États-Unis : Après six ans de reaganisme20/06/19871987Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1987/06/10_0.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

États-Unis : Après six ans de reaganisme

Sur le plan économique, la situation des États-Unis est toujours marquée par la crise. Alors que la reprise date de plus de 4 ans, le chômage atteint encore près de 7 % et les usines ne tournent qu'à 80 % de leur capacité, deux chiffres qui font plus penser à la récession qu'à la reprise. (En fait, si on ajoute aux chômeurs comptabilisés tous les travailleurs ayant perdu l'espoir de trouver un emploi et tous ceux qui sont obligés de travailler à temps partiel à défaut de trouver un temps complet, il y aurait plus de 15 millions de chômeurs, ce qui donne un taux de plus de 13 %, même si on utilise les chiffres officiels du gouvernement, qui comme d'habitude sous-évaluent le problème).

Depuis le milieu de 1984, le volume de la production industrielle n'a pas augmenté. Et en 1986 même le Produit National Brut qui surestime la croissance économique en incluant un certain nombre d'opérations financières, le crédit et même certains types de spéculation - a connu une stagnation. Pendant ce temps, les commandes de l'industrie comme les investissements en nouvelles usines et en biens d'équipement ont enregistré une diminution réelle.

Le système financier continue à être sérieusement perturbé et les signes des tensions qu'il subit abondent. En 1986, comme pour chacune des quatre années précédentes, les faillites bancaires ont atteint un nouveau record, depuis ceux établis lors de la Grande Dépression des années 30. Dans le même temps, les cessations de paiement des emprunts-logements et des crédits des ménages ont atteint le plus haut niveau jamais connu. Le déficit du gouvernement fédéral bat de nouveaux records chaque année et en 1986 le déficit budgétaire était trois fois supérieur à celui de 1981. Le déficit de la balance des paiements qui mesure de la façon la plus significative et la moins défavorable les dettes américaines vis-à-vis de l'étranger, était en 1986 supérieur de 20 % à celui de 1985...malgré la chute du dollar qui était censée alléger le gigantesque déficit de la balance commerciale.

Une bourgeoisie de plus en plus prospère

Peu importe que la crise continue : cela ne se reflète pas dans les profits des entreprises. En 1986, malgré la stagnation de la production, les profits ont augmenté, encore plus importants qu'en 1985, et ne le cédant qu'à ceux de 1984, l'année qui avait battu tous les records sur ce plan. La rapide croissance du marché boursier - depuis mars 1986, la hausse a été de 30 % environ, et même de 70 % depuis un an et demi -montre non seulement la capacité des grandes entreprises à faire des profits mais aussi l'énorme accumulation de richesses disponibles que la bourgeoisie a aujourd'hui entre les mains.

Malgré la crise, malgré la production stagnante, la bourgeoisie a notablement amélioré sa situation. Et pas seulement la grande bourgeoisie : une partie importante de la petite bourgoisie - en particulier les professions libérales, les techniciens et les administrateurs de toutes sortes - a vu augmenter non seulement son nombre mais aussi ses richesses et ses revenus.

Aujourd'hui, de façon nette, les couches supérieures de la population ont encore plus d'argent à jeter par les fenêtres, pendant que la situation des classes laborieuses se dégrade continuellement. Alors que le volume total des ventes stagnait, voire même baissait, il y a eu un boom sur les ventes de produits de luxe. L'augmentation des ventes des voitures haut de gamme dépasse de loin l'augmentation totale des ventes de voitures, alors que le prix moyen des voitures neuves s'élève maintenant bien au-dessus de 10 000 dollars. Le prix moyen d'une maison neuve dépasse aujourd'hui les 100 000 dollars ; alors que deux tiers des familles américaines pouvaient se permettre d'acheter une maison neuve en 1970, un tiers seulement le pouvait en 1986.

