A propos de la politique du Secrétariat Unifié : « Recomposition du mouvement ouvrier »... ou décomposition des révolutionnaires ?01/04/19911991Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1991/04/39.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

A propos de la politique du Secrétariat Unifié : « Recomposition du mouvement ouvrier »... ou décomposition des révolutionnaires ?

Le XIIIe Congrès mondial du Secrétariat Unifié de la IVe Internationale, qui s'est tenu au mois de février dernier, a donné lieu entre autres à des débats entre tendances sur les perspectives de construction de l'Internationale par une insertion - selon les termes employés - dans « le mouvement ouvrier de masse » .

Dans la revue Critique Communiste (décembre-janvier 1990-91), la majorité du Comité Central de la LCR de France exprime ainsi un point de vue qui est aussi celui de la majorité du Secrétariat Unifié sur les perspectives de construction de la IVe Internationale dans la période qui vient :

« Nous allons probablement nous retrouver dans une période de réorganisation du mouvement ouvrier international où, à l'échelle de masse, on repartira d'une expérience de classe élémentaire (comparable aux années de naissance du mouvement ouvrier), mais dans le XXiei siècle finissant, dans un monde complexe et bourré de conflits, où il importera de maintenir la mémoire des grandes expériences politiques de ce siècle et de leurs leçons. Autrement dit de construire la IVe Internationale avec la conviction de son rôle irremplaçable, de la nécessité de son apport, mais avec la compréhension qu'elle n'est pas en tant que telle l'alternative naturelle à la crise du stalinisme : elle doit être capable de prendre toute sa place dans un mouvement de redéfinition et de réorganisation du mouvement ouvrier international. Entre la dissolution et le sectarisme, le passage est étroit, mais c'est la seule voie » .

Il y a en fait déjà plusieurs années que l'on voit les militants et les organisations du Secrétariat Unifié de la Quatrième Internationale mettre en avant cette idée que l'on serait entré dans une période de « recomposition générale du mouvement ouvrier » dans laquelle les militants trotskystes devraient s'insérer « en combinant la construction de la IVe Internationale telle qu'elle est, et la collaboration avec les forces d'avant-garde en évolution dans les différents pays et continents » selon les termes d'une résolution du précédent congrès du Secrétariat Unifié, en 1985.

Il y aurait beaucoup à dire sur les termes de l'analyse du Secrétariat Unifié. On peut constater en effet que la IVe Internationale n'apparaît pas aujourd'hui, malheureusement, comme « l'alternative naturelle à la crise du stalinisme » . Mais qu'est-ce que ce « mouvement de redéfinition et de réorganisation du mouvement ouvrier mondial » ? S'il y a eu un tel « mouvement » ces dernières années, on peut dire plus précisément qu'il s'agit du renforcement politique des tendances les plus social-démocrates et en général les plus à droite, les plus réactionnaires au sein du mouvement ouvrier. Cela n'est qu'un aspect d'un recul des idées socialistes, communistes et révolutionnaires ou simplement de gauche, au profit des idées les plus rétrogrades ou de l'apolitisme pur et simple, qui embrasse pratiquement toute la société mondiale.

Mais alors pourquoi ne pas le dire plus clairement, et préférer dissimuler ce phénomène derrière ces mots, politiquement neutres voire porteurs de sous-entendus optimistes, de « redéfinition du mouvement ouvrier » ? Est-ce pour mieux introduire l'idée que les trotskystes peuvent prendre « toute leur place » dans ce mouvement de « recomposition » par une collaboration avec des « forces d'avant-garde en évolution » qui ne sont « d'avant-garde » qu'à condition de les entourer d'un flou artistique ?

Cela dit, bien sûr, le problème posé est réel. La faiblesse des organisations révolutionnaires fait qu'elles peuvent se poser la question d'intervenir essentiellement dans le cadre ou en direction d'organisations « de masse », syndicats mais aussi partis réformistes, en tant que tendances minoritaires, voire en tant qu'individus ; à plus forte raison lorsqu'il s'agit d'organisations de quelques dizaines ou quelques centaines de militants, voire de quelques militants isolés. Et cela d'autant plus que la situation de recul général des idées communistes et révolutionnaires - ou tout simplement de la conscience de classe - dans la classe ouvrière et dans la société rend aujourd'hui la défense de ces idées plus difficile. En tout cas, bien souvent, des tendances révolutionnaires ont pu être amenées, dans le passé, à faire de tels choix au moins pour un certain temps.

