Vietnam : une politique de plus en plus dirigiste pour survivre01/07/19781978Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1978/07/55_0.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Vietnam : une politique de plus en plus dirigiste pour survivre

Lorsqu'en avril 1975 la chute du régime de Thieu mettait fin à trente ans de guerre, le FNL et les armées nord-vietnamiennes pensaient être maîtres du pays et pouvoir enfin s'atteler à la reconstruction puis au développement économique. Trois ans après, ils en sont encore aux tout premiers pas, semés d'embûches de toute sorte. L'attitude du régime vis-à-vis des Chinois de Cholon est bien significative des difficultés économiques et politiques, qui se prolongent même au niveau international, avec lesquelles il est aux prises.

Il faut dire que l'objectif que s'est fixé le mouvement nationaliste : rétablir une économie nationale, industrialiser ce pays est une véritable gageure dans ce pays dévasté par la guerre. Déjà dans l'immédiat, le simple objectif de nourrir l'ensemble de la population est bien difficile à atteindre.

Le régime est confronté à des problèmes énormes. Les destructions ont été massives : deux millions de morts, cinq millions de blessés, un million trois cent mille orphelins. Quinze millions de tonnes de bombes ont été déversées sur le pays, ainsi que soixante-cinq millions de litres de défoliants (près de trois litres par habitant). Des villes et des villages ont été rasés, un million d'hectares dévastés, 40 % des grandes plantations d'hévéas ravagées et toutes les petites exploitations dévastées, 600 000 hectares de rizières détruites. Et la guerre continue à tuer : il reste 300 000 tonnes de bombes non explosées dans le sol, la moitié de ce qui avait été déversé pendant la guerre de Corée !

Malgré les rationnements, il manque deux millions de tonnes de riz pour faire face aux besoins de la population. Entre 1965 et 1975, le produit national brut n'a pas augmenté alors que la population, elle, s'accroissait de 25 %. Le régime se trouve dans une impasse. Il faut des bras pour remettre les cultures en route, mais il faut aussi investir. Pour remettre un hectare de plantation d'hévéas en culture, il faut y investir 3 000 dollars. Le plan quinquennal de 1976-1980 prévoit la remise en état de 15 000 hectares de plantation d'hévéas par an, le défrichage de un million et demi d'hectares au sud.

Rien que cela, qui n'est qu'une simple remise en route de l'agriculture, nécessiterait quelque 140 millions de dollars.

Les moyens à mettre en oeuvre dépassent largement les possibilités du pays et, bien que vainqueurs militairement et politiquement, les nationalistes vietnamiens dépendent pour la réalisation de leurs projets économiques de l'aide financière de l'étranger, de l'URSS mais aussi de l'impérialisme. C'est sans doute ce qui explique en partie l'empirisme de leur politique en ce domaine, les tâtonnements et la prudence avec laquelle ils avancent.

A la différence du régime cambodgien qui s'est immédiatement engagé dans une série de mesures extrêmement radicales, le régime vietnamien a tenté une politique souple de persuasion et de rééducation des privilégiés de l'ancien régime. Il a espéré pouvoir associer les détenteurs de capitaux privés au relèvement économique du pays.

Une politique de plus en plus radicale

Mais cette politique souple s'est finalement retournée contre le régime lui-même.

D'une part, cela n'a pas empêché l'impérialisme américain de suspendre depuis deux ans les crédits à la reconstruction du pays, prenant comme prétexte les atteintes aux droits de l'homme. D'autre part, le gouvernement vietnamien s'est retrouvé dans la situation paradoxale d'avoir gagné le pouvoir politique, mais de n'être absolument pas maître des circuits économiques essentiels et des capitaux disponibles particulièrement nécessaires à la moindre réforme économique en l'absence de l'aide américaine.

En effet, une partie très importante des richesses du pays était aux mains des riches commerçants et hommes d'affaires des grandes villes. Le centre financier et commercial du Sud-Vietnam, c'était Cholon, le quartier chinois de Saigon. « On estimait, à la mi-mars, que plus de la moitié de toute la monnaie du Sud et quasiment tout l'or et tous les dollars étaient aux mains des hommes d'affaires de Cholon » ( Le Monde du 20 avril 1978). Dans le même article, Gérard Viratelle décrit ainsi la ville : « La libre entreprise y est avant tout familiale ; les affaires, les comptes et les salaires sont le plus souvent gardés secrets, les prix toujours variables. Derrière les façades qui ne paient guère de mine, s'accumulent des stocks énormes - milliers de tonnes de riz, de ciment, de ferraille, kilomètres de tissus - et se traitent des marchés considérables. Les « protections » officielles, largement rétribuées, n'ont jamais été difficiles à obtenir. Le réseau s'étend dans les campagnes, où un cousin, un membre du clan, établit une épicerie-comptoir d'achat, sert d'intermédiaire et souvent, par le biais de l'usure, devient le véritable détenteur du pouvoir économique local.

