Uruguay : la fin de la dictature militaire01/06/19841984Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1984/06/113.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Uruguay : la fin de la dictature militaire

En novembre prochain sont prévues, en Uruguay, des élections présidentielles où devrait être désigné au suffrage universel un président civil. Cette élection serait le premier épisode d'un scénario appuyé par les États-Unis et programmé par les militaires. Ceux-ci, au pouvoir depuis onze ans, devraient d'ici mars 1985 quitter le devant de la scène. Mais si les militaires uruguayens sont prêts à laisser formellement la place de chef de l'État (actuellement occupée par le Général Alvarez), s'ils sont résignés à quelques réformes, ils entendent garder la haute main sur l'exécutif notamment en conservant à l'actuel conseil militaire (le COSENA) l'essentiel de ses prérogatives ; c'est-à-dire en maintenant la justice, la police et l'armée sous son contrôle et en lui laissant toute latitude pour recourir aux législations d'exception.

En réalité le projet des militaires uruguayens ne vise pas à mettre un terme au régime dictatorial actuellement en vigueur mais à le laisser en place en y associant des civils et à le faire avaliser et légitimer par un vote populaire.

Mais c'est compter là sans l'immense aspiration de la population uruguayenne d'en finir avec la dictature.

L'armée qui a pris le pouvoir en juin 1973, a rempli les prisons, condamné les opposants à des peines de huit ou dix ans et même souvent plus. Elle a assassiné. Elle a torturé des milliers de personnes. Elle a contraint à l'exil politique des dizaines et des dizaines de milliers d'Uruguayens avec leurs familles, et aujourd'hui encore, il y a plus d'un millier de prisonniers politiques dans ce pays où l'on meurt sous les tortures. La presse est bâillonnée. Les forces de répression opèrent des raids dans les quartiers populaires pour faire la chasse aux opposants. La plupart des familles populaires ont un membre de leur famille (parfois plusieurs) touché par les exactions des militaires. Quant à la petite bourgeoisie, elle a aussi payé un lourd tribut à la répression en même temps qu'elle étouffe dans une société soumise à la brutalité et à la morgue de militaires méprisants et bornés.

Alors, les militaires au pouvoir craignent qu'une fois de plus il sorte des urnes une condamnation du régime. Une fois de plus, oui ; car à chaque fois que les militaires uruguayens ont cherché à légitimer leur régime, ils ont reçu un désaveu cinglant. C'est ainsi qu'en 1980 un projet de constitution (qui ressemblait fort au projet que voudraient aujourd'hui faire passer les militaires) fut soumis à un référendum : il a été repoussé par 57 % des votants. Et deux ans plus tard quand, en 1982, le pouvoir organisa des élections internes au sein des partis autorisés, une large majorité de voix se porta sur les politiciens les plus clairement opposés aux militaires.

Alors les militaires ont toutes les raisons de penser que si en novembre la population peut choisir, le verdict des urnes ne leur sera pas favorable et que les élus de demain pourraient ne pas être leurs favoris. D'autant plus que, depuis un peu plus d'un an, des centaines de milliers d'Uruguayens font plus que d'attendre la possibilité de voter contre la dictature. Ils manifestent, font grève, défient la dictature et proclament dans la rue qu'ils n'entendent pas approuver un projet qui ne s'accompagnerait pas d'un vrai départ des militaires, de la reconnaissance des droits politiques et syndicaux et d'une amnistie générale.

Un an d'agitation politique et sociale

er mai 1983 qu'a eu lieu la première grande manifestation d'opposition à la dictature. Convoquée par le PIT (Plenarium Intersyndical des Travailleurs) - qui est une sorte de coordination de syndicats opposés au régime - et soutenue par les partis politiques de l'opposition, cette manifestation a réuni à Montevideo près de 150 000 personnes, d'après la presse d'opposition.

Les militaires ont réagi en faisant un semblant d'ouverture vis-à-vis des partis autorisés. Puis ils ont raidi leur position, limitant encore davantage les droits politiques et interdisant les activités de l'organisme humanitaire appelé « Service Paix et Justice » dont les prêtres faisaient une grève de la faim pour protester contre les violations des droits de l'homme.

