Sous Juan Carlos comme sous Franco le problème basque reste un problème politique01/10/19841984Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1984/10/114.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Sous Juan Carlos comme sous Franco le problème basque reste un problème politique

La décision du gouvernement Fabius de consentir pour la première fois à l'extradition de militants de l'ETA n'a pas été sans susciter un certain nombre de réticences, ou de réserves, parmi les supporters habituels de la majorité. L'argumentation du gouvernement est cependant simple : l'Espagne étant désormais une démocratie, tout recours au terrorisme y serait condamnable, et le devoir de la grande démocratie française serait d'aider sa cadette espagnole à lutter contre tous ceux qui voudraient la « déstabiliser ».

Que l'ETA soit une organisation terroriste, elle ne s'en cache pas. Mais prétendre que ce qu'elle cherche c'est à « déstabiliser » le régime parlementaire espagnol (sous entendu, au profit d'un retour à la dictature), c'est oublier qu'elle n'a attendu ni l'arrivée de Felipe Gonzalez à la présidence du gouvernement, ni l'avènement de Juan Carlos, pour engager la lutte contre l'État espagnol.

Aujourd'hui comme sous Franco, l'ETA se bat pour l'indépendance du Pays Basque. Et parler du problème basque comme s'il se réduisait à l'action de quelques poignées de terroristes, c'est oublier que l'action de l'ETA rencontre la sympathie d'une fraction importante de la population des provinces basques espagnoles, que la coalition Herri Batasuna qui est son porte-parole politique recueille régulièrement dans les 15 % des voix à chaque consultation électorale, et que le problème basque est sans conteste un problème politique.

Et dans ce problème, la responsabilité de l'actuel gouvernement espagnol est bel et bien engagée. Car ce problème est né autant de la dictature franquiste, et de la politique des successeurs du franquisme, que du vieux particularisme basque.

Les origines du nationalisme basque

Ce particularisme s'est maintenu au cours des siècles sans qu'ait quasiment jamais existé un État basque. Le royaume de Navarre regroupait bien au IXe siècle la plus grande partie des populations basques, mais il s'est peu à peu décomposé, au profit des monarchies castillane et française. Cependant, quand ils annexaient une province basque, les princes castillans ou français juraient de respecter les « fueros », les droits basques, qui garantissaient à chacune des sept provinces un certain nombre de libertés locales.

Mais les institutions et les lois basques furent définitivement liquidées par la révolution de 1789 en France, et en 1876 en Espagne, après la défaite des carlistes. Car les efforts des bourgeoisies française et espagnole pour créer chacune un État centralisé et unifié se traduisirent, de chaque côté des Pyrénées, par une lutte contre tous les particularismes.

La différence, c'est que si en France le développement global du pays a produit des conditions qui ont permis au particularisme basque de se résorber en grande partie, en Espagne c'est tout le contraire qui s'est produit : le nationalisme basque s'est longtemps appuyé sur le fait que le Pays Basque était l'une des régions les plus industrialisées d'un pays globalement sous-développé.

L'opposition basque au centralisme espagnol s'est concrétisée sous deux formes différentes, lesquelles, après avoir maintenu entre elles de multiples liens, finirent pas se combattre les armes à la main durant la guerre civile déclenchée par l'armée en juillet 1936.

La première de ces formes fut le mouvement carliste, né en 1833, quand le prince don Carlos tenta d'arracher la couronne à sa nièce Isabelle II. Le carlisme s'opposait, au nom de la tradition, à la politique centraliste du gouvernement madrilène, représentant de la grande bourgeoisie et des grands propriétaires terriens. Mais il le faisait en défendant une politique encore plus réactionnaire. Il recrutait ses dirigeants dans la petite noblesse pauvre, et ses troupes dans la petite paysannerie du nord de l'Espagne, principalement en Navarre.

L'opposition des carlistes au centralisme espagnol n'était donc pas de la même nature que celle de la bourgeoisie du littoral basque, consciente de posséder la plus grande partie des richesses de l'Espagne et de maintenir de ses fonds un appareil d'État pléthorique, à qui elle reprochait son incapacité de développer le marché intérieur espagnol. La bourgeoisie basque, au début du XXe siècle, commerçait d'ailleurs autant sinon plus avec l'Angleterre qu'avec le reste de l'Espagne.