Les mécanismes du profit de ces milliers de « compradore » sont assez simples : ramasser, stocker et spéculer à la hausse des prix. Le contrôle des réseaux de détaillants permet, en outre, de créer des pénuries artificielles ».

Les régimes précédents dont les fonctionnaires et leurs familles étaient étroitement impliqués dans ces trafics auraient été bien incapables de vider cet abcès et de réduire cette citadelle des trafics et de la corruption qu'était Cholon. En 1976, le nouveau régime a essayé de mettre la main sur toutes ces richesses, mais les commerçants, prévenus, les ont dispersées et cachées chez des particuliers. L'opération s'est soldée par un échec. De plus en plus, pris à la gorge, le gouvernement a recommencé l'opération à la fin mars de cette année, cette fois avec de gros moyens. « La ville a été bouclée par l'armée et la police, aidées des jeunesses communistes, les stocks confisqués et tout le commerce de gros aboli au sud ». ( Le Monde du 20 avril 1978).

En fait, les stocks de marchandises ont été rachetés aux commerçants et payés par des chèques qui ne peuvent être touchés que pour aller investir dans des secteurs productifs en province, soit dans les villages, soit dans les nouvelles zones économiques pour y établir des fermes ou de petites industries.

C'est la communauté chinoise qui a été directement victime de ces mesures. Forte de un million de membres résidant dans les grandes villes, elle est constituée essentiellement de ces commerçants et hommes d'affaires qui détenaient cette richesse provenant du commerce et de la spéculation, et des trafics en tout genre. Près de la moitié de cette communauté réside à Cholon. Et aujourd'hui il semble bien que des milliers, si ce n'est des dizaines de milliers, d'entre eux n'aient aucune envie de se reconvertir dans des activités productives certainement moins lucratives et cherchent à quitter le pays. Au moment où les relations entre la Chine et le Vietnam se tendent de plus en plus, la Chine a pris prétexte de ces mesures du gouvernement vietnamien à l'égard des commerçants de Cholon pour exercer des représailles contre Hanoï, en particulier en suspendant une partie de l'aide économique qu'elle fournissait.

En fait, l'opération contre les Chinois de Cholon vise avant tout à récupérer les capitaux qui servaient jusque-là surtout à la spéculation, pour remettre en route l'économie du pays et décongestionner les villes surpeuplées.

Les deux vont d'ailleurs de pair.

Décongestionner les villes

Ces villes monstrueuses, gonflées artificiellement pendant la guerre, constituent un des problèmes majeurs auquel le régime essaie de s'attaquer. En effet, dans sa volonté d'isoler complètement les combattants vietnamiens et de les priver de toute aide, l'armée américaine avait dépeuplé des régions entières dont elle avait ensuite anéanti toute végétation. Elle avait regroupé la population dans les fameux hameaux stratégiques, en fait de véritables camps de concentration, et une partie importante de la population rurale avait dû fuir vers les villes. C'est ainsi que Danang est passée de 30 000 habitants au temps de la colonisation à deux millions en 1973, Saïgon de 500 000 à quatre millions d'habitants. On estime ainsi à huit millions le nombre de personnes déplacées au sud. Voilà comment Lacouture décrit le phénomène dans son livre Vietnam, voyage à travers une victoire : « Toutes les villes s'entourèrent d'une ceinture de bidonvilles atroces faits des déchets de la guerre : tôles rouillées, fûts d'essence déroulés, bidons de toute sorte et partout, partout la tôle ondulée. De quoi vivaient ces misérables entassés ? De temps en temps une distribution de riz. Et puis les miettes d'une armée de 550 000 hommes riches, gaspilleurs, surdotés de nourritures, de vêtements, de gadgets. ( ... ) A Danang, il y avait en mars 1975 40 000 prostituées. A Saïgon, 100 000... qui faisaient vivre 500 000 personnes ! » La démobilisation du million de soldats de Thieu a encore aggravé la situation, et le retrait des troupes américaines a en même temps tari la source qui permettait à une partie de cette population de vivre.