Ce fut en riposte à ce durcissement que, le 16 septembre, une nouvelle journée de protestation fut organisée tandis que le 25, l'organisation étudiante l'ASCEEP (Association Sociale et Culturelle des Étudiants de l'Enseignement Public) réalisait une importante manifestation que les militaires autorisèrent et qui regroupa - toujours d'après la presse d'opposition - 80 000 personnes, à la fois des étudiants et des travailleurs. Dans la soirée, un important concert de casseroles accompagné d'extinction volontaire des feux montrait que les manifestants avaient l'approbation de la grande majorité de la population. Les militaires réagirent à nouveau en essayant d'intimider. Mais parallèlement ils tentaient de trouver des points d'accord avec les partis autorisés. Pourtant le mouvement de protestation populaire continuait indépendamment de ce qui se décidait et s'élaborait au niveau des états-majors politiques une agitation politique et sociale se développait au niveau des quartiers populaires, des usines, des universités.

Utilisant une loi sur les associations professionnelles par laquelle les militaires entendaient contrôler le mouvement ouvrier, des militants reconstituèrent des syndicats et, rusant avec la loi, ils développèrent la coordination naissante, indépendamment du pouvoir, qui s'appelait le PIT.

Des grèves eurent lieu sur des problèmes de salaires, de conditions de travail, contre des mesures répressives ou pour la reconnaissance du syndicat par les patrons. Le mercredi 9 novembre une manifestation fut convoquée par le PIT à Montevideo. Violemment attaquée par la police à cheval, le bilan en fut lourd : on compta 500 arrestations et 100 manifestants furent blessés.

Au fil de toutes ces journées des fractions importantes de la population ont pris conscience de la force qu'elles pouvaient représenter et elles ont, en quelque sorte, « vaincu la peur ». L'agitation continuait. Le gouvernement autorisa une manifestation organisée le 27 novembre par l'ensemble des partis d'opposition. Et cette fois 400 000 personnes se seraient réunies au centre de Montevideo, la capitale du pays qui concentre à elle seule plus d'un million d'habitants, tandis que dans les petites villes, à l'intérieur du pays, des manifestations rassemblaient à chaque fois des milliers de personnes.

Les semaines qui suivirent continuèrent d'être marquées par des conflits du travail, et la grève générale de 24 heures du 18 janvier a été largement suivie. Elle aurait été quasiment complète dans le secteur privé ; et si dans le secteur public les menaces de sanctions ont fait que les travailleurs se sont rendus sur leur lieu de travail, néanmoins l'activité a été largement ralentie ou perturbée, voire paralysée dans certains secteurs.

Cette journée montra la vitalité de la classe ouvrière qui exprimait là, à la fois son aspiration à un retour à la démocratie et sa volonté de changer sa situation économique qui se dégrade au fil des plans d'austérité.

er mai 1984, a été l'occasion d'une manifestation de plusieurs centaines de milliers de personnes toujours selon la presse d'opposition. En même temps la presse rapporte l'existence de nouvelles grèves, de manifestations fréquentes, souvent interdites et durement réprimées par les forces de police mais qui éclatent parfois spontanément, ce qui attesterait de la combativité de la population et de sa volonté d'en finir avec la dictature. Une volonté avec laquelle les militaires et les différentes forces politiques du pays doivent compter depuis des mois et avec laquelle ils devront peut-être encore plus compter dans les mois qui viennent.

Le jeu des partis politiques autorisés

C'est donc entre la volonté des militaires de maintenir les choses en l'état et de n'opérer que des changements formels et la volonté des masses de secouer la dictature que les différents partis politiques, les uns autorisés, les autres interdits, mènent leur jeu.

L'Uruguay est un des rares pays d'Amérique latine à avoir une longue tradition de régime parlementaire. Ce privilège est sans doute dû au fait que ce petit pays peuplé de 2,7 millions d'habitants a connu une vie économique relativement prospère.

Les deux grands partis bourgeois qui sont les piliers de ce système sont le Parti Colorado et le Parti National dit Parti Blanco.

Le premier, le Parti Colorado, traditionnellement lié à l'oligarchie financière, au monde des banquiers, des latifundistes et des milieux les plus liés à l'impérialisme, a presque toujours assumé la responsabilité du pouvoir. Il est aujourd'hui formellement dans l'opposition face aux militaires, mais il pose peu de conditions à sa collaboration avec eux qui, visiblement, souhaiteraient pour leur part voir comme président civil Sanguinetti aujourd'hui leader du Parti Colorado et favori de Washington.