Mais il n'est pas possible de discuter cette idée abstraitement. Tout le problème est d'examiner quel contenu concret lui donnent le Secrétariat Unifié ou ses organisations. Or, un certain nombre d'exemples de ces dernières années forcent à se poser la question : dans cette recherche d'une voie « entre la dissolution et le sectarisme » , la politique concrète d'un certain nombre d'organisations qui se réclament du Secrétariat Unifié n'a-t-elle pas pris précisément, ces dernières années, la voie de la « dissolution » - ce qui d'ailleurs n'exclut pas pour autant le sectarisme ?

 

En france : « alternative », soutien a la candidature juquin, orientation vers les courants « refondateurs » et « renovateurs »...

 

On en a eu dans le cas de la France un exemple qui semble presque une caricature. Rappelons en effet que la Ligue Communiste Révolutionnaire, qui y représente le Secrétariat Unifié, a d'abord vu la possibilité d'une « recomposition du mouvement ouvrier » dans la mise sur pied d'une « alternative », puis dans le soutien à la candidature de Pierre Juquin à l'élection présidentielle de 1988.

Que cette possibilité de « recomposition » ait été parfaitement inexistante, il est superflu de le dire aujourd'hui. La mouvance politique qui s'était retrouvée autour de Juquin, ou qui avait fondé les espoirs de la LCR de constituer une « alternative », s'est retrouvée globalement soit dans une fantomatique « alternative vert et rouge », soit surtout dans le courant écologiste, tandis que Juquin a pratiquement disparu de la scène politique. Et il n'était d'ailleurs pas difficile de le prévoir, même à l'époque où la LCR faisait de cette « alternative » ou des espoirs placés en Juquin tout l'axe de sa politique.

Qui plus est, si cette mouvance politique était une « avant-garde en évolution », alors elle était en évolution... vers la droite. Les groupes sollicités pour cette « alternative » n'étaient pour l'essentiel que les restes du PSU ou de quelques groupes d'extrême-gauche en voie d'abandonner tout militantisme. Quant à Pierre Juquin, ex-dirigeant du PCF, il avait été notamment le porte-parole de ce parti dans la période - de 1981 à 1984 - où celui-ci avait eu des ministres dans le gouvernement Mitterrand. Il n'était devenu un opposant qu'après que le PCF eut décidé, en juillet 1984, de sortir du gouvernement. Le courant représenté par Pierre Juquin apparaissait donc comme plus proche de la social-démocratie, plus enclin à une collaboration avec celle-ci et à une participation gouvernementale que la majorité de la direction du PCF elle-même, avant de chercher ensuite un débouché vers l'écologie.

Quant à l'influence dont Juquin pouvait disposer, elle était pratiquement nulle et cela aussi était visible. Il n'entraînait derrière lui aucune fraction un tant soit peu militante du PCF. La seule force militante qui lui permit de se présenter à l'élection présidentielle fut en fait... la LCR elle-même. Celle-ci, plutôt que de présenter son propre candidat, Alain Krivine, - ou de chercher à s'entendre sur une candidature unique des courants trotskystes - préféra le retirer, soutenir Juquin et le décrire comme porteur d'une véritable « alternative » à la politique social-démocrate, en se gardant de toute critique véritable à son égard. Cela n'empêcha pas Juquin d'axer sa campagne pour l'élection présidentielle sur des thèmes écologistes mariés à quelques vagues thèmes de gauche (une campagne « rouge et verte » ), évitant soigneusement tout ce qui aurait pu évoquer une opposition de classe.

Dans ce cas, l'intervention dans la « recomposition du mouvement ouvrier » s'est donc révélée un simple bluff. La LCR a d'une certaine façon voulu fabriquer elle-même - sans succès il est vrai - l'organisation « de masse » dans laquelle elle aurait pu entrer. Non seulement elle n'a rien gagné dans cette aventure et y a même perdu quelques forces, mais elle s'est privée d'une possibilité de défendre ouvertement une politique révolutionnaire - ce que Lutte Ouvrière a fait pour sa part par le biais de la candidature d'Arlette Laguiller dans cette élection présidentielle, avec un succès électoral sans doute limité, mais en tout cas pas moindre que celui de Juquin ; en étant alors taxée de « sectarisme » par la LCR pour ce seul fait d'avoir défendu ouvertement ses idées ! Le seul résultat pour la LCR a été de contribuer à sa propre démoralisation et d'accroître la confusion de ses propres perspectives politiques.

