États-Unis : Le Parti Démocrate en quête d'un candidat01/04/19881988Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1988/04/16_0.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

États-Unis : Le Parti Démocrate en quête d'un candidat

La campagne pour l'élection présidentielle américaine - qui n'aura lieu qu'en novembre prochain - est largement entamée : on en est environ à la moitié de la course d'obstacles que constitue la série des « primaires », ce processus de sélection des candidats respectifs des Partis Démocrate et Républicain.

En ce qui concerne le Parti Républicain, les jeux, apparemment, sont faits : le vice-président sortant, George Bush, demeure désormais seul en lice. Ce n'est pas le cas pour le Parti Démocrate, où règne au contraire la confusion et l'incertitude quant au nom de celui qui se présentera en position de favori lors de la Convention du parti à Atlanta, en juillet.

Cette situation est sans aucun doute d'autant plus fâcheuse pour le Parti Démocrate qu'un certain nombre de raisons laissaient penser qu'il avait a priori d'excellentes chances de remporter l'élection présidentielle de 1988. D'abord, pour ceux qui pensent que l'histoire ne peut que se répéter, les commentateurs politiques soulignent qu'il n'y a dans le passé qu'un seul exemple de victoire électorale du candidat non sortant d'un parti sortant : celle de Hoover en 1928. Le Républicain Bush n'aurait donc pas beaucoup de chances de succéder au Républicain Reagan, mais surtout, plus sérieusement, la situation générale milite en faveur d'une défaite des Républicains. Sur le plan politique, l'Irangate, les scandales et l'inculpation possible de personnages proches du pouvoir ont terni la réputation de Reagan et la prétention de son gouvernement à être différent des autres. Sur le plan économique, le krach boursier ainsi que les déficits permanents du budget et de la balance commerciale ont fait la preuve que les Républicains n'étaient pas les excellents managers de l'économie qu'ils prétendaient être.

Après huit années d'administration Reagan, il semble que la majorité des gens de ce pays souhaitent un changement. Les sondages de l'institut Gallup indiquent une certaine désaffection de l'opinion publique envers les Républicains : trois personnes sur cinq seraient favorables à une politique différente de celle de l'administration actuelle. Dans une telle situation, on peut logiquement s'attendre à ce que les prochaines élections voient l'arrivée au pouvoir d'une administration Démocrate.

Pourtant, malgré tous ces facteurs favorables, il semble que le Parti Démocrate éprouve une certaine difficulté à trouver un candidat qui puisse transformer cette victoire logique en victoire réelle.

Faire voter les electeurs

Il est possible, évidemment, que les Démocrates remportent cette élection quel que soit le candidat choisi. Ils sont pratiquement assurés de certains votes : ceux de l'électorat influencé par les syndicats ou les Eglises noires, par exemple. Si, d'autre part, une forte réaction anti-républicaine devait se faire jour à la fin du mandat Reagan, cela pourrait suffire pour leur assurer la victoire.

Cependant, même si les Démocrates peuvent espérer d'une telle réaction qu'elle leur apporte des voix (tout comme ce fut le cas pour Reagan, élu en 1980 sur la base d'une réaction hostile aux Démocrates et au président Carter), ils ne peuvent être assurés de la victoire que s'ils trouvent un candidat capable de convaincre les électeurs de se déplacer le jour du scrutin.

Convaincre les électeurs potentiels qu'un changement de locataire à la Maison-Blanche changerait les choses dans le pays n'est certes pas une mince tâche. Le dégoût qu'éprouvent des couches entières de la population est général et ne se limite pas aux insuffisances de l'administration Reagan. Et de plus en plus, ce dégoût s'exprime par des abstentions aux élections. C'est une conviction bien enracinée dans une partie de l'électorat, en particulier dans la classe ouvrière et les couches pauvres, que la différence entre les Démocrates et les Républicains ne justifie pas qu'on se donne la peine d'aller voter.