C'est donc dans les provinces maritimes que se développa la deuxième forme d'opposition basque au centralisme espagnol : le nationalisme basque.

Le nationalisme basque jusqu'à la république

Le Parti Nationaliste Basque fut fondé par Sabino Arana en 1895. Arana ne créa pas seulement un parti, mais aussi quasiment tous les symboles du nationalisme basque, drapeau, hymne et écu. Arana forgea même un nom d'entité politique (Euzkadi) pour ce qui n'était jusque-là que le pays des Basques (Euzkal Herria). Quant au drapeau basque, sa symbolique en dit long sur la pensée politique d'Arana et du Parti Nationaliste Basque. Suivant son créateur, il est en effet formé par un fond rouge, symbolisant le peuple, sur lequel s'inscrit en vert la croix de Saint-André représentant la loi, supérieure au peuple, et en blanc une croix blanche superposée représentant la morale chrétienne, supérieure au peuple et à la loi.

Arana était en effet un parfait réactionnaire. Pour lui, parmi les éléments qui constituent la communauté basque, l'essentiel était la « race » dont la « pureté » devait être défendue face à l'invasion espagnole. Cela l'amena à écrire en 1895 : « La physionomie du biscayen est intelligente et noble, celle de l'espagnol inexpressive et rude. Le biscayen a une démarche élégante et virile ; l'espagnol ou bien ne sait pas marcher (exemple les recrues), ou s'il a une démarche élégante, elle est de type féminin (exemple le torero). Le caractère du biscayen dégénère s'il se frotte à l'étranger ; l'espagnol a besoin de temps en temps d'une invasion qui le civilise » .

Mais bien qu'il ait été raciste, catholique ultramontain et intégriste sur le plan social, Sabino Arana est toujours considéré par tous les secteurs du nationalisme basque, y compris l'ETA et la gauche « abertzale » (patriote) en général, comme un symbole progressiste, comme une figure historique qui ne doit être jugée qu'en fonction de son influence sur la société basque contemporaine.

Le Parti Nationaliste Basque fut clairement indépendantiste durant ses premières années. Mais à partir de 1903, après la mort d'Arana, il commença une évolution qui le conduisit à l'autonomisme. Lors des premières élections que connut la République espagnole, en 1931, le PNB qui se définissait comme un parti catholique dont l'idéal était un État basque fidèle aux préceptes du Vatican, forma avec les monarchistes carlistes une coalition qui obtint la majorité au Pays Basque.

Cinq ans de gestation, pour neuf mois d'autonomie

La constitution républicaine, adoptée après l'abdication d'Alphonse XIII en 1931, prévoyait la possibilité de ce que les régions qui le désireraient puissent demander un statut d'autonomie. La Catalogne l'obtint rapidement. En revanche, au Pays Basque, les choses allèrent beaucoup plus lentement, à cause, en particulier, des désaccords surgis entre les nationalistes basques et le gouvernement républicain à propos de la question religieuse, le PNB se montrant réticent à collaborer avec une République qui prétendait promulguer la séparation de l'Église et de l'État (durant la discussion de ce problème, les députés basques quittèrent les Cortes en signe de protestation).

Cependant, le 31 mai 1931, la Société d'Études Basques avait présenté un projet de Statut Général de l'État basque à la commission de maires délégués aux fins de l'examiner. Mais le PNB y introduisit deux amendements conflictuels : l'un, demandant que la citoyenneté basque ne puisse être acquise qu'au bout de dix ans de résidence et non de deux ; et l'autre affirmant que les relations entre l'Église et l'État devraient dépendre en Euzkadi de l'État basque. Comme il fallait s'y attendre, ces amendements furent refusés. Mais ils servirent de prétexte à la droite espagnole et aux carlistes navarrais pour commencer une violente campagne contre le statut. Les carlistes le qualifièrent de « farce athée » et couvrirent les routes et les murs de Navarre d'affiches proclamant : « Ne votez pas le statut laïque » et « Fueros si, Estatuto no ».

Le 19 juin 1932, les délégués de 518 municipalités des provinces d'Alava, Guipuzcoa, Biscaye et Navarre se réunirent à Pampelune pour voter le statut. La Navarre vota en majorité contre, et en fut exclue.

