Situation intérieure - perspectives01/12/19811981Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1981/12/89.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Situation intérieure - perspectives

Une nouvelle situation politique a été créée en France, depuis mai, par l'élection de François Mitterrand à la présidence de la République, celle d'un Parlement dont la majorité absolue est socialiste et la mise en place d'un gouvernement de gauche. Écartée du pouvoir depuis près de vingt-trois ans, la gauche, et en particulier le Parti Socialiste, est enfin placée en position de montrer quels intérêts réels elle défend.

En ces circonstances, la constitution de la Cinquième République a parfaitement fonctionné. Elle n'a pas seulement permis l'alternance, c'est-à-dire l'apparence de choix pour l'électeur, nécessaire à la démocratie bourgeoise. En surévaluant la représentation parlementaire du Parti Socialiste par rapport au pourcentage de votes recueillis par lui, elle a donné au nouveau président de gauche la majorité parlementaire dont il a besoin pour éviter toute crise, même mineure, entre le président et le Parlement, exactement comme elle avait donné jusque-là une majorité de droite aux différents présidents de droite.

Cette victoire électorale du Parti Socialiste ne fut pas le résultat d'une radicalisation ni d'une poussée à gauche. La conséquence de cela, entre autres, a été que l'arrivée de la gauche au gouvernement n'a certainement pas entraîné de folles illusions dans le pays ni parmi les masses laborieuses.

En fait, cette victoire fut une demi-surprise pour beaucoup, y compris semble-t-il, pour Mitterrand et le Parti Socialiste eux-mêmes. La division de la gauche qui s'était encore accentuée aux approches des élections présidentielles semblait, en effet, constituer un obstacle de taille. Les élections ont prouvé qu'il n'était pas insurmontable. Au contraire, les attaques incessantes du Parti Communiste contre son ancien partenaire de l'Union de la Gauche ont finalement profité de deux manières à Mitterrand et au Parti Socialiste : en leur amenant une fraction des électeurs traditionnels du Parti Communiste, mécontents de voir celui-ci briser l'union, et en leur amenant de l'autre côté, une petite fraction des électeurs centristes rassurés de voir Mitterrand et le Parti Socialiste tenir tête au Parti Communiste.

L'arrivée de la gauche au pouvoir a cependant suscité quelques espoirs parmi les travailleurs. Les réactions que nous avons pu enregistrer dans les semaines qui ont suivi les élections ou durant l'été le montraient bien, qui nous demandaient de taire nos critiques ou en tout cas, de donner le temps nécessaire au nouveau gouvernement pour faire ses preuves.

De même, une partie de la petite bourgeoisie attendait incontestablement des changements de l'arrivée de la gauche au gouvernement, quelquefois d'ailleurs moins prête à la patience que la classe ouvrière comme l'ont montré, par exemple, les réactions de certains milieux écologistes.

En prenant dans le gouvernement quatre ministres appartenant au Parti Communiste, Mitterrand a fait un geste politique qu'il n'était en rien contraint de faire. En effet, le Parti Socialiste ayant la majorité absolue à la Chambre des députés, il pouvait se passer absolument du soutien parlementaire du Parti Communiste.

Mais par là Mitterrand s'assurait, à courte ou moyenne échéance, qu'il n'aurait pas d'opposition sur sa gauche, en faisant partager les responsabilités du gouvernement au Parti Communiste. L'autre conséquence, sans doute à plus longue échéance celle-là, c'est qu'il donne au Parti Communiste l'occasion de s'intégrer plus complètement dans la démocratie bourgeoise en lui offrant la possibilité de faire la preuve qu'il est bien devenu un parti aussi fiable pour la bourgeoisie que n'importe quel parti social-démocrate, faisant dorénavant passer les intérêts de cette bourgeoisie avant ses liens avec Moscou ou avant ses liens avec la classe ouvrière.

Dans le contexte de la crise économique, le gouvernement a très rapidement montré qu'il était avant tout préoccupé de sauvegarder les intérêts de la bourgeoisie et de se concilier ses bonnes grâces. L'un de ses premiers gestes a été d'augmenter encore les subventions aux entreprises prévues par l'ancien gouvernement, sous le prétexte de combattre le chômage.