Selon un récent rapport d'un service d'études du Congrès, c'est aux États-Unis que la participation aux élections est la plus faible, parmi 27 pays étudiés sur une période allant de 1969 à 1986. En moyenne, seuls 53 % des citoyens en âge de voter se sont déplacés lors des élections présidentielles tenues au cours de cette période. Entre l'élection présidentielle de 1964 et celle de 1980, il y eut une forte tendance au déclin de la participation, et ce, malgré l'adoption d'une loi sur les droits électoraux et l'inscription massive sur les listes électorales de Noirs qui ont ainsi pu voter pour la première fois de leur vie. La participation moyenne n'a augmenté que de 0,7 % lors de l'élection présidentielle de 1984, malgré une forte augmentation dans le sud où la participation était traditionnellement beaucoup plus faible qu'ailleurs dans le pays parce qu'on y était facilement privé de ses droits électoraux et que, jusqu'à tout récemment, un seul parti y était effectivement présent. Seuls 38 % des électeurs ont participé aux élections législatives de 1986, la plus faible participation depuis 1942 ou, si l'on ne tient pas compte de la bonne participation du sud, la plus faible depuis 1798.

En 1980, année de l'élection de Reagan, moins de la moitié des électeurs se sont présentés aux urnes. La majorité obtenue par le président ne représentait que 26,9 % des électeurs potentiels. En 1984, ce qu'on a appelé l'écrasante victoire de Reagan (59,2 % des voix exprimées) ne représentait en fait que 32,3 % des inscrits. Environ 76 millions d'électeurs se sont abstenus, c'est-à-dire 21 millions de plus que le score de Reagan.

Le taux d'abstention varie beaucoup d'une couche de la population à l'autre. C'est parmi ceux qui votent traditionnellement plutôt pour les Démocrates qu'il est le plus élevé. Les taux les plus élevés se trouvent chez les ouvriers, les travailleurs des services, les jeunes au chômage et les chômeurs de longue durée. La plupart des enquêtes indiquent, pour la classe ouvrière, un taux moyen de participation de 10 % aux élections municipales et de 35 % maximum aux élections législatives nationales. D'autres études, faites sur la base des tranches de revenus, indiquent que ceux qui appartiennent au cinquième le mieux payé de la population votent à 75 % (un taux comparable à celui des pays européens), alors que le cinquième le moins bien payé vote à moins de 30 %.

Les Démocrates n'ont aujourd'hui que deux possibilités. L'une consiste à trouver un candidat qui leur assure une majorité des voix qui seront effectivement exprimées sans se préoccuper de renverser la tendance à une participation toujours plus faible. C'est un pari qui repose sur la capacité des Démocrates à attirer ceux des électeurs qui se définissent eux-mêmes comme « indépendants » ou même une frange d'électeurs Républicains déçus par Reagan. Le problème, bien sûr, est que les classes aisées se sont enrichies sous Reagan et qu'il se trouve peu de déçus du reaganisme parmi cette couche de la population. L'autre possibilité consiste à trouver un candidat dont la personnalité et la campagne permettent de renverser la tendance des travailleurs à s'abstenir. Mais si les Démocrates s'engagent dans cette voie, même si ce n'est que de la démagogie pré-électorale, ils prennent le risque de susciter des illusions dans la classe ouvrière et dans les couches les plus pauvres de la population. Or, la bourgeoisie n'entend pas aujourd'hui laisser ses politiciens franchir des limites étroites... même dans leurs propos démagogiques.

En cette année d'élection, les Démocrates, coincés entre deux voies qui leur laissent peu de marge de manoeuvre, n'ont pas encore réussi à trouver le candidat dont ils ont besoin.

Parmi ceux qui restent encore dans la compétition, c'est Michael Dukakis, le gouverneur du Massachusetts, qui apparaît comme le candidat le mieux placé pour représenter le Parti Démocrate contre George Bush. Il dispose, dit-on, de l'argent nécessaire pour aller jusqu'au bout, d'une organisation de campagne efficace, de relations influentes. Ce n'est pas une sorte de marginal mais plutôt l'homme de l'appareil. Du moins, il pourrait l'être en effet, s'il ne souffrait d'un sérieux handicap politique : ce n'est vraiment pas une personnalité charismatique ! Il apparaît comme un politicien tout à fait classique, ce qui n'est guère de nature à rallier des masses d'abstentionnistes. Son prestige est loin d'être extraordinaire ou même suffisant pour donner des chances évidentes au Parti Démocrate de l'emporter à la finale. Au cours des « primaires » qui ont déjà eu lieu, s'il a remporté la majorité dans certains États, il a aussi été battu - et parfois de façon retentissante, comme dans le Michigan.

