Une discussion au Secrétariat Unifié : le Cambodge, un État ouvrier ou un État bourgeois ?08/04/19791979Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1979/04/63.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Une discussion au Secrétariat Unifié : le Cambodge, un État ouvrier ou un État bourgeois ?

 

L'attitude des organisations du SU (Secrétariat Unifié de la IVe Internationale) face à l'intervention du Vietnam au Cambodge a été loin d'être unanime. Sa section française, la LCR, ainsi qu'Ernest Mandel, entre autres, ont condamné cette intervention, tandis que la section japonaise et le SWP, l'organisation américaine, l'ont justifiée.

Ces prises de position divergentes ont donné naissance à un débat dans les colonnes d' Imprecor et d 'Intercontinental Press, les organes internationaux en langues française et anglaise du SU Débat dans lequel sont intervenus pour l'instant des porte-parole du SWP d'une part, Ernest Mandel de l'autre, et qui dépasse de loin les problèmes tactiques. Les uns et les autres reviennent, à propos de ces prises de position tactiques, sur l'appréciation des régimes et, au-delà, sur la nature de classe de l'État au Cambodge et au Vietnam.

Le SWP explique que le régime de Pol Pot ne s'est pas instauré sur la base d'une mobilisation du prolétariat. Bien au contraire, « les dirigeants Khmers rouges virent dans les villes les bastions ennemis à conquérir » ( Inprecor n° 47 ). Et il ajoute : « Etant arrivés au pouvoir portés par un soulèvement révolutionnaire de la campagne, ils ont non seulement écrasé et dispersé la population urbaine, mais ils sont revenus sur les saisies de terre et les redistributions entamées par les paysans ». Quant aux nationalisations, elles « n'ont pas été le résultat de mobilisations de la classe ouvrière - même limitées et contrôlées - mais ont suivi l'écrasement par les Khmers rouges des ouvriers des villes ». D'ailleurs, poursuivent les porte-parole du SWP, les nationalisations de Pol Pot, en dépit de leur ampleur, « ont de nombreux parallèles dans l'histoire. Elles sont de la même famille que les larges nationalisations des régimes d'Égypte, de Birmanie, de Mozambique et de l'Angola, qui étaient le contraire de tournants sociaux même lorsqu'elles étaient accomplies par des directions burea ucra tiques ». C'est que, expliquent-ils plus loin, « les régimes néo-coloniaux sont fréquemment obligés de favoriser l'accumulation primitive du capital par l'appareil d'État. »

Ainsi donc, le SWP considère le Cambodge de Pol Pot comme une « tyrannie capitaliste », bien que cette formulation ne pêche pas par excès de précision ; et bien que, pendant plusieurs semaines, les publications du SWP expliquaient longuement en quoi l'État au Cambodge n'était pas ouvrier, sans jamais dire ce qu'il était ; il faut tout de même croire que le SWP considère le Cambodge comme un État bourgeois. Voilà qui tranche avec les analyses traditionnelles du SU qui considère, dès lors qu'un parti stalinien s'est emparé du pouvoir, qu'il met en place un État ouvrier. États déformés, mal formés sans doute, mais ouvriers tout de même. Mais cela tranche tout autant avec le reste des analyses du SWP lui-même, qui considère le Cambodge comme une exception. Car le SWP tout comme le reste du SU continue à considérer que la Chine, le Laos, le Vietnam et Cuba sont des États ouvriers.

Mais les porte-parole du SWP peuvent difficilement ne pas voir que l'analyse qu'ils font du régime de Pol Pot s'appliquerait quasiment à l'analyse du régime vietnamien ou chinois. Aussi tiennent-ils à toutes forces à mettre en évidence une différence. Si le régime cambodgien a brisé la classe ouvrière urbaine, expliquent-ils, s'il l'a disloquée en faisant évacuer les villes autoritairement, ce ne fut pas le cas au Vietnam ou en Chine. En Chine, selon eux, la direction maoïste a dû s'appuyer sur « des mobilisations urbaines anti-capitalistes », même si ce ne fut pas le cas à l'origine. « Quand les armées paysannes sont entrées dans les villes chinoises en 1949, écrivent-ils, les dirigeants maoïstes ont mis en œuvre une politique qui allait contre la classe ouvrière, bien qu'ils n'aient pas fait d'évacuation de masse comme au Cambodge. Ils ont interdit les grèves et les manifestations. Ils ont cherché à entraîner des forces capitalistes dans le gouvernement. »

La logique voudrait qu'on conclue que le régime de Mao, tout comme celui de Pol Pot, est un régime nationaliste bourgeois. Pas du tout ! Car en 1951, tout change, « lorsque le gouvernement chinois a été obligé de s'affronter à l'impérialisme US dans la guerre de Corée, (c'est nous qui soulignons), il a dû changer d'orientation. La réforme agraire a été étendue à toute la Chine du Sud (les vagues de réformes précédentes n'avaient touché que le Nord) ». Faut-il en conclure que la Chine du Nord était un État ouvrier, alors que celle du Sud a dû attendre 1951 pour le devenir ?

Mais, poursuivent-ils, « les mobilisations paysannes qui en ont résulté ont stimulé des mobilisations urbaines anticapitalistes qui ont commencé en 1951. Un gouvernement ouvrier et paysan est alors apparu et il a commencé à réaliser - sous les auspices de la bureaucratie maoïste - les mobilisations urbaines et les mesures économiques qui, en 1953, ont transformé la Chine en État ouvrier » ( Imprécor n° 47).

