste-t-il, des conquêtes d'Octobre, dans cette conscience, nous ne le savons pas et les années qui viennent vont peut-être nous l'apprendre.

Indépendamment de tout cela, ou en fonction de tout cela, quelle sera l'attitude des travailleurs sur le plan politique ?

Vont-ils se servir de la libéralisation actuelle pour participer à la vie politique, créer des organisations, saisir et peser sur les organes politiques locaux ou régionaux ?

Si oui, parviendront-ils à susciter la naissance de partis prolétariens se plaçant sur un terrain de classe représentant des choix, des options, des idées différents et dans la confrontation desquels ils pourront former et affermir leur jugement ?

Ou vont-ils au contraire se mettre à la remorque de politiciens bourgeois ou gorbatcheviens, sous prétexte qu'ils sont opposants ou prétendent vouloir faire bouger les choses ?

Les travailleurs soviétiques auront-ils les mêmes illusions que les travailleurs occidentaux envers les hommes politiques et les organisations qui prétendent parler en leur nom ? Car les soviets n'existent plus depuis cinquante ans en URSS. Le suffrage y est universel : un vote d'ouvrier vaut un vote d'intellectuel ou de paysan ou de bureaucrate. Les soviets d'ouvriers, de paysans, de soldats, organes de classe, ont disparu juridiquement depuis 1936, après avoir été vidés de toute substance pendant les années précédentes.

Le progrès gorbatchevien ne réside pour le moment, que dans la possibilité, très relative, d'élire des candidats non désignés par l'appareil du Parti.

Mais quel choix les travailleurs feront-ils ? S'occuperont-ils eux-mêmes de politique ou délègueront-ils, comme cela se fait ici, leur mandat à des politiciens dont ils ne chercheront à contrôler ni les idées ni les actes ?

Si les travailleurs, selon les instructions de Gorbatchev, bousculent les cadres locaux de l'Administration, du Parti et même des cadres moyens ou supérieurs, qui mettront-ils à la place ? Des femmes et des hommes qui représentent réellement les intérêts de classe de la classe ouvrière ? Ou au contraire des gens qui, sous prétexte de libéralisme conduiront la société en arrière, voire très loin en arrière ?

A cette question nous ne pouvons répondre autrement qu'en disant que des révolutionnaires prolétariens en URSS devraient avoir un programme d'indépendance de classe, et devraient proposer aux travailleurs de profiter des quelques libertés actuelles pour s'organiser politiquement, se cultiver, apprendre à intervenir sur des bases de classe. Ils devraient exercer la critique la plus vive envers tous ceux qui interviennent dans la lutte politique afin de distinguer le positif du négatif, voire du réactionnaire.

Ils devraient tout faire pour éviter que les travailleurs se mettent à la remorque des « libéraux » bourgeois, des gorbatcheviens, des « conservateurs staliniens » ou des nationalistes.

Bien sûr, ce parti pourrait envisager, devrait même envisager et conseiller aux travailleurs, des alliances circonstancielles avec tel ou tel groupe politique ou social et ses représentants, selon les circonstances. Cela pourrait aller d'alliances avec ceux qui veulent plus de liberté, de soutien à Gorbatchev contre des couches conservatrices du Parti ou de l'État, mais pas pour mettre des Eltsine à la place, jusqu'à des alliances avec ceux qui souhaitent défendre l'étatisation.

Mais s'allier ne veut pas dire se mettre à la remorque, cela signifie avant tout éclairer, préciser, mettre le doigt sur les différences de classe et sur les sources d'antagonismes futurs qui sépareront inévitablement les alliés d'un moment.

Il faudrait aussi faire élire des représentants authentiques des travailleurs à tous les postes et à toutes les fonctions. Il faudrait démocratiser à la base les syndicats et en briser l'appareil actuel. Il faudrait ressusciter de fait, sinon de droit, des organes de pouvoir indépendants (les soviets) pour les travailleurs et engager un travail de propagande en direction des soldats.

Si la classe ouvrière soviétique ne s'oppose pas à l'appropriation des entreprises par la bureaucratie cette dernière pourrait effectuer, sans combat, sa contre-révolution sociale.