Ajoutons d'ailleurs que dans le cas où Juquin aurait eu une influence réelle dans le milieu ouvrier, ou bien aurait constitué une tentative réelle d'incarner une opposition de classe à la politique du PS et du PCF, le soutien totalement acritique de la LCR à Juquin lui aurait peut-être donné les moyens de se fondre dans un tel courant, mais certainement pas de l'influencer et de l'emmener sur des positions plus justes.

 

Allemagne, espagne, italie : la fusion avec d'autres courants

 

Il faut sans doute voir dans les fusions qui se sont produites dans un certain nombre de pays un autre type de tentative de participer à cette « recomposition du mouvement ouvrier » évoquée par le Secrétariat Unifié.

C'est en Allemagne qu'on en a eu la première illustration par la fusion entre le GIM (Gruppe Internationale Marxisten - section allemande du Secrétariat Unifié) et une partie d'un groupe d'origine maoïste, le KPD (Parti Communiste d'Allemagne). Tandis qu'un certain nombre de militants du GIM, attirés par les succès politiques des Verts, décidaient de rejoindre le courant écologiste, le reste du GIM préférait se tourner vers ce groupe qui, dans le contexte, leur semblait politiquement le plus proche, et comptait un certain nombre de militants d'entreprise intervenant essentiellement par le biais syndical.

Les deux organisations, de quelques centaines de militants chacune, ont donc fusionné en 1985 pour donner naissance à une organisation unifiée, le Parti Socialiste Unifié (Vereinigte Sozialistische Partei - VSP), qui n'avait donc en tant que tel ni références trotskystes, ni liens internationaux. Les militants trotskystes se voyaient seulement reconnaître le droit de continuer à adhérer, à titre individuel, au Secrétariat Unifié de la IVe Internationale.

Les deux tendances initiales continuent aujourd'hui de coexister au sein de ce « Parti Socialiste Unifié ». Les deux organisations ont additionné leurs militants et leurs activités, centrées sur l'activité syndicale ou sur l'intervention dans des comités de solidarité avec le Nicaragua, contre la guerre, etc. Mais, en réalité, elles avaient déjà depuis longtemps une politique très semblable - à part l'étiquette « trotskyste » des uns, qui s'en sont donc maintenant débarrassé pour l'étiquette « socialiste unifiée »...

En Espagne, une opération similaire est engagée. L'organisation du Secrétariat Unifié, la Liga Comunista Revolucionaria, s'oriente vers une unification avec une organisation d'origine maoïste là aussi, le Movimiento Comunista, unification déjà réalisée d'ailleurs entre les branches basques de ces deux organisations, la LCR d'Euzkadi (LKI) et le Mouvement Communiste d'Euzkadi (EMK).

Dans ce dernier cas, l'organisation unifiée n'a pas encore décidé de son nom, mais la revue du Secrétariat Unifié, Inprecor (n° 328 du 12 avril 1991) nous apprend que lors du Congrès d'Unification, « la discussion a porté sur l'opportunité ou non de se définir en tant qu'organisation marxiste » . S'il y a là une « avant-garde en évolution » , on le voit, l'évolution en question la met aujourd'hui, si l'on comprend bien, sur le point d'abandonner toute référence ne serait-ce qu'au marxisme. On conçoit que, dans ces conditions, l'hypothèse d'être liée à une organisation internationale ne soit même pas envisagée pour cette organisation unifiée. Mais le Secrétariat Unifié se console comme il peut en nous informant, dans le même article, qu'il a « proposé d'ores et déjà des actions communes : le mouvement pacifiste en Europe, la campagne contre les célébrations du 500iei anniversaire de la Conquête de l'Amérique et la défense de la révolution centraméricaine et notamment cubaine » ! Nul doute que, au moins sur l'opposition aux forfaits des « conquistadores » au 16e siècle, un terrain d'entente sera trouvé...

En Italie enfin, la Lega Comunista Rivoluzionaria (section italienne du Secrétariat Unifié), qui représentait entre militants et sympathisants quelques centaines de membres, a décidé en 1989 de s'intégrer à Democrazia Proletaria, petite formation politique se situant à la gauche du Parti Communiste, mais dont la politique peut être tout au plus qualifiée de « réformiste de gauche », cherchant à se différencier du PC au mieux par des campagnes marquées par l'écologie, le pacifisme, le tiers-mondisme. Democrazia Proletaria recueillait alors aux diverses consultations électorales un pourcentage de voix de l'ordre de 1,5 %, et est représentée au Parlement et dans un certain nombre de conseils régionaux, provinciaux ou municipaux.