Bref, Dukakis ne s'est pas imposé. Et si, en fin de compte, c'est lui qui finit quand même par porter effectivement les couleurs Démocrates dans l'élection, ce sera en quelque sorte en désespoir de cause. Parce que l'appareil du Parti n'a pas mieux parmi les candidats qu'il juge « possibles » ; et qu'il n'aura pas voulu d'autres personnalités plus fortes que Dukakis, réussissant mieux auprès de certaines catégories d'électeurs, Jesse Jackson en l'occurrence, mais dont il ne veut pas comme porte-drapeau pour d'autres raisons.

Et le Parti Démocrate se trouve, alors qu'on n'est plus qu'à quelques mois du verdict, dans la même situation qu'il y a un an : à la recherche du candidat adéquat.

Gary hart : la classe ouvriere oubliee

Aux tout débuts de la campagne, pendant la période où les « candidats à la candidature » se sont mis sur orbite, un homme a pourtant semblé avoir ses chances : Gary Hart. Le scandale de sa liaison avec le mannequin Donna Rice les a par la suite compromises, et, depuis, après une brève tentative de retour dans les premières primaires, il s'est définitivement retiré, mais au début de la campagne, Gary Hart est effectivement apparu comme un candidat possible pour les Démocrates.

Avant le scandale Donna Rice, les sondages d'opinion indiquaient qu'il bénéficiait à la fois d'un capital de confiance et d'un pouvoir d'attraction certains. Son principal soutien ne venait évidemment pas du côté de la classe ouvrière et des pauvres, base traditionnelle de l'électorat Démocrate. Hart est partisan de réorienter le Parti Démocrate en direction de ceux qui votent, plutôt qu'en direction de ceux qu'il faudrait d'abord mobiliser parce qu'ils ne votent plus. En d'autres termes, il s'adresse avant tout aux classes moyennes, aux « indépendants » et aux hésitants du camp Républicain. Il est révélateur que, lors de l'élection de 1984, environ un tiers de ceux qui avaient voté pour Hart aux primaires Démocrates ont fini par voter Regan dans l'élection présidentielle elle-même.

L'orientation de Hart lui crée aussi des problèmes avec certains des piliers traditionnels de l'appareil du Parti Démocrate, en particulier les syndicats. En 1984, les syndicats contrôlaient directement plus de 25 % des voix des délégués à la Convention du parti - voix qu'ils ont données à Mondale plutôt qu'à Hart. Et selon toutes les indications, les syndicats auraient toujours été plus que réticents à soutenir Hart à l'élection de 1988. Quant à Hart lui-même, il a déjà critiqué la direction du parti pour sa trop grande sensibilité à ce qu'il appelle des intérêts particuliers - c'est-à-dire ceux des syndicats.

Cependant, la guerre des syndicats contre la candidature Hart n'aura pas lieu... grâce à Hart lui-même. La politique qu'il défendait était peut-être l'une de celles dont les Démocrates ont besoin pour gagner. Les premiers sondages le mettaient en tête des candidats Démocrates possibles et lui concédaient la victoire face aux candidats Républicains qui s'étaient fait connaître. Mais une politique viable a besoin d'un candidat viable pour la représenter et la défendre. Sur ce plan, Hart a montré qu'il n'était pas l'homme de la situation lors du scandale où il fut impliqué avec son amie Donna Rice.

En un sens, il peut sembler absurde qu'une histoire de coeur compromette une candidature à la présidence du pays. Mais, aux États-Unis, les candidats ne se présentent pas en référence, même vague ou lointaine, à des programmes politiques différents. Les Démocrates et les Républicains ne sont pas des partis d'idées. Pour cette raison, c'est le caractère personnel de chacun des candidats qui fait la différence. Quel que soit le parti au pouvoir, la bourgeoisie a besoin d'un président au caractère affirmé, ayant montré sa capacité à assumer les responsabilités, disposant d'une envergure qui permette de diriger l'appareil d'État et d'assez de force pour imposer ses décisions, qu'elles soient populaires ou non - à l'exemple de Reagan qui a imposé vis-à-vis du Nicaragua une politique allant à l'encontre de la volonté populaire, comme l'avaient fait Johnson puis Nixon vis-à-vis du Vietnam. Ou du moins qui soit capable de donner cette impression... même s'il est en fait, comme les présidents qui se sont succédés depuis 20 ans, un personnage falot ou loin d'être une lumière. Ces primaires qui s'échelonnent sur un an constituent une suite de tests pour les candidats, tests dont les medias sont souvent à l'initiative. Les candidats doivent montrer au pays comment ils agiront ; comment ils réagiront aussi, face aux attaques ou aux pressions. Le vice-président Bush, par exemple, a subi un test avant même que débutent les primaires, avec toutes les questions qui lui furent posées sur son rôle dans l'affaire Irangate. La manière retorse dont il s'est servi de l'interview que lui proposait le présentateur-vedette de la télévision, Dan Rather, pour lancer une attaque contre le « droit à l'information » des medias lui a servi à consolider sa position, sinon auprès de l'électorat, en tout cas auprès de la bourgeoisie.

