Italie : Un Parti Communiste qui veut devenir autre « chose »01/03/19901990Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1990/03/31.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Italie : Un Parti Communiste qui veut devenir autre « chose »

 

Comment s'appellera désormais le Parti Communiste Italien ? A la sortie du congrès extraordinaire consacré à cette question, qui s'est tenu au début du mois de mars, on ne le sait pas encore mais on peut s'en douter. Le changement de nom est déjà chose faite, par exemple... à Saint-Marin dont le Parti Communiste, habitué il est vrai depuis longtemps à participer au gouvernement de cette petite république de 25 000 habitants, vient d'annoncer qu'il prendra désormais le nom de « parti progressiste démocratique ». Il faudra bien, puisque le Parti Communiste Italien ne veut plus s'appeler « communiste » et que « socialiste » et même « social-démocrate » sont déjà pris, qu'il trouve comme nom quelque chose d'approchant.

 

La « phase constituante »

 

Réduite à ce changement d'étiquette, l'opération politique engagée par le secrétaire général Achille Occhetto n'aurait donc rien de bien palpitant. C'est sans doute pourquoi celui-ci préfère jusqu'à présent repousser la question du futur nom du parti et dire qu'il a bien une idée mais que ce sera à tout le parti d'en décider. Pour le moment, il s'agit pour Occhetto d'attirer l'attention sur l'opération qu'il mène et qui cherche à se donner des contours ambitieux. Ce que le congrès tenu en ce mois de mars 1990 a décidé est en effet d'ouvrir une « phase constituante » qui devrait déboucher, dans l'année qui vient, sur la création d'une « nouvelle formation politique » qui devrait « dépasser » l'actuel parti communiste.

Dans le langage d'Occhetto, il s'agit là de rien moins que ce qu'il nomme la « refondation » du plus grand parti communiste occidental, sa transformation en quelque chose qui n'est pas encore défini et que la presse, justement, faute d'autre qualificatif, est réduite pour l'instant à appeler... « la chose ». Cette « chose », Occhetto appelle d'ailleurs toute la gauche - et au delà - à venir la faire avec lui. La « constituante » qu'il propose se présente en effet comme ouverte à tous les courants. Dans les discours d'Occhetto, la « refondation » du PC et de la gauche italienne devrait donner sa place à tous : écologistes, pacifistes, catholiques sont appelés à y prendre leur part ; jusqu'au Parti Socialiste de Craxi, principal concurrent du PC, qui est appelé à venir étudier avec Occhetto comment reconstruire cette « maison commune » malencontreusement abandonnée il y a soixante-dix ans lors de la scission entre parti communiste et parti socialiste..

Si l'on ne sait pas encore comment s'appellera la « chose », on voit déjà quelles sont les intentions d'Occhetto. Les dirigeants du PC italien sont hantés par la crainte d'une évolution analogue à celle qu'a connu le PC français lorsqu'il a perdu plus de la moitié de sa force électorale au profit du Parti Socialiste. En Italie, le Parti Socialiste de Craxi ne se fait pas faute d'invoquer cet exemple et d'affirmer que la seule façon de rendre possible une « alternative de gauche » dans le pays est de « redimensionner » le PC et de modifier totalement le rapport de forces au sein de la gauche, actuellement encore favorable au PC, qui a recueilli 27 % des voix aux dernières élections européennes, contre 14 % des voix au PS dans le meilleur des cas.

Pire pour les dirigeants du PC, un certain nombre de résultats électoraux au moins ont été dans le sens de ce « rééquilibrage » souhaité par Craxi. Et pour tenter d'éviter que cela prenne l'allure d'un déclin irrémédiable, ils ont redoublé d'efforts, ces dernières années, pour démontrer à tout prix que le PC italien n'était rien d'autre qu'un parti social-démocrate, voire une sorte de parti libéral, partisan du capitalisme et de « l'économie de marché ».

C'est dans ce contexte que se place l'initiative d'Occhetto, centrée sur l'idée de l'abandon de l'étiquette « communiste ». Les bouleversements en Europe de l'Est et notamment l'abandon de toute référence communiste, voire marxiste, par de nombreux partis hier encore au pouvoir, ont fourni l'occasion. Les derniers résultats électoraux du PC italien, et notamment celui - en baisse - des élections municipales de Rome à l'automne 1989, ont sans doute également compté dans sa décision de forcer l'allure d'un « nouveau cours » politique qu'il avait déjà annoncé il y a un an, lors du congrès de mars 1989. Et, aujourd'hui, Occhetto annonce clairement la couleur.

 

Les oppositions au sein du Parti communiste

 

Ce congrès de mars 1990 n'a pas encore donné naissance au « nouveau parti ». Mais il a permis à Occhetto de surmonter les oppositions à son projet.