Depuis, il a multiplié ces gestes montrant qu'il tient à gagner la confiance des patrons et de la bourgeoisie. Cela va des modalités des nationalisations, avec une indemnisation qui va bien au-delà de la valeur boursière des actions et une volonté affichée de rétrocéder au privé les filiales que les patrons estiment rentables, à la farce de l'impôt sur la fortune dont il s'est avéré d'exemption en exemption, qu'il toucherait de moins en moins les fortunés.

Pour la grande masse de la population, en revanche, il s'est avéré rapidement que l'espoir dans le changement était illusoire, et d'abord pour certaines fractions de la petite bourgeoisie intellectuelle et des couches réformistes de la classe ouvrière. Bien sûr, satisfaction leur a été donnée avec plus ou moins de bonheur dans certains domaines, comme l'impôt sur la fortune, certaines réformes judiciaires ou l'éventualité de droits syndicaux nouveaux. Mais dans certains autres, les nouveaux dirigeants ont changé de ton. Avec leur arrivée au pouvoir, ils se sont heurtés à des oppositions de l'appareil d'État et ils ont reculé. Ainsi par exemple, la réduction du service militaire à six mois a été repoussée sous le prétexte de ne pas accroître le chômage, en réalité devant les froncements de sourcils de l'état-major. Dans d'autres cas, le Parti Socialiste au gouvernement, s'est tout simplement mis à se conduire en responsable des affaires capitalistes. Ainsi par exemple, l'espoir que bien des écologistes avaient de voir mettre en oeuvre une politique différente vis-à-vis du nucléaire, quoique le Parti Socialiste ait bien pris soin de ne faire aucune promesse trop précise, a tourné court. Le gouvernement n'a fait que ralentir le rythme de construction des centrales nucléaires pour lesquelles les prévisions dépassaient de toute manière les besoins du pays. Au fil des jours, il est évident que la qualité de la vie ou les « libertés », revendications vagues de cette petite bourgeoisie, ne se sont guère améliorées avec le nouveau gouvernement et ne s'apprêtent guère à s'améliorer.

Au bout de six mois d'exercice du pouvoir, il est clair aussi qu'il n'y a rien de changé pour les travailleurs. Le gouvernement de gauche n'a pratiquement pas fait le moindre geste en leur faveur, à l'exception de l'augmentation initiale de 10 % du SMIC - ce qui n'était guère plus que ce qu'avait octroyé Giscard d'Estaing lors de son avènement en 74 - ou l'amnistie étendue aux sanctions dans l'entreprise, mesures qui concernaient essentiellement les syndicalistes.

A propos de la durée du temps de travail, le gouvernement a patronné un accord entre le patronat et les syndicats qui prévoit l'abaissement du temps de travail hebdomadaire à 39 heures, mais renvoie l'application à des négociations par branches et rend un peu plus facile encore la pratique des heures supplémentaires ou les manipulations des horaires par les patrons.

De même, rien n'a été octroyé en matière de salaires alors que le rythme de l'inflation s'est renforcé dans les premiers mois du gouvernement socialiste. La dévaluation du franc n'a pu qu'accentuer encore la hausse des prix. Or Jacques Delors, ministre des Finances, a commencé à parler d'une « politique des revenus », même s'il s'est refusé à en prononcer le nom, c'est-à-dire d'un blocage des salaires. Il se propose de limiter par avance l'augmentation des salaires à 10 % en 1982, alors que le rythme de l'inflation se situe actuellement autour de 15 %, et de n'envisager un rattrapage qu'en fin d'année, éventuellement.

Pour les travailleurs, non seulement rien n'est changé mais les choses semblent au contraire devoir continuer à s'aggraver sous le gouvernement socialiste, avec une baisse du niveau de vie tandis que le chômage s'accroît et que le chiffre officiel de deux millions de chômeurs a été dépassé au mois d'octobre. Et ce ne sont évidemment pas les quelques dizaines de milliers d'emplois qu'il est prévu de créer dans la Fonction Publique qui peuvent réduire l'importance du chômage.