Dans l'affaire Donna Rice, Gary Hart n'a pas réussi son examen de passage. Le fait qu'il ait été assez bête pour se faire prendre, puis qu'une fois pris, il n'ait pas réussi à détourner le problème, a montré ses limites. Hart est apparu comme un menteur, un politicien comme tant d'autres. Il était ainsi menacé de perdre précisément les voix qu'il comptait attirer. La majeure partie de l'appareil du Parti Démocrate s'est alors mise à douter qu'il puisse remporter la victoire, puisque sa piètre performance dans toute l'histoire lui aliénait les secteurs de la bourgeoisie qui l'avaient au départ soutenu.

Jesse jackson : un succes genant

Aujourd'hui, le Parti Démocrate aurait, tout au moins au vu des résultats de la campage des primaires, un candidat disposant d'une popularité certaine et d'atouts importants : Jesse Jackson. Il représenterait pour le parti un choix tout différent de Gary Hart.

La campagne que Jackson mène s'inspire d'un populisme de style New Deal, et ses succès indiquent qu'une candidature Jackson pourrait être efficace pour amener une partie des abstentionnistes à voter pour les Démocrates.

Jackson dispose de soutiens importants dans la population noire - qui représente une bonne part de l'électorat traditionnel du Parti Démocrate, et qu'il faut à tout prix mobiliser si le parti veut avoir une chance de l'emporter. Lors de l'élection présidentielle de 1984, l'état-major de Jackson s'était attribué le mérite d'avoir ajouté deux millions de voix au score du parti, voix venues essentiellement d'électeurs noirs du sud des États-Unis.

Dans la présente campagne, cependant, ce n'est pas seulement auprès des Noirs que Jackson a remporté des succès. Malgré l'obstacle réel des préjugés raciaux, Jackson a trouvé un écho parmi les couches populaires. Le thème principal de sa campagne, qu'il ne cesse de répéter, c'est que « ... cette fois, nous combattons la violence économique ; il ne s'agit plus des Noirs contre les Blancs, il s'agit des possédants contre ceux qui n'ont rien ». Il a fait un effort particulier pour expliquer aux travailleurs blancs qu'il ne défend pas les intérêts spécifiques de la population noire, mais ceux de tous les travailleurs. Jackson s'est exprimé sur le problème des cultivateurs du Midwest, menacés de ruine économique. Il s'est adressé aux travailleurs, a rendu visite aux piquets de grève à travers le pays et s'est montré à la porte des usines menacées de fermeture. Jackson est le candidat Démocrate le plus connu du grand public. Il suscite de toute évidence la curiosité, l'intérêt, et un certain nombre de soutiens au-delà de la population noire.

Ces succès démontrent qu'il serait possible de s'appuyer sur les espoirs des couches populaires, qu'il serait possible de convaincre celles-ci qu'il y a quelqu'un pour les représenter dans ces élections. Du moins que cela serait possible à Jesse Jackson. Voilà qui normalement devrait placer celui-ci en position de favori dans la course à l'investiture Démocrate. Mais bien évidemment, un candidat noir à la présidence serait confronté à d'importants obstacles.

Pour Jackson, les problèmes ont commencé à se poser, paradoxalement, au moment même où on aurait pu penser que les portes allaient s'entrouvrir pour lui laisser le passage, au moment de ses premiers succès. En effet, quand Gary Hart s'est trouvé de fait mis hors course, au printemps 1987, Jackson s'est soudain trouvé, lui, en tête dans les sondages, attirant sur son nom plus du quart des électeurs Démocrates, pratiquement le double de n'importe quel autre candidat. Déjà à ce moment-là, le temps semblait être arrivé pour lui de quitter la ligne de touche où, depuis quelques années, il se contentait de mobiliser les électeurs dans le but d'aider le Parti Démocrate, et de se propulser en pleine lumière.

