France : Le sens de la candidature de Lutte Ouvrière à l'élection présidentielle du 24 avril 198801/04/19881988Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1988/04/16_0.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

France : Le sens de la candidature de Lutte Ouvrière à l'élection présidentielle du 24 avril 1988

Arlette Laguiller est la candidate de Lutte Ouvrière à l'élection présidentielle du 24 avril et du 8 mai prochains. Elle était déjà la candidate de notre organisation aux présidentielles de 1974 et de 1981, en ayant obtenu à chaque fois 2,3 % des suffrages exprimés, soit aux alentours de 600 000 voix.

Le contexte politique français de 1988 diffère sensiblement de celui des deux élections présidentielles précédentes.

Tout d'abord, ces élections vont avoir lieu à l'issue du septennat de François Mitterrand, président socialiste de la République, sous lequel la gauche a gouverné pendant cinq ans (on ne l'avait pas vue au gouvernement depuis 23 ans) ; avec la participation de ministres communistes pendant trois ans (ce qui ne s'était pas vu depuis 35 ans !) ; pour aboutir, ces deux dernières années, à un régime dit de « cohabitation » entre un président de la République étiqueté à gauche et un gouvernement de droite (avec Jacques Chirac comme Premier ministre). En 1988, donc, les espoirs et les illusions des travailleurs sur un changement de gouvernement ne peuvent plus être du même ordre que ceux de 1974 ou 1981, d'autant que ce septennat aura vu l'aggravation de la crise et du chômage et toutes les mesures anti-ouvrières qui vont avec.

Mais le fait marquant de la situation politique actuelle est le suivant :

- d'un côté la chute des voix du Parti Communiste, qui est passé de 20 % des voix en 1978 à 10 % en 1986, et que les sondages créditent aujourd'hui de seulement 5 % des voix pour le scrutin d'avril 1988 (voir notre article du précédent numéro de Lutte de Classe, « L'élection présidentielle et ses chassés-croisés » ) ;

- de l'autre côté, la montée électorale de l'extrême-droite avec le Front National de Jean-Marie Le Pen, qui est passé de moins de 1 % des voix avant 1981, à 10 % à partir de 1983 sous le gouvernement de gauche, en maintenant son score jusqu'à présent.

On pourrait résumer la situation en disant que le Front National a augmenté ses scores pour ainsi dire dans les mêmes proportions que le Parti Communiste a vu les siens diminuer, même si cela ne signifie pas que le premier a conquis l'électorat du second. Le Pen recrutant encore, malgré tout, l'essentiel de sa clientèle électorale dans les milieux aisés de la petite bourgeoisie, votant traditionnellement à droite.

Si les résultats des sondages qui se succèdent chaque semaine depuis des mois se révèlent exacts, si donc le prochain scrutin voyait une nouvelle chute des voix du Parti Communiste, cela marquerait une évolution importante et catastrophique de la situation politique française. Cela indiquerait tout le contraire d'une radicalisation de la classe ouvrière française (quelle que soit au demeurant la politique du Parti Communiste), et signifierait un recul de sa combativité politique, même si celle-ci ne préjuge pas de sa combativité sociale.

Jusqu'à présent, les pertes de voix du Parti Communiste ne se sont pas faites en faveur de l'extrême-gauche. Et il y a de fortes chances pour que notre candidature paie elle aussi ce recul politique, s'il se confirme.

Autant dire que nous nous présentons dans ces élections sans illusions, y compris sur le score que nous pouvons obtenir.

Notre présence politique nous semble néanmoins indispensable dans ces élections.

D'abord, en quelque sorte, par principe : à l'occasion des élections, ce que nous avons à dire est entendu par des millions de travailleur. Et beaucoup, parmi ces travailleurs, se reconnaissent dans ce que dit Arlette Laguiller, même si ceux qui ont le droit de vote, par réflexe électoraliste, le plus souvent, ne se résolvent pas pour autant à voter pour elle.

C'est ainsi par exemple, qu'un récent sondage auprès de l'électorat féminin ne créditait Arlette Laguiller que de 1,5 % des intentions de vote, mais par contre la plaçait en tête de tous les candidats, avec un score de 20 %, à la question : « Qui vous semble comprendre le mieux les préoccupations des femmes ? » Doit-elle ce dernier score au fait qu'elle est la seule femme candidate ? Peut-être. Mais pas seulement. Il y aurait sans doute le même décalage entre les intentions de vote et l'appréciation sur notre candidate, dans un sondage qui serait réalisé aussi bien auprès des hommes et des femmes, s'il fallait répondre à des questions du style : quel candidat estimez-vous être le plus franchement dans le camp des travailleurs ? Quel candidat jugez-vous le plus sincère ? Aussi bien au sujet de la droite que de la gauche ? etc.

