États-Unis : un renouveau du mouvement des droits civiques ?01/04/19871987Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1987/04/8_0.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

États-Unis : un renouveau du mouvement des droits civiques ?

Récemment deux agressions ont montré qu'aux États-Unis, en 1987, les noirs se voient toujours interdire certains secteurs du pays et sont toujours en butte à la violence raciste. Le premier incident a eu lieu à la fin décembre à New York. Trois noirs, traversant le quartier blanc de Howard Beach, après que leur voiture était tombée en panne, furent assaillis par une bande de jeunes blancs. Une douzaine de racistes s'en prirent aux noirs à coups de battes de base-ball et de matraques, puis donnèrent la chasse à l'un d'eux qui en fuyant sur une voie express fut renversé et tué.

Bien que cette agression ait été dénoncée par les autorités municipales, personne ne fut immédiatement inculpé pour meurtre. Au contraire, une des deux victimes qui avaient survécu fut traitée par la police et par le procureur comme si elle était accusée d'un autre crime alors que tous ceux de la bande étaient relâchés. Ce n'est que six semaines plus tard, après une série de protestations et de manifestations, que tombèrent finalement des inculpations pour meurtre.

Le second incident a eu lieu dans une zone rurale de Géorgie. Au mois de janvier, quand un groupe de soixante-quinze personnes tenta d'organiser une marche à travers le comté de Forsyth, à l'occasion de l'anniversaire de Martin Luther King, il se heurta à un rassemblement de plus de quatre cents individus conduit par le Ku Klux Klan et autres racistes notoires comme l'ex-gouverneur de Géorgie, Lester Maddox. Nombre de marcheurs, attaqués à coups de bâtons et de bouteilles, furent blessées. La police locale ne fit pratiquement rien pour empêcher l'agression : quand elle intervint, ce fut seulement pour conduire les marcheurs hors du comté.

Une semaine plus tard une manifestation d'une trentaine de milliers de personnes d'après les estimations, revint dans le comté de Forsyth pour protester contre la violence raciste. Devant une manifestation aussi importante, conduite par des gens connus dans tout le pays et un certain nombre de politiciens de Géorgie, les autorités ne tinrent apparemment pas à laisser les réseaux de télé montrer dans tous les États-Unis la pagaille créée par le Ku Klux Klan dans le comté de Forsyth. Quelque trois mille policiers et soldats de la garde nationale furent dépêchés par le gouvernement de Géorgie pour s'interposer entre les manifestants et les mille contre-manifestants racistes qui se tenaient sur le parcours de la manifestation.

Ces deux affaires qui ne sont que les plus connues pour avoir attiré l'attention du pays parmi beaucoup d'autres, soulignent la situation dans laquelle se trouvent les noirs aujourd'hui. Même si leur lutte dans les années cinquante et soixante a liquidé la ségrégation raciale dans le Sud et mis fin à beaucoup d'aspects de la discrimination de fait dans le reste du pays, même si ce mouvement a mis en grande partie un terme à la violence quotidienne que les noirs de ce pays subissaient de la part de l'appareil d'État ou des racistes, il reste qu'ils se voient toujours refuser dans les faits sinon dans la loi, certains droits démocratiques fondamentaux et doivent faire face à des agressions et des violences simplement parce qu'ils sont noirs. Telle est la situation des États-Unis aujourd'hui, une situation qui pourrait aller s'aggravant avec l'actuelle crise économique.

Evidemment la population noire ressent amèrement cette inégalité et ces injustices, malgré le calme et la tranquillité dont elle a fait preuve durant la dernière décennie, une nouvelle explosion est toujours possible à tout moment et même une nouvelle mobilisation. Une question à laquelle sont confrontés en permanence les dirigeants et les organisations de la communauté noire.

Une nouvelle couche de politiciens noirs...