Le problème qui se pose aux dirigeants communistes italiens est en effet le même que ceux de tous les autres partis communistes ; si politiquement ils sont tout disposés à abandonner toute référence politique de classe et ce qui les lie encore, ne serait-ce que formellement, à la tradition communiste, il n'en est pas nécessairement de même pour les militants de leur parti. Or ils voudraient bien que les multiples gages qu'ils donnent pour apparaître comme des partis présentables et respectables, intégrés au système politique bourgeois, ne se traduisent pas à l'inverse par une désaffection de leur base militante telle qu'elle leur fasse perdre, finalement, de précieuses forces.

C'est de ce point de vue que l'initiative d'Occhetto débouche aujourd'hui sur une situation un peu nouvelle dans le Parti Communiste Italien. Pour ce congrès de mars 1990, le PCI s'est divisé en trois tendances qui pourraient préfigurer les composantes de la « nouvelle formation politique » projetée par Occhetto.

Cela non plus n'est certes pas entièrement nouveau. Depuis le début des années soixante en fait, plusieurs « sensibilités » sinon vraiment des tendances, coexistent au sein du parti.

A l'aile droite, on trouve les ultra-réformistes, les miglioristi, dont le chef de file actuel est Giorgio Napolitano. Ils s'affirment depuis des années en faveur d'une social-démocratisation plus franche et plus rapide. Leur leader historique Giorgio Amendola, mort il y a quelques années, avait même proclamé dès les années soixante que la division de la gauche entre socialistes et communistes n'avait plus de sens et qu'une unification du PS et du PC était souhaitable.

A l'opposé, l'aile gauche, autour de Pietro Ingrao, a toujours cherché à donner l'image, ou plutôt à entretenir l'illusion, d'une sensibilité plus grande aux revendications ouvrières, aux mouvements sociaux, aux luttes des peuples des pays sous-développés.

Enfin le centre - et jusqu'à présent le secrétaire général - semblait le gardien de l'unité du parti, se comportant comme un arbitre qui maintenait en général une balance égale entre les deux ailes, tout en s'engageant avec un certain retard dans les voies préalablement défrichées par les « éclaireurs » miglioristi.

Enfin il faut ajouter à ces « sensibilités », depuis quelques années, la constitution d'une tendance ouvertement pro-soviétique autour d'Armando Cossutta.

En fait, ce qui a caractérisé jusqu'à présent ces diverses « sensibilités » est moins leurs différences que leur solidarité qui les a fait assumer chacune à leur manière, à maintes occasions, la politique anti-ouvrière du parti, tout en permettant finalement à celui-ci d'offrir un visage composite lui permettant de plaire au même moment à différentes catégories de militants ou d'électeurs.

Occhetto, en lançant sa proposition il y a quelques mois, a de ce point de vue rompu avec les habitudes. Pour la première fois en effet, le secrétaire général et les miglioristi se sont retrouvés sur la même position et se sont comptés sur la même motion. Le « centre » du parti, en retour, s'est scindé. Un « front du non » (à la proposition d'Occhetto) s'est constitué avec non seulement Ingrao ou d'autres dirigeants connus pour leur appartenance à la « gauche » du parti, mais aussi des hommes du centre comme Natta, ancien secrétaire général.

Cette attitude tient probablement en partie aux rivalités, aux conflits plus ou moins aigus existant, au sein même de la direction du parti, entre les diverses fractions dirigeantes. Mais l'attitude du « front du non » s'explique d'abord par les remous qu'a provoqués, à la base, la proposition d'Occhetto.

Car s'il est vrai que les militants du Parti Communiste Italien n'ont, dans leur très grande majorité, jamais connu rien d'autre qu'une pratique social-démocrate et électoraliste, beaucoup n'en restent pas moins attachés à l'image « communiste » de leur parti, entendue comme la vague affirmation de la nécessité de changer la société d'une façon plus ou moins radicale. Et beaucoup semblent avoir été choqués tant par l'idée de changer le nom de leur parti que par le fait que le secrétaire général lui-même en ait lancé l'idée sans aucune consultation préalable.

La motion du « front du non », dont Ingrao est apparu comme le principal dirigeant, semble surtout s'être donné pour but de traduire ces préoccupations : selon Ingrao, il faut maintenir l'étiquette « communiste », reprendre l'initiative dans les luttes sociales, prêter plus d'attention à la jeunesse et notamment aux luttes étudiantes, non pas tant pour mener une autre politique que pour garder la force et les atouts du parti pour le jour où une alternative gouvernementale de gauche deviendra possible. Car, à affadir trop son image, le PC italien risque selon lui de perdre du même coup cette implantation sociale qui est un de ses atouts.