Cela signifie que la bourgeoisie et les secteurs de la petite bourgeoisie qui ont partagé sa «bonne fortune», se sont protégés, au détriment de la classe ouvrière et des autres couches pauvres de la population. Le fossé entre les classes s'est encore approfondi ces dernières années. Tandis que les 40 % de familles du haut de l'échelle sociale ont vu leur part du revenu national augmenter de 65 % en 1973 à 68 % en 1986, les 40 % inférieurs ont vu la leur baisser à 15,5 %, ce qui est le pourcentage le plus faible depuis que ces statistiques existent (1947). Et bien sûr, les statistiques concernant les revenus sous-estiment la gravité de la situation. En 1985, 10 % de la population possédaient au moins 70 % des richesses privées du pays, et les 0,5 % supérieurs en possédaient 28 %, comparés aux 25 % qu'ils possédaient en 1963. Quels que soient les indicateurs utilisés, la conclusion est la même : les couches supérieures ont connu une amélioration constante.

L'exploitation accrue des travailleurs

Cette amélioration a été financée certainement, tout d'abord par le reste du monde, par les richesses régulièrement pillées aux pays sous-développés, et par les prêts accordés par les capitalistes des autres pays impérialistes. Mais elle s'est également faite grâce à l'exploitation accrue des travailleurs du pays.

Les grandes entreprises ont, d'année en année, réussi à abaisser leurs coûts salariaux. En 1986, les ouvriers américains gagnaient 14,5 % de moins en salaire réel qu'en 1973 ; leurs revenus réels étaient inférieurs en 1986 à ceux de 1961. En 1986, près d'un quart de ceux qui avaient gardé le même emploi, ont eu de fait une baisse de salaire, d'une façon ou d'une autre. Si on ajoute à cela les différentes réductions d'avantages ou d'allocations diverses, le nombre de travailleurs qui ont vu leurs revenus baisser directement au profit des capitalistes est bien plus élevé.

En plus, une fraction de plus en plus grande de travailleurs est orientée vers des emplois dans le secteur des services où le salaire brut moyen est de 270 dollars par semaine (6 500 francs par mois), tandis que de moins en moins d'ouvriers trouvent du travail dans les secteurs de production où le salaire brut tourne souvent autour de 440 dollars par semaine (10 600 francs par mois). Il s'ensuit une énorme chute du revenu de beaucoup de travailleurs forcés de changer de travail. Et pour ceux qui ont un premier emploi, cela signifie un salaire bien plus bas que ce que pouvait gagner un débutant dans le passé ; et ce problème est aggravé par tous les accords sur les nouvelles grilles de salaires qui prévoient des salaires inférieurs pour les nouveaux embauchés.

En même temps, le nombre de travailleurs contraints d'accepter un travail à temps partiel parce qu'ils n'en trouvent pas à temps complet augmente d'un mois sur l'autre. Un tiers de tous les emplois créés depuis 1981 ont été des emplois à temps partiel. Et trois quarts de tous les emplois créés en février 1987 sont aussi des emplois à temps partiel. Les grandes sociétés tirent un double avantage de cette situation : il y a d'abord les bas salaires et la flexibilité imposés aux travailleurs à temps partiel, mais aussi une économie sur les avantages divers dont le plus souvent ils ne bénéficient pas.

Mais au-delà de ces mesures, importantes certes, les grandes compagnies ont surtout fait des économies en augmentant la charge de travail, c'est-à-dire en versant un seul salaire là où elles auraient versé un salaire et demi il y a dix ans. En 1986, les trois grands de l'industrie automobile ont produit presqu'autant de voitures qu'en 1979 avec près de 40 % de travailleurs en moins. Dans la sidérurgie, où la production a augmenté de 30 % de 1981 à 1985, le nombre d'emplois a diminué de 10 % dans le même temps.

Simultanément, les protections sociales gérées ou financées à un niveau gouvernemental ou à un autre ont été battues en brèche, et ce, quel qu'ait été le parti au pouvoir dans tel ou tel État. Ainsi, en même temps que le président républicain s'attaquait à la Sécurité sociale elle-même, le gouverneur démocrate du Michigan proposait une série de modifications du système d'indemnisation des maladies et accidents du travail et du système d'allocations de chômage - visant à réduire le nombre des ayant-droits. On peut mesurer l'importance de ces attaques par le fait qu'aujourd'hui, dans tout le pays, seuls 30 % des chômeurs ont le droit de bénéficier de l'assurance-chômage alors qu'en 1975 ce chiffre était de 78 %.