La plupart des hommes politiques ou des dirigeants religieux qui se trouvaient à la tête des manifestations de New York ou de Forsyth sont liés au Parti Démocrate. Directement pour ce qui concerne des politiciens démocrates comme Andrew Young et Hosea Williams respectivement maire et conseiller municipal d'Atlanta, John Lewis représentant de la Géorgie au Congrès des États-Unis, ou l'avocat Vernon Mason candidat démocrate malheureux à New York. Mais c'est vrai aussi des responsables des organisations religieuses ou des droits civiques comme Coretta Scott King (la veuve de Martin L. King), et les dirigeants de la NAACP (l'Association Nationale pour la Promotion des Gens de Couleur) et du SCLC (la Conférence des Dirigeants Chrétiens du Sud) qui soutiennent plus ou moins directement le Parti Démocrate. Les liens entre tous ces gens et le Parti Démocrate étaient ostensiblement mis en lumière par le fait que Gary Hart, un des candidats démocrates les plus importants lors des dernières élections présidentielles (et probablement aussi des prochaines), marchait en tête de la manifestation de Forsyth.

Bien sûr, des liens entre le Parti Démocrate et les dirigeants des droits civiques existaient déjà durant les années cinquante et soixante, mais ce qui est nouveau c'est l'existence d'une couche importante de responsables noirs démocrates, directement intégrés dans le système politique et dans l'appareil d'État ; c'est un résultat du mouvement noir. En 1963, il y avait seulement cent élus noirs dans tout le pays. A la fin de 1986 on en comptait 6 424. Il y a plus de 280 maires, notamment dans quatre des six plus grandes villes - Chicago, Los Angeles, Philadelphie, Detroit - ainsi que dans d'autres villes importantes du pays comme Washington D.C., La Nouvelle-Orléans, Atlanta, Newark et Birmingham. Il y a dix ans, il y avait un seul chef de la police noir. Maintenant il y en a plus de soixante, notamment dans ces quatre plus grandes villes du pays. Il y a maintenant vingt représentants noirs au Congrès, parmi lesquels certains président des commissions de ce Congrès, c'est-à-dire qu'ils comptent parmi les dirigeants du Parti Démocrate. Et dans les élections primaires de 1984 pour la désignation du candidat du Parti Démocrate à la Présidence, la candidature de Jesse Jackson n'était plus seulement symbolique comme l'étaient celles des candidats noirs avant lui.

..et une nouvelle couche de bourgeois noirs

Ce développement dans le secteur politique reflète plus généralement la croissance d'une bourgeoisie noire dans les vingt dernières années. Comparée à la bourgeoisie américaine en général, la bourgeoisie noire reste faible à tous points de vue. Par exemple toutes les entreprises noires mises ensemble pourraient être achetées par Mobil Oil avec ses seules liquidités. Le pourcentage de ceux qu'on appelle les « professionnels » aux États-Unis (professions libérales et techniciens de toutes sortes) dans la population noire n'est que la moitié du pourcentage qu'on trouve dans la population blanche. Et en dépit de la croissance spectaculaire du nombre des élus noirs, ceux-ci ne représentent encore qu'un peu plus de 1 % du total des Noirs.

Cependant il y a eu une augmentation significative de la petite bourgeoisie relativement à l'ensemble de la population noire. Selon le bureau du recensement US le pourcentage de la population noire ayant terminé ses quatre années d'université est passé de 6 % en 1970 à plus de 13 % en 1982. Les statistiques montrent que les hommes d'affaire, les directeurs d'entreprise, les techniciens et les « professionnels » constituent maintenant 15 % de la population active noire. Le double de ce qu'il était en 1960.

La croissance en nombre de cette petite bourgeoisie noire s'accompagne d'une amélioration des conditions de vie, ce qui est démontré par les statistiques sur le revenu. Selon un rapport de la National Urban League (une association noire) publié en 1987, le nombre de familles noires avec un revenu de plus de trente-cinq mille dollars (en dollars constants 1985) est passé de 19,7 % à 25,8 % en 1985.

