Guerre du Koweit ou guerre d'Irak ?01/02/19911991Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1991/03/37.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Guerre du Koweit ou guerre d'Irak ?

Au moment où nous écrivons, quelques heures seulement se sont écoulées depuis le début de l'offensive militaire terrestre des forces impérialistes, prévue, paraît-il, par l'état-major de l'armée des USA pour cette date et cette heure depuis déjà treize jours.

L'avenir dira si cette guerre sera courte, limitant ainsi les risques de divorce entre l'opinion américaine et la politique des dirigeants des USA, ou si, au contraire, elle s'étendra sur une longue période, sans aboutir à autre chose qu'à des milliers de morts américains (en plus des morts « coalisés » et irakiens), provoquant ainsi, peut-être, des réactions populaires telles que celles qu'avait suscitées la guerre du Vietnam à son apogée.

De fait, les USA ont utilisé, depuis un mois, tous les moyens aériens en leur possession pour détruire les forces irakiennes afin de limiter au maximum tant les capacités de résistance de l'armée irakienne que les futures pertes en hommes du côté des coalisés, des américains en premier lieu. Dans la même ligne, ils ont concentré, préalablement à l'offensive, des forces colossales, tant en hommes - plus de cinq cent mille - qu'en matériel, afin de tenter d'obtenir une victoire dans les délais les plus brefs possible et avec, dans leur camp, le moins de pertes humaines possible.

En effet si les USA réussissent à vaincre, rapidement et sans trop de pertes humaines, ils auront remporté une victoire politique et morale mais qui ne serait cependant totale que si le régime irakien s'effondre et que Saddam Hussein est renversé.

L'un des points sur lequel on peut s'interroger est celui de savoir si l'offensive se limitera à la reconquête du Koweit ou si les « coalisés » s'engageront en Irak pour amener Saddam Hussein à une capitulation sans conditions voire à le renverser. Il s'agirait là d'utiliser la force militaire des coalisés pour obtenir ce que Bush disait souhaiter obtenir d'un putsch intérieur.

Limiter l'offensive terrestre au Koweit ou la poursuivre jusqu'à la conquête et l'occupation de l'Irak est un choix qui n'est peut-être pas encore fait car il dépend en partie des résultats militaires sur le terrain. Si l'armée irakienne n'offre que peu de résistance, voire s'effondre dès les premiers coups de boutoir, les « coalisés » seront bien sûr beaucoup plus tentés de poursuivre leurs opérations en Irak même. C'est une éventualité à laquelle il faut vraisemblablement s'attendre.

Evidemment, il n'y a pas que les considérations militaires : conquérir l'Irak, cela veut dire aussi par la suite l'occuper et cela peut s'avérer difficile si les coalisés rencontrent l'hostilité de toute la population.

Mais d'une part il n'est pas assuré que la population soutienne réellement le régime de Saddam Hussein. Et d'autre part les États-Unis peuvent trouver dans les militaires irakiens de haut rang des hommes susceptibles d'installer un régime à la fois musclé et à leur solde. Au moins pendant un certain temps, surtout si les États-Unis appuient financièrement un tel régime.

Il aura cependant fallu six mois et demi, depuis le 2 août 1990, pour que les États-Unis se sentent suffisamment forts pour engager leurs soldats dans une offensive terrestre pour reconquérir le Koweit, voire pour faire payer à l'Irak le geste d'insoumission de Saddam Hussein. Six mois et demi pendant lesquels ils se sont entourés d'alliés pour cautionner leur politique même si ce soutien était plus moral que matériel. Période pendant laquelle ils ont accumulé sur place des forces considérables et, le dernier mois, ont écrasé l'Irak sous les bombes.

Mais six mois et demi aussi pendant lesquels ils ont attendu de voir les réactions de l'opinion publique, tant aux États-Unis qu'en Europe ou que dans la population des États arabes, en particulier ceux dont les gouvernements s'étaient rangés au côté des États-Unis.

Et il faut dire que durant ces six mois et demi il ne s'est pas manifesté, aux États-Unis ou en Europe, une opposition sensible à la guerre. Même aux États-Unis, où l'opinion était sensibilisée par la guerre du Vietnam, les réactions ont été faibles. Même dans les pays arabes - s'il y eut bien des manifestations - il n'y eut nulle part de réaction susceptible de mettre réellement en danger la stabilité politique et les gouvernements de ces pays.

Bush a donc pu se sentir les mains de plus en plus libres.