A tous les niveaux de l'administration, fédérale, d'État, locale, le mot d'ordre c'est de rogner sur les dépenses de salaires, ce qui se traduit inévitablement par des services amoindris pour la population. Au niveau local, cela signifie des routes moins bien entretenues, des services de lutte contre les incendies et d'enlèvement des ordures réduits, des classes surchargées, des livres de classe en moins grande quantité. Même les couches les plus aisées de la population sont parfois victimes de cette volonté des dirigeants d'imposer des baisses de salaire : c'est le cas par exemple des aéroports où le trafic n'est toujours pas revenu à la normale suite au licenciement massif des contrôleurs aériens par Reagan.

Des grèves mais des syndicats qui poussent aux concessions

Tout cela signifie que le niveau de vie de la classe ouvrière et des autres couches défavorisées continue de se dégrader, et ne cessera de le faire tant que la classe ouvrière n'aura pas trouvé le moyen d'organiser une riposte sérieuse à ces attaques. Mais jusqu'à maintenant, il faut dire que malgré quelques grèves spectaculaires, la classe ouvrière est en gros restée passive.

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu'à 1979, le nombre de grandes grèves dans ce pays n'était jamais descendu au-dessous de 200 par an, et certaines années avait dépassé les 400. Depuis 1982 cependant, il n'a jamais dépassé les 100 par an. L'année dernière, pour la première fois depuis 1979, il y a eu une légère augmentation du nombre de grandes grèves : 72 au lieu de 54 en 1985, chiffre le plus bas jamais enregistré. Cette légère augmentation représente-t-elle un tournant, un signe que les travailleurs sont prêts à engager la lutte contre les patrons ? Il est encore trop tôt pour le dire. On peut cependant affirmer que la classe ouvrière n'a pas encore vraiment trouvé les moyens de se défendre. Si les travailleurs se mettent souvent en colère, ils sont aussi souvent démoralisés.

La bureaucratie syndicale a dressé des obstacles supplémentaires sur la route qui mène à la lutte en expliquant - parfois ouvertement, parfois indirectement - que les travailleurs n'ont pas d'autre choix que de céder. Même quand ils essaient de détourner la colère des travailleurs (contre les importations, la sous-traitance, ou les technologies nouvelles), ils expliquent aux travailleurs qu'il leur est impossible de se battre dans une période où la situation économique permet aux patrons de faire faire le travail ailleurs. En ce moment par exemple, alors que les trois grands de l'automobile essayent de dresser les travailleurs d'une usine contre ceux d'une autre en les mettant en compétition pour les mêmes emplois dans une course à la productivité, l'UAW (syndicat des travailleurs de l'auto) explique que, si les travailleurs ne veulent pas voir leur usine fermer, ils doivent accepter une nouvelle règlementation du travail, plus «moderne» - c'est-à-dire en fin de compte moins d'emplois pour une productivité accrue.

Cette attitude des bureaucraties syndicales ne s'est pas démentie tout au long de 1986 - comme depuis 5 à 6 ans. Ce qui ne signifie pas que les directions syndicales aient peur de prendre la tête de grèves, même de grèves militantes, quand la pression de la base se fait sentir. En 1986, l'USWA (syndicat des sidérurgistes) a lancé une grève à l'USX quand il est devenu évident que les travailleurs n'accepteraient jamais la diminution de salaire de 3,50 dollars de l'heure demandée par la direction, alors que l'USX venait de démontrer sa rentabilité. Cette grève a été une grève dure par bien des aspects. Face à une compagnie qui avait renforcé sa position en investissant dans d'autres secteurs que l'acier et qui avait une capacité de production excédentaire et un grand nombre d'usines vieillissantes, l'USWA a mené une grève longue avec son cortège de manifestations de masse, d'appels au soutien des autres syndicats et même de piquets de grève. Malgré tout ce qui éloignait cette grève des actions habituelles des syndicats, l'USWA a été en permanence attentive à la maintenir dans des limites les plus étroites possible. Plus précisément, à aucun moment les appels à la solidarité ou les manifestations n'ont évoqué la nécessité d'élargir la lutte aux autres sidérurgistes - qui ne pouvaient eux-mêmes qu'être victimes de nouvelles attaques si l'USX parvenait à faire céder ses ouvriers. En fin de compte, la détermination des travailleurs n'a pas résisté à une grève déjà longue et qui s'annonçait plus longue encore, face à une compagnie qui était prête à laisser ses usines fermées encore très longtemps. L'accord final reprenait à peu de choses près les offres faites au départ par la direction.