Pourtant malgré l'accroissement en nombre de ces petits bourgeois noirs et l'amélioration de leur niveau de vie, ils vivent toujours dans une société qui reste fondamentalement raciste. Malgré leurs places et leurs richesses nouvelles il y a toujours des secteurs dans le pays où ces petits-bourgeois doivent craindre les violences racistes comme à Howard Beach. Quelques-uns peuvent être assez riches pour acheter la moitié du comté de Forsyth, ils ne peuvent pourtant pas y entrer sans craindre le Ku Klux Klan. C'est pourquoi malgré ses progrès la petite bourgeoisie noire peut être amère et prête en certaines circonstances à riposter à des incidents comme ceux des mois passés. C'est ce qui explique l'attitude des politiciens démocrates noirs d'Atlanta qui furent à l'origine de la marche dans Forsyth.

Mais la majorité toujours au plus bas de l'échelle sociale

Certainement cette ségrégation durement ressentie par la petite bourgeoisie noire l'est aussi par la population noire tout entière, et même davantage étant donné qu'elle n'a pas d'argent pour adoucir sa situation, mais en même temps, la masse des noirs doit subir l'oppression raciste de bien d'autres façons touchant plus directement ses conditions de vie. Les travailleurs noirs dans l'ensemble sont toujours maintenus dans les plus basses couches du prolétariat, ayant les plus mauvaises conditions de travail et les salaires les plus bas. La masse des noirs fournit une part disproportionnée de l'armée de réserve des chômeurs, et en conséquence, aussi des pauvres. Selon l'index brut du chômage du gouvernement, qui inclut les travailleurs découragés ne cherchant même plus de travail et les travailleurs à mi-temps involontaires, le taux actuel des sans-travail dans la population noire est d'environ 28 % comparé à environ 12 % dans la population en général. Ce taux pour ceux âgés de 16 à 24 ans approche les 60 %. Aujourd'hui quelque 34 % de la population noire dans ce pays vit en dessous du seuil de pauvreté tel qu'il est officiellement fixé par le gouvernement.

Ainsi la situation de la majorité des noirs est très précaire. En fonction des fluctuations de l'économie, ils sont rejetés périodiquement au chômage ou dans la pauvreté, comme le montrent les statistiques gouvernementales concernant le pourcentage de ceux vivant en dessous du seuil de pauvreté. En 1959, 55 % de la population noire vivaient en dessous de ce seuil. En 1970 ce pourcentage était tombé à 34 % et en 1971 il atteignit son point le plus bas à 29 %. Mais il était remonté à 34 % en 1984. En 1970, 37 % des familles noires avaient un revenu de moins de dix mille dollars (exprimés en dollars constants 1985) ; en 1983 ce chiffre était remonté à 49 % ; ce n'est qu'avec la reprise en 1985 qu'on pouvait noter à nouveau une légère amélioration, ce pourcentage retombant à 44 %.

L'oppression que subit la masse des noirs est entièrement liée à leur situation de classe dans la société. C'est parce qu'ils sont noirs qu'ils sont laissés aux plus bas échelons de la société ; c'est parce qu'ils occupent cette position qu'ils sont les premières victimes à chacun des tournants de cette société.

Pour les travailleurs et les autres couches pauvres de la population noire, le combat contre l'oppression raciale ne peut être séparé du combat contre l'exploitation. Pour eux il n'y a pas de séparation entre les deux qui sont liés et s'entretiennent l'un l'autre.

Le rôle des démocrates noirs

En tant que représentants de la communauté noire, se voulant les dirigeants de la lutte contre le racisme, les politiciens noirs parlent au nom de tous les noirs Mais, en tant que Démocrates, occupant une place dans le système, ils agissent comme les autres politiciens bourgeois, c'est-à-dire comme les défenseurs d'un système qui pèse sur les pauvres et sur la classe ouvrière ; ils s'opposent aux intérêts de toute la classe ouvrière noire et blanche.