Depuis 1975, par la persuasion mais aussi en réduisant les rations alimentaires, le nouveau régime est parvenu à f aire repartir vers les campagnes quelque 700 000 personnes de Saïgon. La moitié sont retournées dans leur village d'origine, les autres ont rejoint les nouvelles zones économiques, ces zones ravagées par la guerre qu'il s'agit de remettre en valeur. Le problème est encore loin d'être résolu. Dans une interview au Monde du 8 mai 1976, Nguyen Huu Tho, le président du FNL, déclarait à propos de Saïgon : « Notre grande préoccupation est de décongestionner la ville. Cela nous prendra plusieurs années car sur trois millions et demi d'habitants, au moins deux millions sont improductifs. Nous faisons de gros efforts pour que les nouvelles zones économiques soient attirantes ».

En fait, ces zones le sont bien peu puisqu'il s'agit souvent des « zones blanches », ces zones que les bombes et les défoliants ont complètement saccagées, qui ne comportent plus aucune végétation et dont il faut peu à peu reconstituer les sols. « Dans bien des cas, l'hostilité de l'environnement, l'absence des structures élémentaires, le manque d'outils, d'engrais et de moyens de subsistance jusqu'à la première récolte, ont contraint des centaines de familles, incapables de survivre dans ces conditions, à regagner la ville. On en voit qui mendient au coin des rues. L'effet est désastreux sur ceux qui devaient partir à leur tour et le mouvement est ralenti », écrit Paringaux dans le Monde du 19 avril 1978.

Les bras ne suffisent pas, il faut des capitaux pour remettre en route la production dans ces régions. Et l'aide étrangère n'y suffisant pas, le régime a été amené à prendre des mesures de plus en plus radicales vis-àvis des possédants.

Il sera sans doute amené à prendre d'autres mesures en ce domaine, car il y a fort à parier que sa tentative d'amener les spéculateurs et les trafiquants à investir dans les secteurs productifs se soldera par un échec. Le régime sera alors amené à prendre des mesures de nationalisations et de confiscations des biens qui seront dans la logique non pas d'un prétendu régime socialiste qui n'existe pas, mais dans la logique d'un régime qui se bat pour remettre tout simplement sur pied l'économie du pays. Pour l'instant d'ailleurs, le régime n'a pas encore renoncé à associer les entreprises privées au développement économique du pays.

Dans l'étau de l'impérialisme

De même d'ailleurs que Hanoï n'a pas renoncé à obtenir des crédits des pays impérialistes. Mais c'est évidemment une « aide » que l'impérialisme lui distribue au compte-gouttes et lui fait payer très cher. Le Japon vient par exemple d'accorder au Vietnam un don de 17,5 millions de dollars et un prêt de 44 millions de dollars. Mais Hanoï a dû reconnaître en échange les dettes de l'ancien régime envers les capitalistes japonais, dettes qui se montent, elles, à 68 millions de dollars ! De même la Banque de Développement Asiatique n'a accepté un prêt de 40 millions de dollars que parce que le régime de Hanoï s'est engagé à honorer les dettes de l'ancien régime, et les premiers fonds débloqués l'ont été d'urgence pour permettre au Vietnam de... verser les intérêts énormes de ces dettes !

C'est dire que la partie est encore loin d'être gagnée pour le nouveau régime qui dépend en fin de compte, pour sa politique économique, des décisions de l'impérialisme.

C'est ainsi que le Vietnam illustre de façon bien significative les difficultés dans lesquelles ce type de régime, qui est sans doute populaire et dispose d'une base sociale importante, se débat, étranglé qu'il est par l'impérialisme. Assurer la subsistance de la population se heurte déjà à maintes difficultés du fait des destructions causées par la guerre. C'est dire que le développement d'une économie nationale, cette voie que les dirigeants chinois ont suivie avec bien peu de succès dans un pays immense possédant d'immenses ressources, s'avère d'autant plus difficile dans des plus petits pays comme le Vietnam ou le Cambodge. Et les politiques de ces deux pays, bien que différentes, illustrent toutes deux le même problème.

Dans ce monde dominé par l'impérialisme, les peuples des pays sous-développés n'ont malheureusement que le choix entre la voie vietnamienne ou cambodgienne ou la voie tchadienne ou zaïroise. Seul le renversement de l'impérialisme pourrait offrir d'autres perspectives, mais cela ne peut être l'objectif d'aucun de ces régimes. Et c'est en fait la défaillance du mouvement ouvrier et le retard de la révolution mondiale qui expliquent en dernier ressort les difficultés dans lesquelles se débattent ces pays.

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