Les bureaucraties syndicales sont aussi prêtes à déclencher des grèves quand elles estiment que les directions se moquent un peu trop ouvertement de la participation des syndicats à la gestion des affaires (soit que les syndicats s'imaginent jouer un rôle, soit qu'ils espèrent en jouer un). Les réactions sont particulièrement vives quand les «droits syndicaux» sont en cause. En riposte aux exigences outrageantes d'ATT, le CWA (syndicat des travailleurs des communications) a déclenché une grève de 300 000 travailleurs à travers le pays en 1986. Mais après 26 jours de grève, le syndicat a fini par accepter la suppression d'emplois et l'indexation des salaires sur le coût de la vie, entre autres choses - c'est-à-dire encore une fois ce que demandait la direction. Dans cette grève, le CWA s'est contenté des vieilles recettes du syndicalisme des années de prospérité de l'après-guerre : on se met en grève, on met en place des piquets de grève symboliques . . . et on attend que le patron cède. Une formule qui donnait peut-être des résultats par le passé, mais qui ne donne plus rien aujourd'hui.

Dans ces deux grèves - auxquelles on pourrait ajouter quelques autres exemples similaires - le résultat a été le même que là où les bureaucraties syndicales ont dès le départ recommandé aux travailleurs d'accepter les propositions patronales sans combattre : c'est-à-dire que les travailleurs ont dû renoncer à une nouvelle partie des protections sociales qu'ils avaient imposées antérieurement. La seule différence, c'est peut-être que là où ils ont fait grève, les travailleurs ont eu l'occasion de se convaincre que les grèves sont désormais inutiles. Dans tous les cas, les sacrifices imposés aux travailleurs ont pu l'être grâce au rôle joué par les syndicats.

Une fois de plus, il semble qu'une opposition à cette politique soit en train de naître à l'intérieur de certains syndicats. L'été dernier, au congrès de l'UAW, un des syndicats les plus en pointe en matière de sacrifices imposés aux travailleurs, des votes de défiance à l'égard de tel ou tel aspect de la politique du syndicat ont recueilli jusqu'à 40 % des voix. Bien sûr, voter à un congrès ne signifie pas qu'on soit pour autant prêt à engager la lutte et il ne fait pas de doute que certains de ces votes traduisaient surtout l'inquiétude de permanents locaux qui ont l'occasion d'éprouver le mécontentement de la base (et parmi lesquels il y a un certain flottement si l'on en juge par le nombre de démissions). En tout cas, cela signifie qu'il y a, localement, des responsables et des militants qui sont à la recherche d'une politique de rechange pour les syndicats.

Au cours de la période récente, il y a eu plusieurs grèves menées par ceux que la gauche a pris l'habitude d'appeler «une nouvelle race de dirigeants syndicaux». Les plus connues furent la grève des abattoirs Hormel d'Austin au Minnesota (où une nouvelle direction syndicale avait été élue sur la base du refus de nouvelles concessions à la direction) et celle des conserveries de Watsonville en Californie (dirigée par des représentants syndicaux appartenant au TDU, une opposition nationale à la bureaucratie de l'IBT, le syndicat des camionneurs). Ces grèves sortaient en effet de l'ordinaire - en tout cas si l'on en juge par la détermination et la combativité des travailleurs qui tranchaient avec ce qu'on avait pris l'habitude de voir jusque-là. Des piquets de grève actifs et massifs, des manifestations importantes et répétées, des appels aux autres travailleurs à rejoindre les piquets de grève, la mobilisation de secteurs de la population environnante en soutien à la grève : voilà qui faisait penser à une époque presque oubliée de la lutte des travailleurs. Et pourtant, malgré cette combativité, le résultat a été le même que là où les bureaucraties syndicales traditionnelles menaient la lutte - ou même pire, car une grande partie des grévistes s'est retrouvée licenciée.