Un peu différemment des cas allemand et espagnol, les militants de la LCR italienne ont donc trouvé dans cette fusion la possibilité de militer dans une organisation relativement plus importante que la leur et comptant quelques milliers d'adhérents, sinon de militants. Mais Democrazia Proletaria est aussi une organisation plus composite. Issue de l'extrême-gauche extra-parlementaire italienne des années 1970, elle compte ou comptait dans ses rangs tant des militants d'origine maoïste ou venant du Parti Communiste que des catholiques tiers-mondistes ; sa politique éclectique comporte tout au plus quelques références à la lutte de classe, de plus en plus vagues à vrai dire mais destinées à garder dans ses rangs la petite base ouvrière que DP a héritée de son passé.

Il est vrai qu'en fait la section italienne du Secrétariat Unifié a collaboré étroitement avec Democrazia Proletaria, pratiquement depuis la naissance de cette organisation, présentant notamment des candidats sur ses listes dans la plupart des consultations électorales et faisant campagne en fait sur les mêmes thèmes. Le fait nouveau était l'affaiblissement de DP elle-même par le départ, en 1988-89, de tout un courant - et notamment d'élus - qui a choisi de se situer sur le terrain de l'écologie, alors plus « porteur » sur le plan électoral. Ce courant a rejoint des listes baptisées cette fois « Arc-en-Ciel » ; sans doute parce qu'en Italie, les baptiser « rouges et vertes » aurait rappelé de trop près le drapeau tricolore local... C'est en tout cas cette hémorragie vers les courants écologistes qui semble avoir amené les dirigeants de DP à se montrer plus ouverts à l'entrée dans leurs rangs de militants se réclamant du trotskysme, et la LCR italienne à penser qu'il y avait une opportunité à saisir.

Entrant donc dans DP, à un moment où cette organisation semblait en voie de décomposition, la LCR proclama que l'enjeu était d'empêcher la disparition de DP de la scène politique, afin de maintenir à gauche du Parti Communiste un pôle susceptible d'attirer les militants déçus par l'évolution accélérée de ce dernier vers la social-démocratisation pure et simple. La LCR fut dissoute en tant qu'organisation. Ses militants entrèrent collectivement dans DP, celle-ci tolérant toutefois qu'ils créent une « association politico-culturelle » nommée « Quatrième Internationale » et liée au Secrétariat Unifié.

Cette adhésion des militants de la LCR italienne à DP était en fait, là aussi, la suite de leur politique précédente, déjà fort proche de celle de DP. Elle semble surtout s'être traduite par un rapprochement avec la direction de DP, ou plutôt avec l'aile de DP qui, parce qu'elle conservait encore de son passé maoïste quelques vagues références de classe, n'était pas prête à se fondre dans les « Verts », mais cherchait plutôt une occasion de se fondre dans le PC. Elle n'aura donc sans doute été finalement que l'occasion, pour des militants trotskystes, d'exercer des responsabilités et de fournir des cadres à une organisation qui ne l'est pas, au prix d'un abandon de leur apparition indépendante ; et même pas l'occasion de gagner ceux des militants de DP, notamment d'entreprise, qui pouvaient être partisans d'une politique plus cohérente, révolutionnaire et de classe.

 

« l'entrisme »... mais pour quels enjeux ?

 

Le fait que des militants trotskystes entrent ou non dans une autre organisation ne peut pas se discuter abstraitement. Avec quelle politique, quels objectifs, et à quelles conditions, voilà les questions. Des organisations de quelques dizaines, voire de quelques centaines de militants, comme il s'en trouve un certain nombre parmi celles qui adhèrent au Secrétariat Unifié, peuvent se poser ce problème dans la mesure où il existe à côté d'elles des organisations plus larges, un « mouvement ouvrier de masse » ou qualifié tel. Entrer dans de telles organisations où existent des militants ouvriers, ayant une influence auprès de leur classe, pourrait être un moyen de tisser des liens avec eux, de les gagner aux idées révolutionnaires et de les arracher à l'influence des dirigeants réformistes. Même si elle ne peut être par nature que transitoire, une telle politique peut parfois permettre de franchir une étape dans la construction d'une organisation révolutionnaire disposant d'une expérience et de liens réels avec la classe ouvrière.