En même temps ils poussent la masse des noirs vers le bercail du Parti Démocrate contribuant à créer ou à maintenir les illusions de ceux-ci en un possible changement à travers le système électoral.

Quand Harold Washington, l'actuel maire de Chicago, joue sur les sentiments de la population noire, lui demandant de voter pour lui afin de faire échec au racisme que son concurrent blanc encourage, ce n'est pas seulement une façon pour lui d'assurer sa réélection, c'est aussi une façon de concentrer l'attention de la population noire sur les élections... dans une ville où la situation des pauvres n'a pas changé sous son administration, où les travailleurs et les pauvres ont été victimes des réductions des services sociaux, où 10 % des travailleurs municipaux ont été licenciés, où on a laissé les logements municipaux se dégrader... alors que tout allait très bien pour les riches de la Gold Coast. Tout cela aboutit à ce que les votes - et les espoirs - des noirs continuent à aller au Parti Démocrate dans une ville qui est dominée depuis toujours par ce même Parti Démocrate, et qui reste, même avec un maire noir, une des villes où la ségrégation dans l'habitat et la discrimination raciale sont les plus grandes.

Washington joue même précisément sur cette situation. Il essaie de masquer ses propres attaques contre la population noire pauvre en prétendant qu'il ne peut faire autrement à cause de ce que les blancs qui tenaient l'administration avant lui (Démocrates comme lui-même) ont fait, ou parce que ceux-ci qui continuent à dominer le conseil municipal (les Démocrates donc eux aussi) bloquent ce qu'il voudrait faire.

Au niveau national Jesse Jackson joue un rôle similaire. En se présentant comme le candidat des minorités à la présidence, il ne s'assure pas seulement une place dans le monde politique. Il ressuscite aussi les espoirs et les illusions de nombreux noirs, dont un grand nombre avait commencé à tourner le dos au Parti Démocrate et au système politique américain en général.

N'ayant pas été élu, Jackson lui-même a évité de ternir son image - du moins jusqu'ici. Mais une fois en place, tous ces politiciens ont montré quels intérêts ils représentent réellement et ils défendent. On en a eu de multiples exemples ces dix dernières années.

L'an dernier à Detroit ou à Philadelphie, ce sont des maires noirs qui ont imposé de nouveaux sacrifices aux travailleurs municipaux, travailleurs dont la plupart sont noirs, lors du renouvellement de leur contrat. Ce sont eux qui ont contribué à briser les grèves quand ces travailleurs ont essayé de résister. A Atlanta, place forte de beaucoup de dirigeants de la marche de Forsyth, il en fut de même dès 1977, sous le premier maire noir de la ville, Maynard Jackson. A peine entré en fonction - en partie grâce au soutien des travailleurs noirs - il licencia neuf cents travailleurs noirs des services d'hygiène quand ils entrèrent en grève contre le nouveau contrat qui leur était proposé.

Ces Démocrates noirs ont aidé aussi à imposer des sacrifices aux travailleurs du privé. A Detroit, où la majorité de la population et de la classe ouvrière est noire, Coleman Young mit tout son poids pour obtenir que les travailleurs de l'automobile acceptent les sacrifices demandés par les compagnies, tout cela au nom de la nécessité pour tout le monde de s'employer à sauver la ville, Young joua le rôle principal dans l'expulsion de quelque dix mille travailleurs - dont la moitié était noire - et la suppresion de milliers d'emplois d'un secteur de la ville sur lequel General Motors voulait construire une nouvelle usine. Et il propose maintenant de faire la même chose en faveur de Chrysler. A Atlanta, l'administration de la ville dit qu'il n'y a pas suffisamment d'argent pour les travailleurs et les pauvres, mais s'est arrangée pour subventionner les gros investisseurs immobiliers qui construisaient un grand complexe de luxe, Peach Tree.