Fondamentalement, ces grèves ne différaient en rien de celles qui ont été dirigées par la vieille garde syndicale : à aucun moment il n'y a eu d'appel aux autres travailleurs à se joindre à la lutte, à la faire leur, à l'étendre à leur propre usine, pour leurs propres revendications. Seule était proposée une forme ou une autre de solidarité avec les grévistes. Ce n'est déjà pas si mal de nos jours, mais cela ne peut pas renforcer la grève comme pourrait le faire une menace d'extension. Sans parler de la possibilité, si les travailleurs y sont prêts, de transformer une grève isolée en vagues de grèves, en mouvement social de la classe ouvrière.

Sommes-nous arrivés au point où les travailleurs soient prêts à engager des luttes qui aillent dans cette direction ? Rien ne nous le confirme, et en tout cas on n'a encore vu personne proposer une politique qui ouvre cette voie aux travailleurs, s'ils y étaient prêts.

Au cours de l'année écoulée, les syndicats ont accentué leur campagne de propagande anti-importations de produits finis ou de pièces détachées. Il s'agit là avant tout d'une campagne destinée à détourner la colère des travailleurs, des capitalistes américains vers ceux d'autres pays, en particulier le Japon mais aussi certains pays sous-développés. Les directions syndicales ne sont pas les seules à être intervenues à ce niveau. Il en a été de même d'un certain nombre de ceux qui se présentent comme des contestataires de la ligne officielle et prétendent s'opposer à la soumission des syndicats aux exigences patronales.

Cette campagne s'appuie bien sûr sur un fait réel, à savoir le déficit croissant de la balance commerciale américaine, mais de manière à occulter cet autre fait que l'impérialisme américain n'arrive depuis le début de la crise à maintenir les profits des capitalistes américains qu'en faisant payer les classes laborieuses du monde entier. Grâce à la position privilégiée du dollar, l'impérialisme américain a aussi pu imposer sa politique aux bourgeoisies des autres pays, que ce soit celles des pays sous-développés ou même celles des autres pays impérialistes.

Il semble aujourd'hui que les travailleurs soient surtout sensibles à la campagne contre les importations. Les travailleurs touchés par ce type d'arguments sont amenés à envisager de se rallier au Parti Démocrate : un des buts avoués des syndicats est de demander aux travailleurs d'élire ceux des démocrates qui soutiennent les mesures protectionnistes avancées par les syndicats. La campagne sert donc en même temps à lier les travailleurs américains à leur bourgoisie, à ceux-là mêmes qui sont à l'origine des attaques quotidiennes dont ils sont victimes. Iacocca (le Président-directeur de Chrysler) et Bieber (président du syndicat de l'auto) ont lancé une campagne commune demandant aux travailleurs de Chrysler d'écrire au Congrès pour lui demander de «Sauver les emplois... en rééquilibrant le commerce». Si les travailleurs devaient se ranger derrière la bourgoisie américaine dans une campagne de ce type, on peut être assuré de voir resurgir le patriotisme au sein de la classe ouvrière. Si c'était le cas, non seulement les travailleurs perdraient de vue que leur principal ennemi c'est la bourgeoisie américaine elle-même, mais encore seraient-ils amenés à accepter d'aller se battre au-delà des mers pour défendre les intérêts du capital US.