Et dans l'état actuel des choses, pour que l'opinion bascule, il est vraisemblable qu'il faudrait que la guerre dure des mois. Et surtout que les coalisés ne puissent obtenir une décision définitive sur le front et que leurs pertes humaines soient, comme justement au moment de la guerre du Vietnam, d'autant plus inacceptables pour l'opinion américaine qu'elles apparaîtraient inutiles.

Il faudrait pour cela une résistance imprévisible de l'armée irakienne. Cette éventualité ne peut être écartée mais personne n'en sait rien et il est, au contraire, bien plus probable - vu la disproportion des forces matérielles - que l'armée irakienne ne soit pas susceptible de résister très longtemps à l'offensive massive à laquelle elle est soumise.

Cela fait six mois que le climat de guerre existe sans réactions majeures de l'opinion. Si la guerre ne dure pas plus, voire beaucoup moins, Bush peut estimer n'avoir plus rien à craindre.

Cette guerre d'une coalition des plus grandes puissances industrielles mondiales contre un petit pays sous-développé est une guerre qui a pour objectif de rétablir l'ordre impérialiste - ce qu'ils appellent le « droit international » - dans une région du monde où un dictateur jusque-là tout à fait coopératif avec les intérêts impérialistes s'était montré soudain capable de jouer son propre jeu en défendant ses propres intérêts par les armes. Dans bien d'autres endroits du monde, cela aurait pu se passer sans réactions, même verbales, des grandes puissances. Mais là, il s'agissait du Moyen-Orient où sont concentrées une grande part des réserves mondiales de pétrole, pétrole indispensable à l'économie des grandes puissances et des États-Unis en premier lieu.

Saddam Hussein avait pu mener une guerre cruelle contre l'Iran pendant dix ans, cela ne gênait pas les grandes puissances. Au contraire ! Cette guerre pouvait renverser la révolution iranienne et ça allait dans le sens que souhaitait l'impérialisme. Puis tout le temps que la guerre durait, elle avait l'avantage d'épuiser et l'Iran et l'Irak, qui se neutralisaient ainsi, et ce dernier était un bon client pour les marchands d'armes. Les grandes puissances se sont même payé le luxe de défendre un peu l'Irak dans le Golfe quand ce dernier rencontrait les plus grandes difficultés contre l'Iran.

Mais la paix revenue, Saddam Hussein a compté sur la reconnaissance des impérialistes, trop compté même et, déçu, il s'est servi lui-même sur un pays que, cette fois, il n'aurait pas dû toucher, suivant les règles pétrolières du droit international. Il le paye aujourd'hui.

Les États-Unis, tout comme l'impérialisme anglais, ont découpé cette région du monde en États séparés et le plus souvent rivaux, pour créer une division et un équilibre des forces mais qui est cependant parfois remis en question. Là, l'Irak, l'un des pays les plus peuplés, avait accumulé une puissance militaire importante. Il s'en est servi dans la mauvaise direction. Les impérialistes sont en train de rétablir un rapport de forces plus à leur convenance.

Les jours qui ont précédé l'offensive terrestre ont été marqués par une proposition de paix de Saddam Hussein et un « plan de paix » soviétique.

La première mettait à l'évacuation des troupes irakiennes du Koweit un certain nombre de conditions dont la tenue d'une conférence internationale sur le Moyen-Orient où serait évoquée la question des territoires occupés. Condition que les États-Unis ne tenaient de toute façon pas à accepter, car il aurait fallu qu'ils l'imposent à leur allié, Israël. Mais les hommes politiques et les journalistes occidentaux ont insisté sur le fait que Saddam Hussein montrait là au moins un signe de faiblesse en acceptant - pour la première fois - l'idée de l'évacuation du Koweit.

Le plan Gorbatchev, lui, était presque, dans sa dernière version acceptée par l'Irak, l'évacuation pure et simple sans conditions du Koweit.

Il a été refusé par Bush qui a imposé des conditions draconiennes dont, entre autres, que les troupes irakiennes commencent à évacuer - sans que la moindre trêve les protègent des attaques aériennes - et qu'elles le fassent en une semaine, c'est-à-dire, selon les « experts « , en abandonnant tout leur matériel sur place.

En fait, l'état-major américain avait retenu la date de l'offensive terrestre et Bush ne voulait pas la reporter. D'autant que l'acceptation par Saddam Hussein du plan de paix soviétique pouvait être l'indice que lui-même considérait que son armée ne pourrait plus offrir une résistance suffisante.

Les arguments selon lesquels Saddam Hussein ne cherchait qu'à obtenir momentanément un cessez-le-feu et une levée du blocus pour se donner le temps et la possibilité de réparer ses forces afin de résister à l'offensive terrestre, ne sont évidemment qu'affabulations de politiciens et journalistes occidentaux désireux de justifier l'intransigeance des États-Unis.