Le second grand parti autorisé est le Parti Blanco, dit Parti National. C'est un parti sur le fond tout aussi bourgeois et socialement conservateur que son confrère. Mais il est traditionnellement lié au patronat des moyennes et des petites entreprises agricoles et industrielles ainsi qu'aux secteurs de la bourgeoisie qui vivent en liaison avec le marché intérieur.

Ce parti s'est, au fil des dix dernières années, donné un visage de parti dynamique, opposant au régime. Cela est dû en partie au fait que sa figure essentielle Wilson Ferreira Aldunate, qui déjà en 1971 faisait figure d'arbitre entre les forces d'opposition et les militaires, s'est forgé un personnage d'opposant intransigeant aux militaires.

En exil depuis onze ans, proscrit du pays, Wilson Ferreira Aldunate vient de défier, il y a deux semaines, le gouvernement d'Alvarez et de rentrer au pays. Cueilli par les militaires à son arrivée - il débarquait d'Argentine accompagné de quelque 500 exilés - , il est aujourd'hui emprisonné et inculpé entre autres pour attentat à la Constitution, accusation qui peut lui valoir de dix à trente ans d'emprisonnement. Ce geste de Ferreira Aldunate contribuera sans doute à renforcer auprès de la population l'image du Parti Blanco et de son leader, d'autant plus que, par ailleurs, le Parti Blanco appuie les manifestations de masse et d'autant plus aussi que ce parti a attiré à lui une partie de la jeunesse hostile au régime ; car dans une période où les partis de gauche et d'extrême gauche étaient disloqués, le Parti Blanco a fourni au mouvement étudiant et au mouvement syndical des militants et des cadres, en même temps qu'il passait des accords avec le Parti Communiste renforçant ainsi son image de parti populaire.

Mais le fait que Wilson Ferreira Aldunate fasse aujourd'hui figure d'ennemi numéro 1 des militaires parce qu'il aurait des chances de l'emporter aux élections s'il pouvait se présenter, ne veut bien sûr pas dire que ce vieux renard de la politique, qui se voudrait l'Alfonsin de l'Uruguay - ni le parti dont il est le leader - représente les intérêts des classes populaires.

Certes, le Parti Blanco cherche aujourd'hui à s'appuyer sur le mouvement populaire. Il a été partie prenante dans l'organisation de grandes manifestations de protestation (à l'exception pourtant de la grève générale du 18 janvier), il reprend à son compte les revendications sur le retour à la démocratie, l'autorisation des partis, l'amnistie. Mais rien ne dit que demain il ne négociera pas ce qu'aujourd'hui il refuse. Et surtout il est d'ores et déjà certain qu'il mettra tout son poids dans la balance pour éviter que la contestation politique ne débouche sur une crise sociale grave. D'ores et déjà le Parti Blanco, dans ses déclarations publiques mais aussi au sein des syndicats, développe l'idée qu'il faudra que la démocratie serve à reconstruire l'économie nationale et qu'il faudra que les masses travailleuses acceptent... leur part de sacrifices.

La gauche à la recherche d'alliances

Ces deux grands partis autorisés traditionnels (auxquels il faudrait encore rajouter l'Union Civique qui est une fraction de la démocratie-chrétienne scissionnée en 1971) ne sont pas les seules forces politiques à jouer un rôle.

Malgré la dictature et la répression, les partis qui se définissent comme de gauche se sont peu à peu reconstruits. Il s'agit du Parti Démocrate-Chrétien, du Parti Socialiste, du Parti Communiste, de groupes « indépendants » issus de divers courants d'extrême-gauche ainsi que de petites fractions dissidentes des partis autorisés.

En 1971, lors d'élections générales, ces partis ou plutôt leurs homologues d'alors, s'étaient regroupés dans un front électoral appelé Frente Amplio (Front Élargi) qui avait obtenu 20 % des suffrages : c'est ce front qu'ils essaient aujourd'hui de reconstituer en mettant en avant le même leader qu'en 1971, Seregni, qui vient d'être libéré après onze ans d'incarcération mais qui, proscrit de la vie politique pour deux ans encore, ne pourra se présenter aux élections.

Ce sont les partis qui se retrouvent dans ce front qui ont payé le plus lourd tribut à la répression, en particulier le Parti Communiste et les courants d'extrême-gauche liés ou non au mouvement Tupamaro. Mais ils ont aujourd'hui une existence bien réelle dans la vie du pays et un rôle croissant dans les mobilisations contre le régime. Ils agissent en particulier au travers du mouvement syndical qui est en train de se restructurer dans le cadre du PIT, comme ils agissent au sein du mouvement étudiant et d'un mouvement associatif et coopératif.