Une gauche toujours aussi faible

Au cours de l'année passée, il y a eu une série de violentes attaques racistes, certaines ont été perpétrées par des organisations racistes para-légales comme le Ku-Klux-Klan ou par des policiers ; d'autres semblent avoir été le résultat de rassemblements plus ou moins spontanés de voyous dans un secteur blanc raciste. Il est difficile de dire s'il y a eu davantage d'incidents de ce genre en 1986 que dans les années précédentes, mais il semble qu'ils aient eu plus d'éclat cette année. De toute manière, ces incidents sont la continuation d'une tendance observée ces dernières années : la mobilisation de la population noire n'étant plus qu'un souvenir dans les livres d'histoire, les racistes se sentent de plus en plus capables de s'affirmer ouvertement, comme le Klan l'a fait en Georgie, ou comme des racistes inorganisés l'ont fait lors de différents incidents dans la ville de New York. Quant aux policiers, la circonspection à laquelle ils avaient pu être contraints pendant les années, ou celles qui ont immédiatement suivi, durant lesquelles les Noirs sont descendus dans la rue pour exprimer leur colère contre les violences policières, a disparu avec la disparition du mouvement noir lui-même.

Jusqu'à maintenant, dans la mesure où il y a eu une riposte à ces attaques, elle a été organisée essentiellement par les politiciens noirs du Parti Démocrate et par les organisations noires liées au Parti Démocrate. Essentiellement, ce qu'ils proposent ramènerait la population noire au tout début du mouvement pour les droits civiques, stade qui avait été largement dépassé au cours de la lutte des Noirs. Les Démocrates noirs proposent aux Noirs une fois de plus d'aller - poliment et respectueusement - devant les tribunaux et les autorités officielles. Ils insistent surtout sur la nécessité d'élire davantage de Démocrates noirs, ainsi que de renforcer les «libéraux» dans le Parti Démocrate. Ce que les démocrates noirs oublient soigneusement de rappeler, alors qu'ils s'efforcent de couvrir le Parti Démocrate du drapeau du mouvement pour les droits civiques, c'est le caractère de masse de celui-ci, le fait qu'il a été prêt à perturber le cours ordinaire de la société bourgeoise s'il le fallait et, surtout, qu'il a impliqué peu à peu dans la lutte les couches les plus pauvres de la population noire, ceux qui étaient prêts à affronter l'appareil d'État dans la rue.

Les élections au Congrès de 1986 et «l'Irangate» ont dominé la scène politique l'an passé. Les deux dernières années de la présidence de Reagan ont ainsi débuté par des élections qui ont vu les républicains perdre le contrôle du Sénat et, avec lui, de tout le Congrès, en faveur des démocrates. Mais, alors même que la campagne présidentielle pour 1988 est déjà commencée, les démocrates ne se sont nullement précipités pour se saisir de leur avantage. En fait, maintenant qu'ils ont le contrôle du Congrès, ils semblent, au contraire, plus prudents dans leurs discours. Bien sûr, étant donné les ennuis de Reagan à propos de «l'Irangate», ils peuvent penser qu'ils sont en bonne position de toute manière.

Il est difficile de savoir exactement ce qu'il y a derrière toutes les attaques contre Reagan et son entourage. Est-ce que, ce que les médias bourgeois semblent laisser entendre, les couches dirigeantes de la bourgeoisie, alors que de sérieuses décisions politiques sont nécessaires à propos du Nicaragua, n'acceptent pas que la coterie d'incompétents qui entoure Reagan ait poussé si complètement de côté les professionnels de l'appareil d'État en qui la bourgeoisie place sa confiance ? Ou est-ce simplement le besoin périodique de faire du président sortant un bouc émissaire, dans le but de détourner l'attention du fait que le prochain réalisera exactement la même politique ? De toute façon, dans la classe ouvrière elle-même, la réaction la plus commune semble bien être : «Nous avons déjà vu ce feuilleton-là».

Que la prochaine élection présidentielle prenne ou non plus d'importance que d'habitude pour la classe ouvrière peut être lié à la capacité de Jesse Jackson d'élargir la campagne qu'il a déjà commencée. Il se présente maintenant, en effet, comme le porte-parole des ouvriers et des fermiers. Il semble qu'il n'y ait pas une grève de quelque importance, ou une fermeture d'une usine de taille, ou une protestation de fermiers sans que Jackson soit présent pour dénoncer la rapacité des patrons avec son retentissant style habituel.