Ces politiciens n'ont pas hésité non plus à faire donner les forces de l'ordre contre la population. En 1985, Wilson Goode, maire de Philadelphie, donna l'ordre d'attaquer à la bombe incendiaire l'immeuble où vivaient des membres de MOVE, une secte noire marginale, tuant onze personnes et incendiant tout un quartier habité par les travailleurs noirs, du même coup.

Eh oui, ceux qui acceptent de faire partie de l'appareil d'État qu'ils soient noirs ou blancs, doivent faire marcher le système en maintenant l'ordre, l'ordre de classe qui sous-tend l'exploitation capitaliste.

Un sous-produit du mouvement des années soixante

L'exemple de Detroit illustre clairement comment le mouvement noir des années soixante a produit une nouvelle couche de petits bourgeois noirs qui furent intégrés dans le monde politique, en général autour du Parti Démocrate. Certains d'entre eux venaient d'ailleurs du mouvement lui-même.

Coleman Young, l'actuel maire de Detroit, s'installa dans la place en 1973 sur la lancée du mouvement noir, quelques années seulement après la rébellion massive de 1967 dans cette ville. L'administration de la ville qui était blanche, avait été incapable durant ces années de maintenir son contrôle. L'utilisation de la police, qui était essentiellement blanche, contre la population, et particulièrement l'utilisation d'une force spéciale appelée STRESS, si elle provoqua la communauté noire, et même quelquefois une réaction armée de la part de celle-ci, ne permit pas de mieux contrôler la situation. Young devint maire en promettant de tenir la police. Une fois installé, il nomma un chef de la police noir et a dissous STRESS tellement haï. Mais le crédit gagné alors par Young lui donna les moyens de jouer son rôle pour calmer la révolte noire. En 1974, il put en se rendant lui-même dans les rues et en usant de son prestige personnel, étouffer les flammes d'une nouvelle émeute qui avait éclaté après un meurtre raciste.

Depuis, Young a utilisé son prestige qui, c'est vrai a beaucoup pâli ces derniers temps, pour imposer un couvre-feu permanent pour les jeunes, pour justifier les brutalités policières et pour imposer des conditions de vie qui vont en se dégradant, aux habitants de la ville. Et aujourd'hui Young dirige la ville avec une nouvelle force de police du type STRESS, mais avec un chef de la police noir et de nombreux officiers noirs.

A la fin des années soixante et au début des années soixante-dix, il y avait aussi à Detroit nombre d'avocats nationalistes radicaux, dont le plus renommé était Kenneth Cockrell, qui se tailla une réputation en défendant avec succès deni gens dont les affaires en temps ordinaire leur auraient valu d'être condamnés. La plus fameuse de ces affaires fut celle de Hayward Brown, qui fut traîné devant les tribunaux pas moins de treize fois, sous différentes accusations, parce qu'il avait tué plusieurs policiers alors que lui et d'autres menaient campagne conte la drogue dans la communauté noire. Son affaire était significative d'une époque et d'une situation quand la population noire protestait contre les conditions qui lui étaient faites et était prête à se battre dans la rue. Il fut acquitté chaque fois par des jurys qui comprenaient enfin une majorité de noirs. La renommée que se tailla Cockrell dans ces affaires lui servit à se faire élire lui et ses alliés, en prétendant transformer le conseil municipal et les tribunaux dans l'intérêt de tous. Aujourd'hui, ce conseil et les instances judiciaires sont en grande majorité noirs et défendent le système de classe exactement comme avant. Toujours à Detroit, à la même période, la Ligue des Travailleurs Noirs joua un rôle important en organisant et en dirigeant les luttes des travailleurs noirs à qui les émeutes de 1967 avaient ouvert les portes de l'industrie automobile. La Ligue engagea un combat contre le racisme à la fois dans l'entreprise et dans le syndicat. Mais dans quels buts ? Devant la colère des travailleurs noirs qui étaient sujets quotidiennement aux attitudes racistes des contremaîtres blancs, la Ligue imposa à la direction l'accès aux postes d'encadrement pour les noirs. La Ligue engagea aussitôt la lutte dans les syndicats pour obtenir des postes de responsables noirs.