En août 1932, les Cortes approuvèrent le statut d'autonomie catalan, ce qui fit croître les espérances basques quant à l'approbation du statut basque, bien que le vote contre de la Navarre ait réduit son cadre d'application. Mais en octobre le problème religieux - cette fois un projet de loi sur les congrégations religieuses - amena un nouvel affrontement du nationalisme basque avec le gouvernement républicain. La droite déclencha contre ce projet de loi une intense agitation populaire que la République réprima. Cela se traduisit par la fermeture des centres basques, des poursuites contre la presse nationaliste et l'arrestation de nombreux militants. Et finalement le projet de statut d'autonomie basque, bien qu'il ait été plébiscité le 5 novembre 1933 par 459 255 voix contre 14196, fut mis au placard après la victoire électorale de la droite quinze jours plus tard, et y resta jusqu'en 1936. Car la droite espagnole restait résolument centralisatrice.

Le problème allait se reposer brutalement après le soulèvement militaire du 18 juillet 1936. Malgré son orientation résolument conservatrice et les liens qu'il maintenait avec le mouvement carliste, le PNB opta alors pour le soutien à la République, en échange de l'approbation du statut d'autonomie. Celle-ci fut votée par les Cortes le 1e, octobre, et six jours plus tard, Aguirre était nommé chef du premier gouvernement basque.

Mais en réalité, ce gouvernement ne contrôlait que deux des quatre provinces basques espagnoles. La Navarre, fief carliste, et l'Alava, étaient tombées aux mains des militaires dès le début du soulèvement.

Le gouvernement basque n'était pas composé uniquement de membres du PNB. Tous les partis du Front Populaire y étaient représentés, y compris le PCE et le PSOE. Mais c'est le PNB qui donnait le ton. Et la politique de ce gouvernement tendait, plus clairement encore que celle de Madrid, à maintenir l'ordre établi. Défendre l'indépendance d'Euzkadi et l'ordre capitaliste étaient ses principaux objectifs. Sur bien des points, les dirigeants du PNB se sentaient sans doute plus proches de Mola et de Franco que de leurs alliés du Front Populaire. Devant l'allure que prenaient les événements, les dirigeants du PNB n'hésitèrent pas à prendre contact avec Mussolini, et aussi selon l'historien anglais Stanley G. Payne, avec des agents franquistes et des représentants britanniques, avec l'espoir d'obtenir l'appui anglais pour une Euzkadi indépendante des deux camps.

Mais les troupes franquistes continuaient d'avancer, et le 19 juin la prise de Bilbao mit fin aux hésitations du PNB, ainsi qu'à l'éphémère indépendance d'Euzkadi.

La répression franquiste

La politique conservatrice menée par le PNB durant les neuf mois d'existence de son gouvernement n'atténua pas l'ampleur de la répression franquiste. Selon le président Aguirre, à la fin de 1937, 11 000 sentences de mort avaient été prononcées, 1 000 d'entre elles exécutées, et 50 000 personnes avaient été emprisonnées. La répression ne s'abattit pas seulement sur les militants des partis de gauche, elle concerna également les milieux nationalistes, comme l'atteste l'exécution de plusieurs prêtres, l'arrestation de plusieurs centaines d'entre eux. La répression ne toucha d'ailleurs pas que les individus. La Biscaye et le Guipuzcoa, « provinces traîtresses » selon les termes employés par une loi d'alors, souffrirent la loi du vainqueur. « Il y a eu, c'est parfaitement clair, des vainqueurs et des vaincus. Ce qui a triomphé, c'est l'Espagne une, grande et libre... » déclara Areilza, le nouveau maire franquiste de Bilbao. Et Euzkadi vit ses vieilles lois abolies, les partis politiques, les syndicats et les associations culturelles dissoutes, la pratique et l'enseignement du basque interdits.

A partir de ce moment-là, le régime franquiste s'employa pendant des années à poursuivre tout ce qui pouvait, sous quelque forme que ce soit, avoir quelque relation avec le particularisme basque. La langue basque fut interdite jusque dans les cimetières, où les énergumènes franquistes se consacrèrent à effacer les inscriptions funéraires écrites en basque.