Il a tourné le dos à la politique qui avait été la sienne dans les dernières élections lors desquelles il avait essayé de bâtir la «coalition Arc-en-Ciel», et l'a changée apparemment dans l'espoir d'obtenir un ferme soutien des organisations traditionnelles des fermiers et des ouvriers. On peut voir combien il recherche le soutien des fermiers et des travailleurs blancs dans les commentaires qu'il a faits à propos des violences racistes d'Howard Beach et de Georgie : «Les travailleurs blancs qui vivent dans les comtés de Queens ou de Forsyth ne font pas la politique économique qui coûte tant d'emplois aux Américains...Ils ne peuvent investir à la Bourse...La vérité est que les travailleurs noirs, blancs et hispaniques sont des voisins partageant le même sort, sur les chaînes, dans les réfectoires, et les transports en commun. Nous faisons la queue ensemble aux bureaux de chômage...Nos jeunes travaillent ensemble dans les petits emplois qu'ils peuvent trouver, sont enrôlés ensemble à l'armée, et servent ensemble dans les mêmes bataillons. L'intégration raciale est bien mieux réalisée dans le comté de Queens que dans les salles d'administration de nos grands journaux, de nos chaînes de télé ou de n'importe quelle société de Wall Street. Le rêve de Martin Luther King est plus près de se réaliser dans Queens que dans Wall Street...La Maison Blanche connaît plus de ségrégation raciale qu'Howard Beach.»

Il dénonce les résultats de ce système économique d'une façon bien plus percutante que les autres démocrates et il trouve une manière d'attaquer les patrons qui semble plaire aux foules de travailleurs auxquelles il s'adresse. Evidemment, cela ne le conduit pas à appeler les travailleurs à s'organiser eux-mêmes pour défendre leurs intérêts propres. Ses discours visent à ramener les travailleurs en colère derrière le Parti Démocrate. Il peut s'avérer plus efficace pour cela que les autres démocrates parce qu'il a une manière de parler des soucis des travailleurs et des fermiers que n'ont pas les autres démocrates.

A cause de sa démagogie populiste et de la sorte d'auréole qui lui a été faite, Jackson pourrait jouer un rôle beaucoup plus important que n'importe quel autre politicien bourgeois n'a pu le faire récemment, pour créer ou renforcer les illusions de la classe ouvrière. S'il s'avère que c'est le cas - et ce pourrait être vrai, qu'il soit ou non désigné comme le candidat du Parti Démocrate - il sera important pour les révolutionnaires de définir une attitude très précise envers lui : d'un côté, trouver la manière de rendre clair ce qu'il est et quels intérêts il représente ; et de l'autre, trouver le moyen de s'adresser aux travailleurs qui pourraient subir son influence.

Le Parti Communiste continue, comme il l'a fait depuis nombre d'années, à apporter un soutien à certains démocrates soi-disant «progressistes», des gens comme Harold Washington à Chicago, John Conyers à Détroit, Ron Dellums en Californie et Jesse Jackson, bien que, dans la mesure où Jesse Jackson n'est pas tout à fait accepté par les autres démocrates «progressistes», le PC soit plus prudent avec lui. Ce qui semble un peu nouveau cette année, c'est que le PC semble prêt à faire que ses militants, qui occupent depuis longtemps des positions dans la hiérarchie syndicale, s'opposent plus ouvertement aux bureaucraties syndicales en place, ou même à aider au développement de certains regroupements vaguement oppositionnels qui sont apparus.

En ce qui concerne le reste de l'extrême-gauche, elle poursuit la même politique : c'est-à-dire qu'elle s'efforce de chercher une «aile gauche de lutte de classe» dans les syndicats, c'est-à-dire les syndicalistes oppositionnels, à travers lesquels elle espère gagner quelque influence, soit de trouver, ou même de créer, un «mouvement», quels qu'en soient le milieu social ou les objectifs, qui pourrait lui donner quelque impact.

Mais personne dans l'extrême-gauche n'a fait un pas quelconque dans la direction de notre politique qui est d'essayer d'implanter et de bâtir un courant révolutionnaire directement dans la classe ouvrière.

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