Même si notre score reste faible, même s'il baissait, ce que notre candidate dit aujourd'hui, les travailleurs s'en souviendront demain, pour peu qu'ils reprennent confiance en leur force. Car ce qu'elle dit aujourd'hui peut simplement anticiper les sentiments de la classe ouvrière dans un proche avenir. C'est d'ailleurs là, à notre sens, toute la portée et la signification d'une candidature révolutionnaire.

Mais notre présence politique dans cette élection est indispensable pour une autre raison.

Les révolutionnaires n'ont généralement pas le pouvoir de changer le climat politique. Il n'est pas en notre pouvoir de provoquer un renversement d'opinion, une radicalisation, au sein de la classe ouvrière. Si démoralisation politique il y a, si même elle s'accentue, il nous appartient seulement de tout faire pour résister à la démoralisation ambiante, en nous refusant en particulier à nous raccrocher à des courants non prolétariens prétendûment en quête de « renouveau idéologique », et de nous y refuser, y compris à l'occasion d'une campagne électorale. Renoncer à ses positions propres comme à sa propre apparition politique en de telles circonstances est aussi une forme de démoralisation politique. En ce qui nous concerne, nous tenons à maintenir notre présence politique et nos positions militantes, ce qui nous paraît être la seule façon de nous préserver la possibilité de capitaliser une remontée ultérieure du mouvement ouvrier.

En outre, si changement d'opinion il y avait au sein de la classe ouvrière avant le scrutin (et on ne peut pas exclure cette éventualité), il nous appartiendrait de faire en sorte que cette radicalisation s'exprime politiquement de la façon la plus claire possible, sur notre propre candidature, et non pas qu'elle emprunte les couleurs de ceux qui s'empresseraient de l'émousser et de lui enlever toute signification révolutionnaire, comme le ferait immanquablement le Parti Communiste.

Rien n'indique, bien sûr, que cette radicalisation puisse avoir lieu. Plus exactement, les tout derniers sondages semblent indiquer plutôt l'inverse. Mais si les sondages sont incapables de prévoir quelque chose, c'est bien les changements brusques de l'opinion des masses.

A l'heure où nous écrivons, à cinq semaines du scrutin, un certain nombre de grèves ont éclaté dans différents endroits du pays. Pour l'instant, ces grèves restent encore isolées, et il ne semble pas qu'elles annoncent une vague gréviste àcaractère explosif susceptible de changer le climat politique. En réalité, personne n'en sait rien. Car les explosions sociales, comme les renversements d'opinion qui les précèdent ou les suivent, surviennent généralement sans prévenir. Après tout, il y a vingt ans, la grève générale ouvrière de 1968 déclenchée en France dans la foulée de la contestation étudiante, survint après une période d'apathie apparente de la classe ouvrière et de relative démoralisation politique au bout de dix années de régime gaulliste que le Parti Communiste de l'époque s'évertuait à qualifier de « pouvoir fort ».

A supposer par exemple que les grèves actuelles se multiplient et qu'on assiste à une vague gréviste susceptible d'induire une telle radicalisation ouvrière, il faudrait qu'à la radicalisation sociale puisse correspondre une radicalisation politique, s'exprimant véritablement comme telle, en particulier au moment des élections.

Les élections n'ont guère d'autre utilité que de permettre de tester s'il y a ou pas une radicalisation de la classe ouvrière. Mais il importe que ce test soit le plus précis possible, car son résultat peut contribuer à forger la conscience politique de la classe ouvrière. Et la conscience claire d'une éventuelle radicalisation devient aussi importante pour la classe ouvrière, que la radicalisation elle-même.

C'est là où notre responsabilité politique intervient.

Au cas où une telle radicalisation ouvrière se produirait, il importe, y compris sur le terrain électoral, le terrain politique, de faire en sorte que ce ne soit pas un parti réformiste comme le PCF qui en tire tout le bénéfice.