Cette répression touchant bien plus que dans le reste de l'Espagne à toutes les couches de la société, y revêtant plus encore qu'en Catalogne (où le mouvement ouvrier avait imprimé son sceau aux événements de 1936-39) un caractère d'oppression nationale, loin de mettre fin au sentiment national basque, assura au contraire sa perennité. Le paradoxe de l'Espagne des quinze dernières années du franquisme, ce fut précisément que dans une situation où tous les facteurs économiques auraient dû contribuer à l'effacement progressif des particularismes régionaux au Pays Basque comme en Catalogne (immigration intérieure importante vers Bilbao et Barcelone, où les nouveaux arrivants trouvaient du travail ; développement du marché intérieur espagnol, donnant satisfaction aux vieilles aspirations des bourgeoisies basque et catalane, et contribuant à fondre celles-ci au sein des classes possédantes espagnoles), on y vit resurgir le nationalisme catalan, et plus encore le nationalisme basque.

Et c'est bien la répression franquiste, plus que le simple particularisme basque, qui explique cela. Les spécificités ethniques du peuple basque sont une fausse explication. La langue basque n'a cessé de reculer, non seulement à cause de la répression, mais aussi parce qu'elle est difficilement abordable pour les immigrés (au contraire du catalan, langue latine au même titre que le castillan). C'est au point que le quotidien Egin, porte-parole officieux de l'ETA, consacre la moitié de ses colonnes à des articles écrits en castillan. Mais il n'empêche que le sentiment national basque est toujours bien vivant.

Eta et son programme

C'est dans les années 1960 qu'apparut l'organisation nationaliste basque ETA ( « Euzkadi Ta Askatasuna », le Pays Basque et sa liberté), formé par des jeunes militants déçus par l'inefficacité du traditionnel PNB. Par son programme, l'ETA du début des années soixante ne se distinguait d'ailleurs du PNB que par le rejet de toute référence religieuse, un nationalisme plus radical, mais s'inspirait par contre des vieilles idées du PNB sur le plan social. C'est ainsi que la déclaration adoptée lors de la première assemblée de l'ETA, en 1962, affirmait : « ETA est un mouvement basque révolutionnaire de libération nationale, créé dans la résistance patriotique (...) ETA considère qu'Euzkadi est formée par les régions historiques d'Alava, Guipuzcoa, Labourd, Navarre, Biscaye, et Soule (le Labourd et la Soule formant avec une partie de la Navarre le Pays Basque français - note de LdC) ETA, sur le plan politique, lutte pour la garantie certaine et effective des droits de l'homme en Euzkadi (...) tant que ceux-ci ne viennent pas constituer un instrument (...) destiné à y implanter un régime dictatorial (qu'il soit fasciste ou communiste) (...) ETA manifeste son aconfessionalisme (...) ETA, sur le plan social, préconise pour le Pays Basque (...) la reconnaissance du Travail et du Capital - aussi bien privé que public - comme éléments intégrants de l'entreprise (...) ETA dans le domaine de la culture nationale, exige pour Euzkadi (...) la proclamation du basque comme unique langue nationale » .

Le flou de ce programme permit rapidement à l'ETA, qui dès ce moment-là s'engageait dans la lutte armée (sa première action de ce type fut une tentative de faire dérailler un train d'anciens combattants franquistes le 18 juillet 1961) de regrouper en son sein des jeunes intellectuels de diverses idéologies, les uns ouvertement conservateurs, les autres influencés par les mouvements dirigés par Mao, Castro, ou le FLN algérien.

Au cours des vingt-cinq années d'existence de l'ETA, qui connut de nombreuses luttes de tendances, et d'aussi nombreuses scissions, il ne manqua pas de militants pour s'interroger sur le manque de perspective d'une politique dont le seul horizon était celui du Pays Basque. Cela joint à la séduction exercée sur certains courants de l'ETA par les idées marxistes fit qu'à plusieurs reprises des courants se réclamant de la lutte des classes surgirent de son sein. C'est ainsi que parmi les plus notables des organisations de l'extrême gauche espagnole actuelle, une - le Mouvement Communiste - est directement issue d'une scission de l'ETA, une autre - la Ligue Communiste Révolutionnaire - y a gagné une bonne partie de ses troupes. Mais alors que les courants se réclamant du marxisme révolutionnaire ne réussissaient pas à s'implanter dans la classe ouvrière, basque ou espagnole, le courant purement nationaliste, incarné aujourd'hui par ETA militaire, a conquis par son intransigeance, grâce aux sacrifices de nombre de ses militants, une indéniable sympathie au sein d'une partie au moins de la population basque.