Bien sûr, une telle politique a un prix. Elle peut signifier l'abandon, pour une période, de l'apparition autonome en tant que courant révolutionnaire. Dans les cas cités plus haut, où des organisations trotskystes se sont intégrées à des organisations du même ordre de grandeur et ne disposant pas du tout d'une influence « de masse », le prix payé semble exorbitant et on ne voit pas en quoi l'enjeu pouvait justifier l'abandon, par des militants trotskystes, de l'apparition sous leur propre drapeau. Plus que du choix d'un terrain de lutte pour un enjeu réel, ces fusions ressemblent plutôt à un aveu : l'aveu que, l'étiquette mise à part, les organisations trotskystes en question - en Allemagne, en Italie, en Espagne - avaient en fait une politique éclectique en tous points semblable à celles des autres organisations qu'elles ont rejointes et ont donc estimé à un certain moment le maintien de leur étiquette « trotskyste » superflue. C'est pourquoi il est à craindre que cela ne soit en fait que l'occasion, pour un certain nombre de militants trotskystes, de s'éloigner encore un peu plus de leur propre programme.

Il n'en serait évidemment pas de même s'il s'agissait réellement d'entrer dans des organisations de masse, ayant des liens réels et profonds dans la classe ouvrière. L'enjeu militant serait alors différent et, pour être présents dans de telles organisations, au moins pour une certaine période, il pourrait être justifié d'abandonner une apparition indépendante. On a pu voir Trotsky recommander en 1934 aux trotskystes français, totalement coupés de la classe ouvrière, précisément dans une période de montée ouvrière et de poussée à gauche visible et mesurable, de faire de l'« entrisme » dans le Parti socialiste SFIO de l'époque. C'était avec un objectif précis : sortir à tout prix de leur situation d'isolement, trouver coûte que coûte un lien avec la classe ouvrière, ne serait-ce que par le biais des ouvriers que le Parti Socialiste de 1934 attirait encore - à la différence, soit dit en passant, de celui d'aujourd'hui.

Mais, faut-il le dire, cela ne constituait pas de la part de Trotsky le moindre rapprochement avec la politique des dirigeants socialistes, ni même avec celle de la tendance de gauche de la SFIO de l'époque, la « gauche révolutionnaire » de Marceau Pivert à qui il continuait de formuler toutes ses critiques, y compris publiques. C'était pour y mener un combat, pour arracher des militants à l'emprise des dirigeants réformistes. Et, justement parce que ce fut un combat, les militants trotskystes furent assez vite exclus de la SFIO avec ceux qu'ils avaient gagnés.

 

Italie : la « refondation communiste »

 

L'actualité pourrait d'ailleurs, en Italie, amener les militants trotskystes à se reposer le problème dans d'autres termes. Au moment où la majorité du Parti Communiste Italien a décidé d'abandonner l'étiquette « communiste » pour se transformer en un « parti démocratique de la gauche », une fraction significative de celui-ci a proclamé son intention de la maintenir. Sous le nom de « refondation communiste », elle a recueilli un certain succès auprès de bon nombre de membres ou d'anciens membres, notamment ouvriers, de l'ancien PCI.

Cette « refondation communiste », si elle porte le même nom que les « refondateurs » communistes français, représente donc un phénomène assez différent. Alors que les « refondateurs » français exercent sur le PCF une pression pour l'entraîner vers la social-démocratie, les « refondateurs » italiens sont plutôt ceux qui ont refusé de poursuivre cette social-démocratisation jusqu'aux conséquences ultimes qu'a tirées la majorité du PC italien. Et ils semblent, qui plus est, disposer d'une certaine audience à la base.

Au moment où tant d'autres abandonnent en panique tout ce qui peut rappeler de près ou de loin une référence communiste, il est évidemment plutôt réconfortant de voir un certain nombre de militants ouvriers de l'ancien Parti Communiste tourner le dos à l'opération politique que recouvre l'abandon de cette étiquette, et tenir à la revendiquer. Mais il n'y a évidemment pour autant aucune illusion à avoir sur les ex-staliniens ou même staliniens maintenus, togliattiens, sociaux-démocrates vaguement de gauche ou bureaucrates syndicaux qui, même sous l'étiquette « communiste », forment l'essentiel des dirigeants de cette « refondation ».

Dans ce contexte, il y aurait un combat à mener auprès de ces travailleurs qui montrent aujourd'hui - fût-ce d'une façon confuse - leur attachement à une perspective communiste. Et, s'ils voulaient mener ce combat, des trotskystes pourraient avoir à jouer un rôle irremplaçable ; à condition de savoir défendre, eux, de façon cohérente, la perspective et le programme communistes, et gagner la confiance d'au moins une partie de cette base ouvrière de la « refondation ».