On pourrait sans doute discuter de l'ampleur des mobilisations urbaines de 1951 qu'évoque le SWP, mais ce qu'il ne conteste pas, c'est qu'elles se sont faites sous les auspices, pourquoi ne pas dire sous les ordres et le contrôle de l'appareil d'État maoïste, c'est-à-dire d'un appareil d'État que le SWP considère à cette date comme un État bourgeois. En fait, et le SWP y fait lui-même allusion, il s'agit d'une mobilisation de la population chinoise sous l'égide de l'État, suscitée par lui en invoquant le danger extérieur, le danger impérialiste. Voilà donc un État qui, sans même changer de régime, ni même d'équipe dirigeante, de bourgeois devient ouvrier, par simple décision de son sommet. On voit mal ce que le SWP pourrait reprocher aux réformistes ou aux staliniens, lorsque ceux-ci parlent de transformation pacifique d'un État bourgeois en État « socialiste » pour peu qu'il y ait un « bon gouvernement » qui prenne de « bonnes mesures ».

Le SWP - en accord là encore avec le reste du SU - applique le même schéma à l'analyse de la nature de classe de l'État vietnamien. Il admet que la mobilisation s'est faite dans des structures militaires, dans les campagnes, sur la base de la mobilisation de la paysannerie. Il reconnaît que les villes furent prises au dernier moment. Mais pour justifier la différence qu'il voit avec le Cambodge, il invoque en guise de mobilisation ouvrière l'enthousiasme de la population urbaine accueillant les troupes vietcongs et celles du Vietnam du Nord, qui conférerait au régime vietnamien la qualité d'État ouvrier. On a tout lieu de penser que l'analyse du régime cambodgien que fait le SWP, constitue une justification théorique a posteriori de la position qu'il a prise dans le conflit vietnamo-cambodgien. C'est sans doute pour cette raison qu'elle apparaît comme surajoutée. En tout cas, on ne peut pas dire qu'elle brille par sa cohérence.

Cette incohérence inquiète Ernest Mandel, qui répond aux porte-parole du SWP dans le numéro 48/49 d' Imprécor. Non pas qu'il conclue qu'il devient indispensable de reconsidérer l'analyse que fait le SU de la nature des États chinois, cubain, vietnamien ou laotien à la lumière de l'analyse que fait le SWP de l'État cambodgien. Non ! C'est l'inverse. Il reproche aux porte-parole du SWP d'introduire des éléments qui risquent de bouleverser le schéma qui, depuis des années, tient lieu d'analyse pour le SU

Il n'est pas question, dit-il, d'accepter l'analyse du Cambodge que font les camarades du SWP, sous peine de voir remettre en question la caractérisation des autres États que le SU qualifie comme étant des États ouvriers déformés. Et ses craintes ne sont pas dénuées de fondement. Tant il est vrai que les analyses du SU reposent sur un raisonnement dont la cohérence est toute formelle.

Le Secrétariat Unifié qualifie systématiquement d'État ouvrier, déformé ou pas, tout État dont le régime a pris des mesures telles que la nationalisation plus ou moins complète de l'économie, la planification, une rupture politique avec l'impérialisme, et, en particulier, tout État dirigé par des partis d'origine stalinienne, alors que la classe ouvrière n'a jamais pris ou exercé le pouvoir dans ces pays.

A partir de là, Mandel et les dirigeants du SU vont multiplier leurs efforts pour discerner, au sein du mouvement national qui s'est développé dans ces pays, des traits prolétariens.

Et comme il est toujours possible de trouver des prolétaires dans un mouvement national, pour la bonne raison que les mouvements populaires englobent par définition l'ensemble de la population, toutes classes confondues, le SU trouve toujours des éléments prolétariens qui lui servent à justifier sa thèse.

Mais par contre, ce qu'il n'arrive pas à trouver dans ces mouvements, ce sont les éléments d'une mobilisation de la classe ouvrière, indépendante politiquement et organisationnellement des directions nationalistes et, à bien plus forte raison, une prise de pouvoir par le prolétariat. Qu'à cela ne tienne, les étiquettes en feront office. Et puisque ces directions nationalistes s'intitulent communistes, cela suffit pour faire dire au SU qu'elles expriment les aspirations et le programme du prolétariat sous une forme déformée, bureaucratique, par procuration en quelque sorte.

La divergence qui oppose une partie du SU à l'autre est importante.

On a pu en observer les conséquences dans l'attitude différente que chacune de ses parties a adoptée dans le conflit qui a opposé le Vietnam au Cambodge. A moins que cela soit le contraire. Que ce soient les positions différentes prises à cette occasion qui soient à l'origine des divergences d'analyse !

Le SWP, on l'a vu, a pris position en faveur du Vietnam parce qu'il s'agit, selon lui, d'un État ouvrier qui se trouve face à un État bourgeois. Une autre partie du SU, dans laquelle on trouve Mandel et la LCR française, a pris position contre cette intervention, en invoquant le fait que l'affrontement de deux États ouvriers était préjudiciable au mouvement Ouvrier international. La majorité du SU s'étonne et s'indigne qu'on ait pu ainsi trahir l'internationalisme.

On peut lire dans l'éditorial du numéro 44 d'imprécor : « sans prendre en considération le moins du monde les intérêts supérieurs de la classe ouvrière internationale, sans même parler des intérêts supérieurs de la révolution mondiale, chacune de ces bureaucraties (la bureaucratie vietnamienne et la bureaucratie cambodgienne - ndlr) est maintenant prête à défendre ses propres intérêts immédiats, y compris les armes à la main contre les autres « partis frères » au pouvoir » .

Le SU se déclare surpris et choqué que des directions nationalistes aient une politique nationaliste. Pourtant on ne peut pas reprocher à ces dernières d'avoir caché leur jeu. Alors qu'ont donc trahi les Vietnamiens et les Cambodgiens sinon les illusions du SU ?

 

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