Ce courant purement nationaliste a certes rajouté lors de la Ve Assemblée (1967) l'adjectif « socialiste » à la vieille définition de « mouvement basque révolutionnaire de libération nationale » , mais c'était bien plus pour sacrifier à la mode politique de l'époque, que pour changer de programme. Car selon les conclusions de cette Assemblée (qui est toujours considérée comme l'assemblée clef), la principale oppression dont souffre le « peuple travailleur basque » est l'oppression nationale, et non pas capitaliste. A cause de cela, la mission de ce peuple est de lutter pour la libération nationale (et non pas pour son émancipation sociale) et il doit le faire en commun avec la petite et moyenne bourgeoisie, qu'ETA considère comme « révolutionnaire, et pour cela partie du peuple ». ETA se réfère d'ailleurs non à la « conscience de classe », mais à la « conscience nationale de classe ». Et pour mieux dissimuler sa politique, elle remplace dans la polémique l'expression « conscience de classe » par celle « d'idéologie de classe », qu'elle définit comme « l'acceptation par le travailleur de sa condition au sein des structures bourgeoises ». La réfutation est ainsi plus facile ! En revanche, ce que l'ETA appelle « conscience nationale de classe » serait « le résultat d'un processus d'exploitation qui se réalise au sein d'une réalité sociale définie par des coordonnées culturelles et historiques, au sein d'une communauté (...) Il en résulte que la conscience de classe des travailleurs basques doit être celle qui correspond à la conscience nationale de classe » (Txabe, dans « ETA et la question nationale basque ». Horizonte Espanol 1972). Tout cela, en définitive, pour ne pas offrir au prolétariat basque d'autre alternative que celle de s'incorporer à la lutte de libération nationale... sous la direction de l'ETA.

Cela ne signifie pas, bien entendu, que l'ETA ne se soit pas préoccupé de gagner des sympathies dans la classe ouvrière. Durant plusieurs années, les militants de l'ETA essayèrent d'intervenir dans le mouvement ouvrier basque et réussirent à y exercer une certaine influence au sein des Commissions Ouvrières et des Comités d'Entreprise. Cependant, la principale activité de l'ETA dans cette direction consista à séquestrer quelques patrons pour les obliger à satisfaire les revendications de leurs salariés, et à distribuer les « fonds expropriés » (provenant de banques ou d'autres sociétés) aux familles de prisonniers et aux victimes de la répression... à condition qu'elles soient d'origine basque, bien entendu. C'est ainsi qu'en 1970, les « milis » traitèrent leurs concurrents à la direction de l'ETA de « voleurs » et « d'espèces d'espingouins » pour avoir envoyé un million de pesetas aux familles de trois ouvriers morts pendant une grève du bâtiment, à Grenade (en Andalousie).

Cependant, ce type d'intervention permit à l'ETA dans les dernières années de la dictature de conquérir la sympathie, non seulement de larges secteurs de la classe ouvrière basque, mais aussi péninsulaire... tout en s'insérant parfaitement dans une politique destinée à faire apparaître l'ETA comme le bras armé et la direction de la lutte du peuple basque, à qui tous les travailleurs devaient se contenter d'apporter leur appui et leur confiance.

La question basque après la fin de la dictature

Le procès de Burgos en 1970, l'attentat réussi contre Carrero Blanco en 1973, les exécutions de militants de l'ETA et du FRAP en septembre 1975, autant d'événements qui suscitèrent des sentiments de sympathie - le plus souvent dépourvus de critique - pour l'organisation nationaliste basque de la part de toute la gauche européenne.

Depuis, la situation a bien changé en Espagne, et les sentiments de la gauche espagnole comme de celle des autres pays européens aussi... bien que la politique de l'ETA soit restée la même. L'ETA est aujourd'hui accusée d'être un obstacle à la coexistence démocratique au sein de la société espagnole, voire de vouloir torpiller le régime parlementaire, parce qu'un retour à la dictature favoriserait ses buts politiques.