Une préoccupation parallèle était évidemment présente parmi les promoteurs du « front du non » : ne pas laisser aux pro-soviétiques de Cossutta le monopole de l'opposition au changement de nom du parti, qui apparaissait dès le départ comme assez large. Cela a réussi puisque, lors des votes des assemblées préparatoires au Congrès, si la motion d'Occhetto a recueilli la majorité avec 66,97 % des voix, la motion Ingrao-Natta en a recueilli 29,72 % et celle de Cossutta 3,31 %...

 

Vers la formalisation des tendances

 

Dans les discours d'Occhetto, la « nouvelle formation politique » qu'il souhaite est définie comme une sorte de parti attrape-tout ayant pour vocation d'attirer écologistes et pacifistes, féministes et catholiques tiers-mondistes, ou même les « radicaux » à la Marco Pannella. Ce parti devrait donc leur donner droit de cité et donc permettre l'expression de tendances diverses.

Mais en attendant de savoir si ces courants, ou à défaut leurs électeurs, se laisseront séduire par cette perspective, le Congrès a eu le résultat non négligeable de cristalliser, pour la première fois d'une façon aussi nette, l'existence de tendances au sein du PC. Un accord s'est fait pour leur donner, au moins au sein du Comité central du parti, une représentation proportionnelle. Ingrao, promu par le congrès au rôle de principal leader de la tendance « de gauche », a tenu à affirmer sa volonté de rester au sein du parti. « Pas question de s'en aller ! » , a-t-il lancé à la fin de son discours au Congrès, invitant au contraire à s'inscrire au parti et à... assurer son succès électoral aux élections administratives du mois de mai. Le tout s'est terminé par une accolade donnée à Occhetto à la suite de laquelle celui-ci a fondu en larmes pendant dix minutes ; cette opportune crise lacrymale, retransmise par toutes les télévisions, est venue à point nommé pour illustrer l'unité maintenue, malgré tout, entre les deux âmes qu'a désormais le Parti Communiste italien...

On voit ainsi se dessiner les contours de la politique d'Ingrao. Si celui-ci a bien dit qu'il continuera à se battre, au sein du nouveau parti, pour le maintien de « l'horizon communiste » et si possible pour y devenir majoritaire, il ne propose pas en fait de perspective bien différente de celle d'Occhetto. Sa démarche semble n'être que l'approfondissement de sa démarche passée. Dans la « nouvelle formation politique » prospectée par Occhetto, il espère qu'il y aura place pour une « gauche » incarnant en somme la vieille « sensibilité » communiste et surtout garantissant qu'elle continue de fournir, même minoritaire, son contingent de militants et d'électeurs. Ingrao se porte d'ores et déjà candidat au rôle de leader de cette « gauche » du parti.

La cristallisation de cette tendance est en tout cas la réponse logique à l'attitude d'Occhetto qui, en se regroupant avec la droite, s'est libéré de cette obligation traditionnelle dévolue au « centre », et en particulier au secrétaire général, d'incarner une sorte de moyenne arithmétique du parti entre la « gauche » et la « droite » des miglioristi. C'est désormais la « gauche » ingraienne qui se spécialisera dans la défense de la sensibilité « communiste » tandis qu'Occhetto pourra mener sa propre politique de concert avec les miglioristi.

Il est bien entendu difficile de dire jusqu'à quel point ces différentes attitudes des dirigeants du PC italien relèvent de la rivalité et jusqu'à quel point elles sont concertées, mais ce qui compte est le résultat et le fait que, pour le moment au moins, elles se complètent. Tandis que les uns se soucient d'incarner la sensibilité « de gauche », les autres peuvent apparaître comme plus totalement libérés de ce passé « communiste » qui nourrit encore aujourd'hui la méfiance de la bourgeoisie italienne à l'égard du PC.

 

Quel avenir pour la « chose » ?

 

L'avenir dira si l'opération politique d'Occhetto a quelque chance de succès. Un des premiers tests sera constitué par les prochaines élections administratives, au mois de mai, dans lesquelles le PC voudrait constituer des listes ouvertes aux écologistes ou aux radicaux, préfigurant en quelque sorte la « constituante » préconisée par Occhetto. Leur résultat dira aussi si celui-ci aura réussi à arrêter le déclin électoral tant redouté du parti.