En effet, si un tel revirement de l'opinion ouvrière se produisait, normalement, en France, c'est le Parti Communiste - qui, malgré son déclin électoral, dispose toujours de militants ouvriers dans toutes les entreprises et toutes les localités du pays - qui en bénéficierait. Il serait alors en mesure de retrouver au moins son score de 1981, soit 15 % des voix, sinon plus, soit une remontée de 5 % par rapport à 1986. (Si le PCF ne faisait que maintenir son score des législatives de 1986, soit 10 % des voix, on pourrait plus difficilement en conclure quelque chose, sinon que les sondages ont sous-estimé les capacités du PCF à arrêter la chute de ses voix...)

Si donc le PCF voyait ses voix remonter de façon significative, il s'agirait effectivement d'un coup de semonce que la bourgeoisie et les différents autres partis politiques (y compris le PS), interprèteraient, à juste titre, comme une radicalisation de la classe ouvrière. Non pas que la bourgeoisie française craigne le Parti Communiste, mais parce que derrière lui, elle craint la classe ouvrière et ses réactions.

Mais il s'agirait d'un coup de semonce sans suite. Car le Parti Communiste n'aurait pas l'intention de s'en servir en faveur des luttes, pour les étendre, les généraliser, et donner à l'ensemble des travailleurs du pays les moyens de remporter une victoire matérielle et morale menaçant les intérêts de la bourgeoisie. Le PCF se contenterait de monnayer sa remontée électorale dans des combinaisons parlementaires ou même ministérielles, s'il le pouvait, et de tenter à nouveau d'endormir les travailleurs avec. C'est ce qu'il a toujours fait, aussi bien lorsqu'il avait plus de 20 % de l'électorat que lorsqu'il en avait 15 %.

Et même aujourd'hui, alors que le PCF mène une campagne au ton radical, critiquant rétrospectivement les mesures anti-ouvrières du gouvernement socialiste, présentant son candidat, André Lajoinie, comme le candidat des « mécontents », il n'oublie pas de préserver son avenir parlementaire et gouvernemental, en glissant au passage dans les colonnes de son quotidien L'Humanité, comme dans les discours de Marchais et de Lajoinie qu'il « ne rejette pas par principe la politique d'Union de la Gauche » (que Marchais il n'y a pas longtemps qualifiait pourtant de « 25 ans d'erreurs » ), au cas où le Parti Socialiste « mènerait une bonne politique » ...

C'est pourquoi, même si l'éventualité d'une radicalisation ouvrière, en l'état actuel des choses, semble peu probable, elle justifie quand même à elle seule que les révolutionnaires prolétariens soient présents sous leur propre drapeau dans cette élection et mènent une campagne susceptible de capitaliser une telle radicalisation.

En somme, toute la question revient à faire en sorte que ces 5 % de voix qui, si la situation s'y prêtait, pourraient retourner au PCF, puissent abandonner ce parcours déjà exploré, et aller plus loin, pour se porter directement à l'extrême-gauche.

C'est pourquoi toute notre campagne mise sur une telle éventualité, même si elle n'est pas la plus probable, même si nous ne comptons pas dessus. D'une part parce qu'il ne sert à rien pour des révolutionnaires de miser sur la démoralisation de la classe ouvrière (à moins de vouloir la partager en misant sur une « dynamique » de recul !). Et surtout parce que si radicalisation ouvrière il y avait, la défection des trotskystes serait impardonnable, en laissant le champ libre aux réformistes qui ne manqueraient pas, une fois de plus, de dévoyer les espoirs des travailleurs.

C'est d'ailleurs l'une des raisons principales qui nous fait penser que les camarades de la Ligue Communiste Révolutionnaire ont eu tort de renoncer à leur propre candidature, celle d'Alain Krivine, pour soutenir celle de Pierre Juquin, le « rénovateur communiste ». Car le problème est encore moins ce que dit ou ne dit pas Juquin, que le double problème de la signification des voix qui se porteront sur Juquin et de l'utilisation politique ultérieure de ces voix. Personne ne pourra interpréter les voix qui se porteraient sur Juquin comme un signe d'une radicalisation ouvrière. Et si par exemple, Juquin augmentait ses scores alors même que Lajoinie en perdait, ce serait interprété, au contraire, comme un déplacement des voix du PCF vers le PS, c'est-à-dire à droite. Et Juquin tout comme le PC, utiliserait aussitôt ses voix pour des combinaisons parlementaires ou gouvernementales (dans ses déclarations, il a d'ailleurs déclaré être prêt « à prendre ses responsabilités », c'est-à-dire à accepter un poste de ministre, dans un gouvernement de gauche homogène). Les répercussions politiques d'un bon score pour Juquin ne seraient à aucun égard favorables aux travailleurs. C'est la raison principale qui nous fait considérer comme une faute politique le fait de militer pour sa candidature ou de faire alliance avec lui.