Aujourd'hui les usines et les bureaux de Detroit sont remplis de cades noirs dont certains anciens de la Ligue qui ont pris les places qu'ils ont contribué à ouvrir.

Et les cadres noirs font leur travail exactement comme n'importe qui d'autre, imposant actuellement une effroyable augmentation des cadences à tous les travailleurs, noirs et blancs.

Les syndicats locaux aussi sont remplis d'élus et de responsables noirs, y compris d'ex-membres de la Ligue, mais une fois dans l'appareil syndical, ces gens avaient-ils une politique différente à proposer aux travailleurs ? Dans bien des cas, ce sont des bureaucrates noirs qui sont utilisés en première ligne pour justifier les sacrifices que l'UAW, le syndicat de l'automobile, contribue à imposer aux travailleurs qui à Detroit sont en majorité noirs. Certes quelques ex-membres de la Ligue occupent maintenant des positons dans le syndicat, mais pour la masses des travailleurs noirs, os choses n'ont pas changé.

Tous ces gens, des élus et des hommes de loi jusqu'aux cadres et syndicalistes, ont une double attitude vis-à-vis de la masse des noirs. D'un côté ils se présentent comme les représentants de la population noire, confrontés aux mêmes problèmes que tous les noirs dans une société raciste. Ils utilisent leur passé militant ou au moins, si ce passé n'existe pas, le fait qu'ils sont noirs, pour soutenir devant la masse des noirs que pour se défendre il faut qu'ils gagnent une place qui leur donnera influence et pouvoir. Mais le fait même d'être intégrés dans les structures de la société bourgeoise et d'avoir pour tâche le maintien de ces structures les amène à s'opposer à la masse des noirs quand il s'agit de l'exploitation de classe.

Ce qui s'est passé avec le mouvement noir des années cinquante et soixante est par beaucoup d'aspects analogue à ce qui s'est passé avec le mouvement ouvrier des années trente. Dans l'un et l'autre cas, ce furent des mouvements puissants de couches populaires de la société assez déterminés pour s'opposer à l'État, et même par certains côtés pour mettre en question le droit des classes dirigeantes. Mais ils ne mirent pas fin à la domination bourgeoisie de la société. Alors ces mouvements finirent pas être canalisés de nouveau dans les limites de la société bourgeoise.

La politique de la bourgeoisie américaine face à ces deux mouvements fut similaire. La bourgeoisie américaine, à la tête du plus riche impérialisme du monde, utilisa la richesse qu'elle possédait pour faire des concessions à la population, ou au moins à la fraction de celle-ci qui était mobilisée. Elle accepta la syndicalisation des travailleurs non qualifiés dans les années trente, et elle mit fin à la ségrégation légale dans les années soixante. Le résultat du mouvement noir fut qu'une partie des travailleurs noirs obtinrent d'être embauchés dans l'industrie pour la première fois, et que de nouvelles possibilités furent ouvertes à la petite bourgeoisie noire. En même temps la bourgeoisie aspira de nombreux leaders de ces mouvements - du moins ceux qui n'étaient pas licenciés, emprisonnés ou tués - en en faisant des cadres officiels de cette société, les intégrant dans son système politique et dans son appareil d'État. Du mouvement noir la bourgeoisie tira une couche de politiciens noirs pour jouer un rôle similaire à celui que la bureaucratie syndicale joua par rapport au mouvement ouvrier. Par ce moyen, le mouvement fut canalisé sans douleur dans les limites de l'ordre social existant.