Il faut ajouter que ni toutes les négociations, ni même les plus importantes, ne se déroulent évidemment dans les salles publiques des congrès du PC. Le Parti Communiste Italien s'est déclaré candidat à l'entrée dans l'Internationale Socialiste. Occhetto, à la recherche de cautions, court les capitales d'Europe pour rencontrer les dirigeants des divers partis sociaux-démocrates. Mais le plus opposé à l'entrée du PC italien dans l'Internationale Socialiste est jusqu'à présent... Craxi lui-même. La caution de celui-ci serait pourtant évidemment bien plus importante pour lui que toutes celles des partis socialistes suédois, espagnol, allemand ou autre...

Cette caution, Craxi n'est certainement pas prêt à la donner à n'importe quel prix. Il n'accepterait de créer avec le PC italien une « alternative de gauche » candidate à exercer le pouvoir qu'à condition d'avoir la garantie d'être le maître du jeu de cette coalition. Occhetto est sans doute bien conscient de la nécessité d'en passer par là. Mais comment faire accepter une telle concession à son propre parti alors que le Parti Socialiste de Craxi est son principal concurrent et que, de surcroît, le rapport de forces est largement favorable au PC ?

Là-dessus aussi, Occhetto a peut-être des idées qu'il préfère, comme le futur nom de son parti, ne pas dire pour l'instant. Les miglioristi pour leur part se disent depuis des années partisans de liquider les conséquences du Congrès de Livourne et de réunifier le tronçon « socialiste » et le tronçon « communiste ». D'autant que sur le plan politique, bien malin qui pourrait voir aujourd'hui la différence. Occhetto cherche-t-il à préparer le PC à cette fusion ? Sa volonté d'adhérer à l'Internationale Socialiste va dans ce sens.

Mais à supposer qu'un projet de fusion soit déjà plus qu'une simple éventualité ou un thème pour discours de congrès, cette fusion poserait toute une série de problèmes. Comment opérer la fusion des deux appareils, de leurs postes de responsables aux différents niveaux ; comment répartir les postes de notables locaux, régionaux ? Il semble évident que Craxi qui, politiquement, a les atouts en main - c'est Occhetto qui a besoin de lui, pas l'inverse - ne voudrait pas perdre cet avantage politique sur le plan des luttes d'appareil, dans lesquelles cette fois ce serait le PC qui aurait l'avantage.

Il n'est d'ailleurs pas dit non plus que, si Occhetto lui offrait la direction d'un éventuel parti unifié, Craxi aurait envie de diriger - par l'intermédiaire de surcroît d'un appareil qui n'est pas le sien - un parti dont les liens avec la classe ouvrière ne sont pas seulement électoraux.

C'est pourquoi cette fusion, même si elle est évoquée aujourd'hui de plus en plus souvent, y compris par le PS qui est le premier à avoir parlé de refaire la « maison commune » entre PS et PC, n'est qu'une hypothèse entre d'autres. Craxi pour sa part attendra sans doute de voir ce que sera la « chose » dont accouchera la « constituante » préparée par Occhetto. Mais peut-être est-il déjà en train de fixer ses conditions.

Qu'il soit question de fusion ou simplement d'accord politique entre les deux partis, Craxi pourrait exiger par exemple qu'Occhetto se débarrasse au préalable de son aile gauche ingraienne qui, malgré toute sa volonté unitaire, se verrait alors rejetée dans la position d'otage impuissant. Craxi serait alors en position de force pour négocier une fusion entre le PS et l'aile pro-Occhetto de l'ex-PC...

Mais il est bien possible que Craxi ait en tête, dès aujourd'hui, d'autres conditions. Un de ses plus chers projets est par exemple la transformation du système politique italien en une république présidentielle. Dans un tel système, Craxi aurait une place toute trouvée de « candidat de la gauche » auquel le PC serait contraint d'apporter ses voix. La condition d'un accord politique entre le PS et la « chose » d'Occhetto pourrait fort bien être l'acceptation préalable, par le PC, de ce programme de réforme institutionnelle qui ouvrirait à Craxi l'espoir d'avoir la carrière d'une sorte de Mitterrand transalpin.

Dès à présent, et quoi qu'il en soit de ces hypothèses, la création de la « chose », le regroupement ouvert d'Occhetto avec les miglioristi, donnera à celui-ci les mains plus libres dans une négociation avec le PS ou avec d'autres partis plus mineurs de l'échiquier politique, et peut-être le moyen de faire accepter à son propre parti de nouveaux renoncements.

C'est à ce prix que les dirigeants du PC italien - ou du moins une partie d'entre eux - pourraient peut-être enfin, un jour, avoir des chances de participer à part entière au jeu politique bourgeois. Et s'il n'est même pas sûr qu'un Occhetto puisse y gagner une carrière de ministre bourgeois, il va sans dire que, de toute façon, c'est un jeu auquel il n'y a pas « chose » à gagner pour la classe ouvrière...

28 mars 1990

 

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