Pourtant, si l'ETA continue à bénéficier au sein de la population basque de grandes sympathies, qu'attestent les résultats électoraux de son porte-parole politique, Herri Batasuna, comme les précautions que prend la principale force électorale du Pays Basque, qui est restée le PNB, pour parler du terrorisme et de sa répression, c'est manifestement parce que, pour de nombreux basques, la réforme politique de 1976-77 n'a pas réglé le problème basque.

Certes, la constitution qui est entrée en vigueur en décembre 1978 a instauré un régime parlementaire, et a prévu un système de Communautés autonomes. Mais alors que de nombreux Basques réclamaient le droit du peuple basque à disposer de lui-même, cette constitution proclamait dans son article 2 que son fondement était « l'indissoluble unité de la Nation espagnole, patrie commune et indivisible de tous les Espagnols ». Sans que les populations concernées soient consultées, le gouvernement Suarez considéra en outre comme un fait acquis pour toujours le vote de la Navarre contre le statut de 1932, et mit sur pied deux Communautés autonomes : celle du Pays Basque d'une part (Alava, Guipuzcoa et Biscaye) et celle de Navarre d'autre part.

L'amnistie ne fut déclarée que progressivement, au compte-goutte. Aucune négociation (que les militaires n'auraient sans doute pas tolérée, d'ailleurs) ne fut recherchée avec les nationalistes basques. Le pire de tout, enfin, c'était la garde civile, la police armée, et l'armée elle-même - les instruments de répression que connaissait bien la population basque - , qui étaient promus au rang de gardiens du nouvel ordre prétendument démocratique.

Comment s'étonner, dans ces conditions, que dans une population où bon nombre de gens avaient eu l'un des leurs battu, torturé, ou assassiné par la police de Franco, l'ETA ait conservé des sympathies en poursuivant son combat contre cette même police. Si le gouvernement espagnol avait vraiment eu pour but de rétablir la paix civile au Pays Basque, il aurait dû s'efforcer de combler le fossé de haine creusé par 40 ans de dictature franquiste. Mais sa politique des autonomies n'était qu'un instrument politique destiné à lanterner les masses, ou à les tromper, tout en ne concédant rien qui puisse gêner la bourgeoisie espagnole ou déplaire aux militaires. Et au Pays Basque, où une organisation nationaliste se battait les armes à la main depuis des années, avec la sympathie de toute une partie de la population, cette politique ne pouvait que perpétuer la situation antérieure.

L'arrivée des socialistes au gouvernement de Madrid, en octobre 1982, n'a rien changé à cette situation. Comme leurs prédécesseurs, en loyaux gérants de la société bourgeoise qu'ils se veulent, ils se sont faits les défenseurs de l'armée et de la police. Pratiquement au même moment où le gouvernement de Paris laissait entendre, pour justifier son virage politique, et sa collaboration contre l'ETA avec le gouvernement espagnol, que celui-ci allait engager des négociations au Pays Basque, Felipe Gonzalez essayait de faire déclarer Herri Batasuna illégale par la justice espagnole.

Et ceux qui ont vu à la télévision française, le 7 octobre, la police armée espagnole matraquer sauvagement, à Bilbao, une demi-heure avant une manifestation convoquée par Herri Batasuna, tous les gens qui se trouvaient sur les trottoirs, au lieu de rassemblement, avant même que tout cortège se soit formé, savent que si quelqu'un refuse tout « dialogue démocratique », ce n'est pas seulement l'ETA.

La politique de l'ETA n'a certes rien à voir avec celle des socialistes révolutionnaires, y compris quand elle s'attaque à l'appareil d'État espagnol, car le terrorisme aveugle contre les hommes des forces de répression n'est pas forcément le meilleur moyen de paralyser celles-ci, et l'ETA ne vise à travers cela qu'à préparer la mise en place éventuelle d'un autre État, d'une autre police, qui seront tout autant les adversaires des travailleurs basques que celui et celle d'aujourd'hui.

Mais les révolutionnaires socialistes ne peuvent que condamner toute collaboration dans la répression du gouvernement français avec le gouvernement espagnol, car lorsque Mitterrand livre des militants de l'ETA à la justice espagnole, ce n'est pas pour protéger la « fragile démocratie espagnole », c'est pour l'aider à maintenir l'ordre des banquiers de Madrid... et sans doute aussi de Bilbao.

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