Une caricature des années soixante

Aujourd'hui, il y a des politiciens noirs qui, tentant de se présenter comme les porte-parole et les représentants des intérêts de tous les noirs, parlent d'un nouveau mouvement pour les droits civiques. Mais aujourd'hui, deux décennies après que le mouvement des droits civiques a en grande partie atteint son but de mettre fin à la discrimination et la ségrégation légales, un tel projet prend un sens bien différent de celui qu'il a pu avoir dans le passé, qu'elles qu'en aient été alors les limites. En fait, le projet de ceux qui font référence au mouvement des droits civiques est une caricature de ce mouvement. C'est tout un symbole que Benjamin Chavis Jr (un militant noir bien connu qui fut emprisonné pour ses activités anti ségrégationnistes dans le Sud) propose d'organiser aujourd'hui une « marche de la liberté à rebours », du Sud vers Chicago... dans le but de soutenir la candidature de Washington. De telles propositions peuvent uniquement servir à lier plus fortement la masse des noirs au Parti Démocrate.

Des marches symboliques, comme à Forsyth ou à New York, sont bien loin des combats que certains de ces politiciens eux-mêmes menèrent dans les années soixante quand la masse des noirs descendait dans la me. De plus des politiciens comme Andrew Young et Hosea Williams s'opposèrent toujours à une réelle mobilisation des travailleurs et des pauvres. Ils étaient de ceux alors qui défendaient l'idée que le mouvement devait rester dans les limites légales. A la fin des années soixante ils étaient déjà de ceux qui essayaient de convaincre les masses noires de ne pas descendre dans la rue ; c'est-à-dire qu'ils s'opposèrent à ce qui fit assez peur à la classe dirigeante américaine pour la pousser à se débarrasser de la ségrégation légale. Et, alors qu'aujourd'hui il n'y a pas de mobilisation, ils la craignent déjà, parce qu'elle pourrait échapper à leur contrôle et menacer leurs positions. C'est pourquoi à Forsyth très consciemment ils firent en sorte de maintenir la marche dans d'étroites limites ; la présence de trois mille soldats servait un double but.

Ce n'est pas un hasard que ce soit des gens qui sont aujourd'hui parfaitement intégrés dans les structures politiques du système qui parlent d'un nouveau mouvement des droits civiques. Leur but est d'essayer d'utiliser la lutte de la masse des noirs pour défendre d'abord les intérêts de la petite bourgeoisie noire et pour l'aider à se pousser un peu plus dans l'échelle sociale... c'est-à-dire se séparer encore davantage de la masse de la population noire qui, elle, voit ses conditions de vie se dégrader.

Si une nouvelle lutte des noirs se développe, si les travailleurs noirs et les pauvres veulent se battre contre tous le aspects de leur oppression, il est essentiel qu'ils ne mènent pas leur combat sous la direction de représentants de la petite bourgeoisie. Il est nécessaire pour la masse des noirs de rompre avec ces politiciens qui les lieraient au Parti Démocrate, ou à quelque autre formation bourgeoise, qui limiteraient leur lutte dans les frontières de la société de classe.

Les masses noires auront besoin de bâtir leur propre organisation de classe indépendante, une organisation qui puisse exprimer l'intérêt des travailleurs noirs et des pauvres et conduire leurs luttes ; une organisation qui fasse le lien entre le combat contre l'oppression raciale et le combat contre l'exploitation qui pèse si lourdement sur les masses noires.

Un des résultats de la lutte des noirs fut d'introduire des travailleurs noirs en grand nombre au coeur même de l'industrie moderne, dans les grandes usines, dans les grandes cités industrielles. Cette place dans la production donne aux travailleurs noirs une véritable force.

Elle peut leur donner une puissance qui leur permettrait d'entraîner derrière eux le reste de la classe ouvrière dans un combat qui pourrait dépasser les limites qu'eurent les mouvements aussi bien des années trente que des années soixante.

Si les changements apportés par les vingt dernières années ont donné de nouvelles possibilités à la petite bourgeoisie noire, ils ont fait de même pour la classe ouvrière noire.

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