D'ailleurs, DP elle-même semblant décidée à rejoindre « refondation communiste », les militants trotskystes actuellement membres de DP pourraient rapidement s'y retrouver, qu'ils le veuillent ou non. Mais la politique qu'ils ont menée jusqu'à présent - dans DP ou au dehors - fait à tout le moins douter qu'ils soient en mesure de relever ce défi.

En effet, ils se retrouveront de toute façon face au problème d'élaborer une politique militante leur permettant de gagner les militants ouvriers réellement communistes, en se différenciant clairement des promoteurs de la « refondation » - et aussi des ex-dirigeants de DP qui s'y retrouveront - qui ne promettent en fait, à leurs militants, que de nouvelles désillusions. Or c'est précisément le problème auquel les militants trotskystes - hors de DP et dans DP - ont tourné le dos jusqu'à présent. Mais s'ils n'ont pas une telle politique, une telle volonté de mener ce combat pour leurs idées, alors leur adhésion à DP, même suivie de l'adhésion à « refondation communiste », n'aura finalement été pour eux rien de plus qu'un pas vers l'abandon de leur programme.

 

Bresil : « construire le pt » ?

 

Mais le cas qui semble avoir offert le plus d'opportunités ces dernières années aux militants du Secrétariat Unifié semble celui du Brésil. Dans ce pays, on a assisté à la naissance d'un mouvement de masse de la classe ouvrière qui pouvait ouvrir des possibilités d'intervention et de développement pour les militants révolutionnaires, et qui s'est traduit par l'émergence d'un nouveau parti, le Parti des Travailleurs.

Il y a en fait plus de dix ans que les militants du Secrétariat Unifié - et la plupart des groupes d'extrême-gauche - militent dans le cadre de ce Parti des Travailleurs. Ce parti dispose incontestablement d'une influence de masse puisque son candidat, l'ancien ouvrier métallurgiste « Lula » a recueilli environ 16 % des voix au premier tour de l'élection présidentielle de l'automne 1989 frôlant le succès au second tour avec 48 % des voix.

Le Parti des Travailleurs, le PT, s'est créé en 1979 - il a obtenu sa légalisation officielle en 1981. Le contexte était celui de l'achèvement d'une longue période de dictature militaire, dans un climat d'effervescence politique et sociale. Aux espoirs placés dans une libéralisation, s'ajoutaient les grèves ouvrières. Le PT naquit sur la lancée des grandes grèves des sidérurgistes de la région de Sao Paulo au printemps 1978, qui marquaient le réveil de la classe ouvrière brésilienne après 14 ans de dictature qui avaient aussi été des années de développement accéléré de l'industrie, et donc d'une classe ouvrière plus jeune, récemment arrivée de la campagne. Celle-ci rejetait les vieux dirigeants syndicaux compromis avec la dictature et le patronat et découvrait, dans le cours de ses luttes, l'efficacité de la grève de masse, faisait l'expérience de la démocratie ouvrière et mettait en avant de nouveaux dirigeants surgis de ses rangs.

Le PT est donc né d'un mouvement ouvrier bien vivant, autour de militants influents dans la classe ouvrière et disposant d'une autorité acquise dans les mouvements sociaux. Mais, dès le début aussi, les leaders qui apparurent et prirent la tête des syndicats, lancèrent le PT et en constituèrent la direction nationale n'étaient pas seulement l'expression du mouvement. Ils étaient aussi de toute évidence les porteurs d'un projet politique social-démocrate. Tout en soulignant, ne serait-ce que par le nom du parti, qu'ils se voulaient les représentants des travailleurs, ils s'employèrent dès le début à canaliser cette montée ouvrière, à la contrôler et à s'en servir dans le but évident de se tailler leur propre place aux différents niveaux des institutions de l'État. Ils trouvèrent d'ailleurs dès le début aide et conseils auprès de l'Eglise catholique ou du côté des sociaux-démocrates européens.

De ce point de vue, les dirigeants du PT étaient des sociaux-démocrates, à l'anticommunisme affirmé, qui ont su très vite « terminer une grève », être des interlocuteurs réalistes et responsables pour les industriels et les ministres, participer de façon constructive au jeu électoral et parlementaire, jusqu'à la consécration qu'a été, en 1989, la présence de « Lula » au second tour de l'élection présidentielle. Mais, depuis l'année précédente déjà, le PT avait remporté les élections municipales dans nombre de villes, et c'est notamment une militante du PT qui occupait le poste clé de maire de la plus grande ville du pays, Sao Paulo, et gérait celle-ci de façon « responsable », c'est-à-dire sans hésiter en cas de besoin à se tourner contre les travailleurs.