Au sein du PIT, les différentes tendances du Frente Amplio animent différents courants.

Mais ce qui est remarquable c'est que le Frente Amplio ne propose pas aux classes populaires une politique vraiment différente de celle du Parti Blanco. Le Frente Amplio demande le retour à la Constitution de 1967, le retour des militaires aux casernes, l'amnistie, la fin de la proscription pour tous les partis politiques. Ils réclament aussi bien sûr plus de justice sociale, et le non-respect des conditions imposées par le FMI. Mais il préconise lui aussi pour après les élections, une « reconstruction nationale » avec une politique d'accord entre les « différents secteurs sociaux », c'est-à-dire la paix sociale ; il dit en clair à la population que, quand elle aura bien voté, l'heure sera à la concertation bien sûr, mais aussi aux sacrifices.

Au sein du Frente Amplio, le Parti Communiste met l'accent sur l'amélioration du sort des plus pauvres, sur les nationalisations nécessaires pour un redémarrage de l'économie, sur l'indispensable indépendance de la classe ouvrière, mais il prône lui aussi - et tout autant que les autres - la nécessité d'une entente sociale pour asseoir la démocratie.

Or, dans la situation de crise que l'Uruguay traverse - comme ses voisins d'Amérique latine - il est bien évident que les pactes sociaux ne pourraient qu'aboutir à lier les mains de la classe ouvrière et à lui faire accepter l'austérité, l'exemple de l'Argentine le montre bien. Alors il est significatif de voir comment tous les leaders d'opposition, de Sanguinetti à Seregni en passant par Ferreira Aldunate, avertissent déjà les classes populaires que l'après novembre 1984 et l'après mars 1985 seront sous le signe de l'austérité.

Aujourd'hui, en Uruguay, à six mois de l'échéance électorale, les militaires campent sur leurs positions. Plusieurs partis politiques sont toujours interdits. Tandis que le leader d'un des principaux partis bourgeois est en prison et que le leader de la gauche, qui vient d'être libéré, est proscrit de la vie politique. C'est que les militaires entendent garder le contrôle de la période de transition qui séparera les élections de novembre de la mise en place en mars 1985 d'un nouveau régime : ils veulent que la prochaine constitution, derrière une façade civile, « institutionnalise » et consacre, à terme, le rôle prépondérant des militaires.

Pour imposer leur projet les militaires ont adopté une attitude intransigeante vis-à-vis des partis politiques, ils ont averti qu'ils ne dialogueraient qu'avec ceux qui céderaient sur l'essentiel. Et s'ils ont fait parfois quelques gestes d'ouverture, ce n'est pas parce qu'ils envisagent un compromis, mais parce qu'ils craignent que leur intransigeance n'entraîne indirectement une escalade de la part d'une population qui, elle, réclame la fin du régime, les libertés, l'amnistie, en même temps que de meilleurs salaires et un coup d'arrêt au chômage.

Dans les mois à venir, les militaires ne feront de concessions aux partis politiques de l'opposition que sous la pression des mobilisations populaires, sous la pression de la rue et devant le risque d'une explosion sociale.

Or on voit dès aujourd'hui que si les états-majors des partis politiques sont prêts à profiter de la montée populaire pour se mettre sur le devant de la scène, ils se préparent dans le même temps à jouer leur rôle dans la mise en place d'une solution de rechange où l'ordre social, un ordre social qui continuera de faire payer la crise économique aux plus pauvres, sera maintenu. Et ceci est vrai aussi pour les leaders du front de gauche, le Frente Amplio.

En luttant contre la dictature, les masses populaires tireront-elles simplement les marrons du feu pour les politiciens bourgeois ?

Si les militants ouvriers, les militants communistes ne le veulent pas, ils doivent, en participant à ces luttes contre la dictature - et au travers de ces luttes - contribuer à bâtir une organisation politique ouvrière révolutionnaire qui garde toute son indépendance par rapport aux partis bourgeois, même de gauche. Seule une telle organisation serait la garantie que les intérêts de la classe ouvrière et des couches pauvres ne seront pas oubliés, étouffés ou noyés sous le prétexte de la lutte pour la démocratie contre la dictature.

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