La boucle serait alors bouclée et ce retour en arrière, préparé par des années de domination de l'absolutisme bureaucratique, aurait supprimé tout ce qui restait de la révolution d'octobre : d'abord dans la conscience des travailleurs puis en supprimant la propriété étatique des moyens de production. L'URSS pourrait même éclater et se balkaniser.

Rien ne nous permet pour le moment de privilégier cette hypothèse. Il faut bien dire cependant qu'il y aurait bien des raisons pour que la conscience de classe des travailleurs soviétiques ait reculé à ce point.

D'abord il y a l'absence de mouvements prolétariens et même de partis prolétariens, depuis des dizaines d'années, dans le monde entier. La victoire de la IIe guerre mondiale avec l'extension de l'influence de l'URSS sur l'Europe dite de l'Est, les luttes d'émancipation des peuples coloniaux, les victoires de la Chine et de Cuba, ont pu pendant un temps faire naître l'espoir que le « socialisme » avançait dans le monde.

Les avancées technologiques de l'URSS dans le domaine spatial et ses progrès industriels, le « boom », ont pu faire espérer en une supériorité du « modèle socialiste » même s'il avait des défauts.

Mais depuis des années ces espoirs sont apparus pour ce qu'ils étaient : fallacieux, erronés, voire de simples mensonges de la propagande officielle.

Et même, dans une certaine mesure, tout cela s'est retourné aux yeux des masses, non seulement contre le régime mais peut-être, et là c'est une supputation, contre l'économie planifiée : pourquoi si nous sommes si puissants, si notre système économique est supérieur, ne disposons-nous pas au moins du même niveau de vie qu'en Occident ?

Peut-être qu'au lieu de penser que c'est dû à l'arriération réelle du pays qui n'a pas les moyens de rejoindre sinon de dépasser le capitalisme à partir d'un seul pays, au lieu de prendre conscience que c'est l'appropriation bureaucratique qui appauvrit les classes laborieuses et que c'est l'absence de libertés qui paralyse l'économie planifiée et la limite, les travailleurs peuvent-ils croire ceux qui leur disent qu'avec le retour à l'économie de marché, à la liberté du commerce extérieur et à l'initiative privée comme moteur de l'économie, tout ira mieux.

Si la classe ouvrière soviétique se laisse prendre à ce piège elle n'a évidemment rien à y gagner. L'économie soviétique sera vassalisée par le capital impérialiste. Il y aura une dîme à verser à ce capital et bien entendu cela n'empêchera pas une classe de privilégiés nationaux de s'enrichir, mais cela appauvrira encore plus les travailleurs. Si l'URSS est démantelée cela pourra même se traduire par une baisse considérable de la production (mais pas des profits).

Enfin le marché capitaliste n'est synonyme de libertés politiques que dans quelques pays riches. Il n'est pas certain que l'URSS redevenue bourgeoise ait la possibilité de conserver ne serait-ce que les libertés actuelles qui ne sont probablement qu'une étape provisoire parce que Gorbatchev en a besoin. D'ailleurs, certains libéraux ne se privent pas de dire qu'il faudra une « transition autoritaire ».

Rien cependant n'est joué. Nous n'en sommes même pas au début du processus. Nous n'en sommes qu'aux affirmations et aux déclarations d'intention.

Au travers de la nouvelle situation créée, la classe ouvrière a tout le temps d'apprendre et de comprendre où sont ses intérêts et où sont ses adversaires.

Peut-être même une fois de plus, devant ce danger la bureaucratie reculera-t-elle et en reviendra au statu quo ante comme il en fut déjà de différents projets du passé.

Mais la classe ouvrière pourrait très bien éviter les pièges qui lui sont tendus : par les « libéraux » bourgeois, par les « staliniens », par Gorbatchev comme par les nationalistes.

Et si les travailleurs interviennent en se servant des possibilités offertes par la libéralisation et les affrontements actuels, il n'est pas déraisonnable d'espérer que le processus révolutionnaire se fera dans l'autre sens : vers un renouveau de la démocratie soviétique et vers un État ouvrier débarrassé de la bureaucratie. Ce qui aurait bien sûr des conséquences internationales.

L'appât du lucre aurait ainsi conduit la bureaucratie à sa perte, en lui faisant sous-estimer une classe ouvrière qu'elle aurait trop méprisée.

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