La section brésilienne du Secrétariat Unifié, l'Organisation Révolutionnaire Marxiste-Démocratie Socialiste, qui publie le journal Em Tempo, est un groupe qui a participé dès le début à la création du PT. Il s'y est toujours exprimé en tant que tel, sous le nom de « Démocratie Socialiste ». Il dispose de représentants au Comité national du PT, élus à la proportionnelle des courants, et en tout cas de relations suffisamment bonnes avec une partie de la direction du PT pour que le secrétaire général de celui-ci, José Dirceu, se soit déplacé jusqu'au Congrès du Secrétariat Unifié pour remercier la tendance « Démocratie Socialiste » de l'aide fournie pour « la construction du PT ».

Nous n'avons pas les moyens de discuter ce choix de l'« entrisme » dans le PT fait par les militants de « Démocratie Socialiste ». C'est un choix par bien des aspects tactique, et qui ne peut se discuter indépendamment d'un certain nombre d'éléments concrets : la taille du groupe, son implantation réelle, sa capacité ou non à apparaître d'une façon indépendante, les possibilités concrètes qu'il pouvait avoir de militer sur son programme au sein d'un regroupement plus large comme le PT.

En revanche, il nous semble évident que, que ce soit dans le PT ou au dehors, l'objectif politique des révolutionnaires reste de mener le combat pour arracher les travailleurs à l'influence de ces dirigeants réformistes. Et l'enjeu et les possibilités semblent d'autant plus importants dans une telle période de montée ouvrière, où des fissures ne peuvent qu'apparaître entre ces dirigeants réformistes et les travailleurs qu'ils prétendent représenter. Et c'est alors, par leur capacité à intervenir, à se faire les porte-parole des travailleurs les plus conscients, à s'appuyer sur la classe ouvrière contre les dirigeants réformistes, que les militants révolutionnaires peuvent trouver le moyen de gagner une influence.

Mais pour être à même de saisir de telles occasions, il faut y être préparé. Et c'est pourquoi, même lorsqu'ils sont amenés à entrer dans de telles organisations « de masse », les révolutionnaires doivent avoir la plus grande clarté à l'égard des tendances social-démocrates et réformistes en général, et de la possibilité de trahison des intérêts ouvriers qu'elles représentent.

Mais on peut douter, justement, que les militants trotskystes du PT, et en tout cas le Secrétariat Unifié, y militent dans cette optique de combat contre les dirigeants réformistes. Les textes du journal Em Tempo de la tendance « Démocratie Socialiste » appellent tout au plus, de temps en temps, la direction du PT à « corriger » des « faiblesses ». Ils critiquent certes l'aile droite du parti, surtout lorsque celle-ci se montre indisciplinée ou fait scission vers tel ou tel parti ouvertement bourgeois, mais épargnent soigneusement la majorité de la direction et « Lula ». Et dans leur presse, ils préfèrent en général mettre en exergue les déclarations « socialistes » dont les dirigeants du PT peuvent être prodigues, surtout lorsqu'ils s'adressent à des militants qui se situent sur leur gauche, comme la preuve du caractère « original » du PT, de son aspiration réelle au socialisme, etc.

Bien entendu, toute politique « entriste » a son prix, et le choix pour des trotskystes de militer à l'intérieur d'une autre organisation comme le PT requiert sans doute un certain nombre de compromis pour rendre la coexistence possible, exactement comme le fait de militer à l'intérieur d'une organisation syndicale réformiste. Mais même si l'on admet qu' Em Tempo, journal de tendance de militants agissant au sein du PT, ne puisse tout dire, il ne devrait pas en être de même du Secrétariat Unifié lui-même.

Là aussi, si l'on évoque les exemples du passé, le fait que les trotskystes français de 1936 aient milité un certain temps à l'intérieur de la SFIO, ce qui supposait comme on peut l'imaginer un certain nombre de compromis dans leur attitude quotidienne, n'a jamais empêché la clarté de la part des organisations trotskystes et, en particulier, de Trotsky lui-même qui écrivait au même moment, publiquement, tout ce qu'il pensait de Léon Blum et de sa politique. Il ne serait sans doute venu à l'idée d'aucun des dirigeants trotskystes d'alors - et en tout cas sûrement pas de Trotsky - d'inviter ledit Léon Blum ou un quelconque dirigeant socialiste de l'époque à leurs congrès, et surtout pas pour l'applaudir et s'extasier sur son verbiage « socialiste ». Il est pitoyable de voir le Secrétariat Unifié, qui revendique l'héritage de Trotsky, le faire aujourd'hui avec les Léon Blum brésiliens.