La campagne électorale de Lutte Ouvrière est donc centrée sur cette possibilité de radicalisation de la classe ouvrière. Que cette radicalisation ait lieu avant ou même après les élections, d'ailleurs.

Car, encore une fois, quel que soit le résultat du prochain scrutin, quel que soit notre propre score, la campagne que nous menons à l'occasion de ces élections auprès de millions de travailleurs fait partie de notre campagne générale auprès des travailleurs pour qu'ils se préparent à une contre-offensive victorieuse, sur leur terrain de classe, pour la sauvegarde de leur niveau de vie, contre les licenciements, contre la remise en cause du SMIC et les bas salaires, et cela, quelle que soit la couleur du gouvernement en place.

Et toute la question, dans cette campagne électorale, revient à faire en sorte que ces travailleurs qui, désormais, se ficheraient pas mal de voir Mitterrand réélu ou pas, trouvent dans ce que dit Arlette Laguiller suffisamment de raisons et d'arguments pour avoir l'audace, face au patronat comme aux hommes de gouvernement, d'afficher à gauche des sentiments extrêmes.

Nous demandons aux travailleurs, dans cette campagne, de faire un geste politique qui leur soit propre. Car l'expression politique autonome de la classe ouvrière est ce qui lui a le plus manqué, face à ses différents adversaires, à droite comme à gauche, au cours du septennat de Mitterrand.

Nous leur demandons d'abord, en votant pour Arlette Laguiller, d'exprimer leur mécontentement bien sûr (ce que d'ailleurs demande aussi le Parti Communiste par le vote Lajoinie) : mais de l'exprimer de façon qu'il pèse non seulement sur les partis de droite, mais aussi sur les partis de gauche qui ont gouverné contre la classe ouvrière, c'est-à-dire sur le Parti Socialiste comme sur la direction du Parti Communiste.

Nous leur demandons de voter Arlette Laguiller, en sachant qu'elle ne sera pas élue, d'affirmer ainsi ce qu'ils pensent, sans se soucier de faire gagner ou pas ce que, en France, on appelle « la gauche ». Car les travailleurs n'ont aucune solidarité électorale à avoir avec des politiciens qui veulent leur voix, mais qui au gouvernement s'empressent de se désolidariser de la classe ouvrière.

L'électorat qui vote Le Pen, lui, le fait en sachant très bien qu'il ne sera pas élu, mais en sachant aussi que ce vote exerce une pression sur tous les hommes politiques au gouvernement. C'est pourquoi, à l'autre extrême, les travailleurs doivent faire preuve de la même assurance politique en ce qui les concerne, en exerçant la pression inverse sur tous les hommes de gouvernement, de droite comme de gauche, et derrière eux, sur le patronat et toute la bourgeoisie.

Parallèlement, nous faisons une campagne de classe, et nous appelons les travailleurs à faire un choix de classe en se prononçant pour Arlette Laguiller. Nous leur demandons de refuser d'être les seuls à se laisser abuser par les étiquettes « droite », « gauche », qui ne servent qu'à masquer l'appartenance de classe des hommes politiques de la bourgeoisie. Nous leur disons que la seule chose qui importe, est de savoir qui est dans le camp des travailleurs, et qui est dans le camp de la bourgeoisie. C'est pourquoi la campagne d'Arlette Laguiller consiste non seulement à dénoncer la politique de la droite mais aussi à se démarquer des partis de gauche dont l'étiquette n'est destinée qu'à tromper les travailleurs.

Enfin, le contenu de classe de la campagne d'Arlette Laguiller consiste à permettre aux travailleurs, en votant pour elle, d'exprimer dans cette période de crise et de chômage, leur droit à la vie, leur refus de la baisse des salaires, du chômage et des licenciements.

Voilà le sens de la candidature de Lutte Ouvrière dans ces élections : permettre aux travailleurs, en se prononçant pour une candidature authentiquement prolétarienne, de mettre à jour, le plus clairement possible, ce que le silence apparent de la classe ouvrière a pu cacher en colère rentrée.

Partager