Mais à ce moment-là, précisément, Jackson recula.

Il est vrai que les médias n'ont jamais traité Jackson à l'égal des autres candidats, mais à partir de ce moment-là, Jackson lui-même s'est mis à réduire le nombre de ses apparitions (en particulier devant les usines en grève ou menacées de fermeture, devant les bureaux de chômage). Son vocabulaire s'est adouci. Il s'est mis à souligner le fait que ses positions sur l'armée ou le Moyen-Orient en font un candidat comme les autres. En même temps, il nommait des Démocrates d'obédience plus orthodoxe aux postes-clé de son état-major de campagne.

Ce comportement est significatif. Il montre d'abord que Jackson sait fort bien que dès que cela devient sérieux, dès qu'il n'est plus un petit politicien marginal qu'on peut laisser se livrer à la démagogie pour tenter de se faire une place, mais qu'il devient un candidat sérieux, prenant du poids, vers qui l'attention des gens, et en particulier des couches populaires, se porte, il n'a plus alors le droit de se livrer à cette démagogie.

Mais son sens de la responsabilité envers les classes dirigeantes et leur système politique va même plus loin. En reculant et en réorientant sa campagne dans un sens politique plus classique, Jackson montrait au Parti Démocrate qu'il est un homme politique responsable, conscient des problèmes qui peuvent se poser à l'appareil.

Car celui-ci n'est certainement pas prêt à accepter aujourd'hui sa nomination, à la Convention d'Atlanta, comme candidat officiel du parti. Pour un certain nombre de raisons. Tout d'abord, sur le plan pratique, l'appareil du parti craint les conséquences qu'aurait pour lui le fait d'avoir un candidat noir, étant donné le racisme bien enraciné qu'on retrouve un peu partout dans la population blanche. D'autre part, Jackson n'est pas vraiment le candidat préféré des bureaucrates syndicaux. Sa présence, lors de grèves comme celles de Hormel ou de Watsonville, lui a peut-être valu un soutien accru à la base, pour ne rien dire de la gauche. Mais elle n'a pu lui valoir que la méfiance ou même l'hostilité de directions syndicales qui étaient opposées à ces grèves. Et quand Jackson parlait du droit des travailleurs à avoir un emploi ou qu'il s'élevait contre la rapacité des grosses sociétés (même s'il en reste toujours au niveau des dénonciations rhétoriques), il ne pouvait que déranger les dirigeants syndicaux qui continuent d'expliquer aux travailleurs qu'ils doivent accepter des sacrifices au nom de la compétitivité de ces mêmes sociétés.

Le problème est que si Jackson arrivait en tête des candidats Démocrates à la fin des primaires, son éviction, lors de la Convention, serait bien épineuse, et génératrice de sérieux problèmes pour l'image du parti. Elle risquerait d'avoir pour conséquences que les illusions qui veulent que le Parti Démocrate soit le parti du peuple, de la classe ouvrière et de la population noire soient réduites à néant ; tout comme les espoirs de ceux qui pensent que, même s'il s'est un peu égaré, le Parti Démocrate peut être réformé.

En adoptant un profil bas au moment même où il pouvait assurer ses chances de distancer définitivement tous les autres candidats Démocrates, Jackson a voulu démontrer qu'il était prêt à sacrifier un succès politique pour lui-même, plutôt que de risqer de mettre le Parti Démocrate dans une situation très embarrassante. Jackson a montré qu'il savait que plus ses chances de jouer un véritable rôle, d'occuper une place influente, allaient croissant, plus il lui fallait apparaître raisonnable, entrer davantage dans la norme, savoir se rogner les ailes. Il a signifié ainsi à l'Establishment Démocrate que, pour sa part en tous les cas, il ne voulait pas créer au parti le problème que son arrivée en position de favori au moment du choix soulèverait inévitablement.

Le problème bien sûr, aujourd'hui, c'est qu'en dépit de la sourdine que Jackson a mise un moment à sa campagne, même ce qui lui reste démagogie populiste, ou tout simplement l'inconsistance des autres candidats Démocrates, lui vaut des succès importants, et même risque de le porter quand même à la tête des Démocrates à l'issue des primaires. Auquel cas les Démocrates vont avoir le problème qu'ils auraient tant voulu éviter. En tout cas, Jackson aura fait de son mieux pour les satisfaire... fors de se retirer tout simplement de la compétition électorale.