On a toutes les raisons de douter, dans ces conditions, de la préparation des militants de « Démocratie Socialiste » et du Secrétariat Unifié à exprimer, face aux dirigeants réformistes du PT, les aspirations des travailleurs et des militants les plus conscients, les plus fidèles aux intérêts de la classe ouvrière, et à mener les combats indispensables, y compris si cela devait leur rendre impossible de continuer à militer dans le cadre du Parti des Travailleurs. Pourtant, la séparation des tendances révolutionnaires et réformistes, même si elles ont pu coexister un certain temps dans un regroupement composite comme le PT, est à terme inévitable... et souhaitable, et il dépend justement des révolutionnaires, de leur clarté politique, de leur capacité à se lier aux éléments ouvriers les plus combatifs, à arracher aux bureaucrates et aux diverses tendances réformistes la direction des luttes ouvrières, que cette séparation se fasse dans les meilleures conditions pour eux et pour les travailleurs.

Mais si ce n'est pas la volonté de mener ce combat qui guide les militants trotskystes, alors force sera de constater que leur priorité n'est pas le souci de la classe ouvrière et de ses intérêts ; mais de trouver à tout prix une place dans une organisation existante qui leur permette de cacher leur absence de perspective et de politique autonome derrière des prétentions « stratégiques ».

 

Quelle « recomposition » ?

 

Entre la France et l'Italie, l'Allemagne et l'Espagne ou le Brésil, il y a bien sûr d'énormes différences de situations et, dans chaque cas, les choix politiques faits sont partis de considérations différentes. Mais justement ces quelques exemples donnent une idée de la façon dont semble se concrétiser cette démarche d'insertion dans la « recomposition du mouvement ouvrier », à laquelle font référence les textes du Secrétariat Unifié.

Les phrases sur la « recomposition du mouvement ouvrier », bien plus qu'à une tentative réelle de définir une politique de construction et d'implantation d'organisations révolutionnaires dans un certain nombre de situations, ressemblent surtout à un alibi pour couvrir l'abandon de toute perspective politique indépendante et un alignement sur d'autres forces politiques qui sont une constante de la politique du Secrétariat Unifié.

A d'autres époques, on a pu voir ces militants mettre leurs espoirs dans Tito, dans Ben Bella, dans Castro et autres leaders nationalistes du Tiers-Monde, sous prétexte que ceux-ci avaient quelques prétentions socialistes, et cesser du même coup de défendre toute politique prolétarienne autonome. C'est sans doute un signe des temps qu'ils n'aient trouvé ces dernières années, comme leaders à qui emboîter le pas, que ceux du FLNKS de Nouvelle-Calédonie ou ceux du Front Sandiniste du Nicaragua qui n'ont même pas ces prétentions « socialistes », qu'en France ils en aient été réduits à encenser un Juquin, et dans d'autres pays européens n'en aient même pas trouvé ; ou qu'au Brésil ils en soient réduits à peindre comme sincèrement « socialistes » les leaders d'un parti social-démocrate de la plus belle eau. Mais c'est exactement la même attitude.

Si ce suivisme derrière les Castro, les Ho Chi Minh ou les Ben Bella a pu prendre parfois les couleurs d'un triomphalisme qui n'était d'ailleurs que de la poudre aux yeux, la période de recul que nous connaissons aujourd'hui ne le permet même plus. Et la soi-disant intervention dans la « recomposition du mouvement ouvrier » ressemble surtout à une adaptation à tout prix, à la recherche à tout prix d'une insertion dans les courants politiques qui passent, quitte à couvrir l'opération de quelques phrases fumeuses.

La situation de recul politique que nous connaissons devrait être pourtant une raison de plus, pour les militants révolutionnaires, de se défier de toutes les remises en cause, de toutes les pressions pour leur faire mettre leur drapeau dans leur poche ; une raison de plus aussi de se méfier de tous les raccourcis et de se tourner vers la classe ouvrière, en sachant que c'est la seule classe qui puisse réellement sortir l'humanité de l'impasse où la conduisent le système capitaliste et ses crises.

A cette condition seulement, les militants révolutionnaires peuvent éviter de disparaître politiquement, et être prêts à jouer leur rôle dans les occasions que les développements de la lutte de classe ne manqueront pas, à un moment ou à un autre, dans un pays ou dans un autre, de leur offrir.

23 avril 1991

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