La seule arrière-pensée que l'on aurait pu, éventuellement, lui attribuer serait d'avoir voulu, en acceptant le plan Gorbatchev, démontrer que les dirigeants des États-Unis ne voulaient pas la paix. Mais cette démonstration, toute relative, n'aurait sûrement pas valu d'avoir accepté le principe du retrait du Koweit qu'il avait refusé jusqu'ici.

Du côté de Gorbatchev, les calculs politiques étaient différents. Pour l'image personnelle de Gorbatchev, il aurait sûrement été plus avantageux que son plan débouche sur une paix effective. Mais même rejeté, le fait qu'il ait eu un semblant de vraisemblance lui aura au moins donné l'avantage d'apparaître comme un partisan convaincu de la paix, à défaut d'en être un artisan. L'URSS apparaît comme ayant proposé sa médiation jusqu'au dernier moment pour éviter l'offensive terrestre.

L'espoir de Gorbatchev est que, finalement, une partie de l'opinion n'y verra que le geste. C'est que Gorbatchev a bien besoin de se dédouaner, même relativement, de son soutien aux États-Unis dans cette affaire.

Bien sûr, l'URSS n'a pas de forces militaires sur le terrain, mais elle a dès le début soutenu, à l'ONU et dans toutes ses déclarations, la position des États-Unis. Et le problème de l'URSS est multiple.

D'abord sur le plan international, cette politique risque de diminuer encore le prestige de l'URSS auprès des peuples arabes et de ceux de tous les pays du Tiers monde.

Ensuite sur le plan intérieur, Gorbatchev a bien besoin de rehausser son crédit personnel, car son autorité est de plus en plus contestée.

Enfin il ne faut pas oublier qu'il y a quelque 80 millions de musulmans en Union soviétique, près du tiers de la population totale, et qui sont majoritaires dans certaines républiques, les plus pauvres du sud de l'URSS. Son « plan de paix » était aussi un geste envers ces populations.

Bush a remercié Gorbatchev pour ses efforts, mais cela n'a pas retardé d'une heure l'offensive prévue. Gorbatchev a insisté, paraît-il, par téléphone, jusqu'au dernier moment, pour un report de l'ultimatum, maintenant ainsi un suspense apparent entrecoupé de faux bruits, qui ne visait qu'à accréditer l'idée qu'il aurait tout fait pour éviter la guerre d'entrer dans une nouvelle phase.

Notons pourtant que cela ne l'a pas amené à condamner l'offensive des occidentaux. L'avenir dira si l'effet éventuel sur l'opinion ne sera pas rapidement effacé par les horreurs des combats terrestres qui viennent de commencer.

Mais Gorbatchev ne perdait rien à faire ce geste et pouvait y gagner un peu. Et un peu, pour lui, en ce moment, c'est beaucoup.

Les dirigeants américains, pour leur part, pouvaient difficilement accepter que Gorbatchev apparaisse aux yeux du monde comme l'homme ayant fait la paix ou même ayant amené Saddam Hussein à composition. Pour Bush il s'agissait, indépendamment de toute autre raison, que Saddam Hussein se rende, s'il se rendait, à ses conditions à lui et à lui seul.

D'un autre côté, autant la simple restitution du Koweit aurait pu, peut-être, suffire aux USA au début, si Saddam Hussein avait cédé à la seule menace, évitant ainsi le risque politique qu'une intervention ouverte pouvait faire courir aux dirigeants américains, comme ils pouvaient alors le craindre, autant dans ces dernières semaines cela aurait consisté à ne pas faire payer cher à Saddam Hussein sa tentative personnelle de remettre en cause les frontières au Moyen-Orient. Si l'Irak avait restitué le Koweit en récupérant son armée et ses forces, il n'y aurait pas réellement eu, malgré les destructions, de « sanction », au moins sur le plan politique. Car aujourd'hui un des objectifs des USA est vraisemblablement, s'ils le peuvent, d'obtenir le renversement de Saddam Hussein et, au moins pour un temps, la réduction du potentiel militaire de l'Irak pour ôter toute possibilité à ses éventuels futurs dirigeants de tenter de résoudre les mêmes problèmes qui se sont posés à Saddam Hussein, et qui ne pourront manquer de se poser à eux, par les mêmes voies que lui.

A moins que les USA, par des crédits suffisants et un débouché sur la mer, voire un prix du pétrole plus rémunérateur par la réduction de la production de l'Arabie Saoudite, leur concèdent ce qu'ils ont refusé à Saddam Hussein.

24 février 1991

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