Un candidat de derniere minute ?

Les difficultés des Démocrates tiennent en partie à la personnalité des politiciens qui sont aujourd'hui en lice.

Alors le porte-parole dont les Démocrates ont besoin ne sortira peut-être même pas, en fin de compte, des primaires.

En tout cas, la possibilité d'élire, à la Convention, un candidat complètement différent de ceux qui sont aujourd'hui en compétition a déjà été évoquée. Il serait pour le moins inhabituel de ne pas tenir compte des résultats de presqu'une année de primaires à répétition, et une telle décision créerait sans doute elle aussi des problèmes. Mais le fait est qu'on souligne que la Convention a pleins pouvoirs de décision...

Si la Convention ne devait choisir son candidat parmi des gens qui ne se déclareraient qu'à la dernière minute, elle aurait le choix entre plusieurs candidats à la candidature, dont les noms ne sont pas prononcés trop souvent, de manière à ne pas les compromettre, mais assez souvent pour qu'on ne les oublie pas. Il y a par exemple Lee Iacocca, président-directeur général de Chrysler, et Mario Cuomo, gouverneur de l'État de New York. Iacocca et Cuomo se tiennent peut-être à l'écart des primaires pour des raisons « personnelles » ou professionnelles, comme ils l'affirment eux-mêmes. Mais ce faisant, ils évitent surtout de voir leur image ternie par les péripéties de la campagne à la candidature.

Si la crise économique devait s'aggraver sans qu'il y ait, en réaction, des mouvements sociaux, un président comme Iacocca pourrait être utile à la bourgeoisie. Iacocca pourrait jouer la carte du leader ferme et qui ne plaisante pas quand il demande à tous de faire des sacrifices (mais pas des sacrifices égaux, bien sûr), pour reconstruire l'économie américaine. Iacocca s'est déjà fait une réputation en jouant ce rôle chez Chrysler.

D'autre part, s'il y avait une certaine agitation, Mario Cuomo pourrait se présenter comme le porte-parole des mécontents. Il a déjà montré son habileté dans ce domaine dans un discours qui avait marqué la Convention de 1984. Cuomo apparaît déjà comme le porte-parole des humbles et un progressiste dans les questions sociales. Il pourrait se présenter à la Convention avec une image intacte, et sans avoir eu à mener une longue campagne des primaires sur des thèmes qui pourraient aboutir, même contre la volonté d'un Cuomo bien sûr, à attiser le mécontentement populaire en faisant semblant de l'exprimer.

Un parti dela bourgesoisie

Tous les candidats Démocrates montrent, ne serait-ce que par le langage qu'ils utilisent (pour ne pas parler des politiques qu'ils défendent), qu'ils ne se sentent responsables que vis-à-vis de la bourgeoisie. Les candidats prennent soin, jusque dans les mots qu'ils utilisent dans leur campagne, de ne pas créer d'illusions qui puissent pousser à un mouvement social. C'est vrai de tous les candidats : de Hart, à l'époque, mais aussi de ceux qui ont une image plus populaire, comme Jackson ou Cuomo.

Finalement, aucun des politiciens Démocrates n'est prêt à jouer vraiment sur le mécontentement des couches populaires, encore moins bien sûr àsouffler dessus - même si cela signifie voir toute chance d'être candidat leur échapper... ou voir toute chance d'occuper la Maison-Blanche en 1988 échapper au parti dans son ensemble. Les Démocrates ont prouvé leur responsabilité en ce sens en 1984, à une époque où la colère contre Reagan était déjà grande parmi les travailleurs et les pauvres. Ils peuvent récidiver cette année, avec les mêmes résultats pour eux. Si les Démocrates ne parviennent pas à contrebalancer la tendance à l'abstention, la réaction de rejet à l'égard de l'administration Reagan pourra toujours s'accentuer, on verra peut-être quand même un candidat Républicain succéder à Reagan.

Les Démocrates essaient de se différencier des Républicains. Ils essaient de promouvoir leur image de parti des travailleurs et des minorités. Mais leurs faits et gestes dans cette campagne montrent, une fois de plus, la conviction bien enracinée dans des secteurs de plus en plus larges de la classe ouvrière qu'il n'y a pas plus de différence entre les Démocrates et les Républicains qu'entre 25 cents et un quart de dollar.

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