Dans ce contexte, la présence du Parti Communiste au gouvernement voulue par Mitterrand, révèle son rôle. Le Parti Communiste vient de montrer, en effet, le bout de l'oreille, avec les déclarations du ministre des Transports, Charles Fiterman, à propos des grèves à Air France et à la SNCF. Il est là pour faire accepter la politique du gouvernement aux salariés, avec l'aide de la CGT, et empêcher que d'éventuels mouvements ne débordent les limites que peut accepter le gouvernement.

La politique du Parti Communiste est donc celle d'un soutien complet et sans réticence à Mitterrand et au gouvernement. La contradiction du Parti Communiste, c'est qu'il doit tout de même tenter, sous peine de suicide, d'apparaître distinct du Parti Socialiste, sinon du gouvernement. Il le doit, d'une part, pour conserver son audience sur son électorat qui, s'il ne voit plus de différence entre les deux partis, peut être tenté d'apporter ses voix au plus puissant électoralement, comme on a pu le voir il y a quelques années. Il le doit aussi pour garder son influence sur la fraction la plus radicale de la classe ouvrière ne serait-ce que pour justifier son existence et être éventuellement capable de canaliser les luttes et empêcher les débordements alors il s'efforce aussi de se distinguer du Parti Socialiste et même du gouvernement sur des points mineurs.

C'est pour cela qu'il a entamé une campagne pour le désarmement en Europe, campagne qui est vaguement désapprouvée par le Parti Socialiste, mais qui a l'avantage de pouvoir être dirigée contre la politique des USA, ou même à la rigueur de l'URSS, et non pas celle du gouvernement français. C'est pour cela aussi que les députés communistes peuvent s'abstenir à la Chambre sur tel ou tel aspect du budget en protestant contre des amendements introduits par les députés socialistes. Là aussi rien d'essentiel n'est en jeu pour le gouvernement, d'autant plus que les députés socialistes suffisent par leur nombre à assurer le vote de n'importe quelle mesure. En bref, c'est pour cela que le Parti Communiste peut se montrer critique mais dans les limites qui sont à définir et seront définies par Mitterrand lui-même.

La contrepartie de tout cela c'est un soutien fondamental à ce gouvernement, toujours présenté, même lorsqu'il est trop lent ou ne va pas assez loin ou pas assez vite, comme le défenseur des intérêts des travailleurs.

Mais on ne peut douter que lorsqu'une option fondamentale pour le gouvernement se présentera, celui-ci n'exige du Parti Communiste qu'il se range de son côté contre les travailleurs. De ce point de vue la croisée des chemins pour le Parti Communiste est encore située dans le futur, lorsque se présentera la première crise importante qui pourrait mettre en cause ses liens et son influence sur la classe ouvrière. C'est là que l'attendent et Mitterrand et la bourgeoisie. C'est à ce moment-là qu'il aura à faire le choix décisif.

Les crises pour le Parti Communiste, s'il doit y avoir crise à cause de sa nature contradictoire, sont encore à venir.

Bien entendu, le gouvernement de gauche attend le même service de tous les syndicats : d'abord de la CGT dont les liens avec le Parti Communiste l'amènent à calquer sa politique sur celui-ci, mais aussi de la CFDT.

Là aussi, pour que les organisations syndicales puissent remplir leur rôle, le gouvernement ne leur demande pas pour le moment d'apparaître complètement inféodées à sa politique. Elles seront d'autant plus efficaces à modérer ou canaliser la colère de la classe ouvrière, et à lui faire accepter les sacrifices, qu'elles apparaîtront comme relativement indépendantes du gouvernement.

C'est ce qui a permis à la CGT de ne pas signer, par exemple, l'accord sur la durée de l'horaire de travail avec le patronat. C'est ce qui a permis à Edmond Maire, au mois d'octobre, de lancer une diatribe contre la politique du gouvernement et de ne pas manquer une occasion de rappeler qu'il est indépendant du gouvernement.

Mais d'un autre côté, ni la CGT ni la cfdt ne manquent non plus une occasion d'affirmer leur soutien à ce gouvernement présenté, quelles que soient ses lenteurs, comme un allié des travailleurs. là non plus la contradiction entre la politique des dirigeants syndicaux et les intérêts des travailleurs n'a pas encore éclaté au grand jour.

Au-delà des petites péripéties parlementaires, souvent ridicules, la droite joue le jeu avec le gouvernement actuel. Rien n'indique qu'elle entende pour le moment avoir recours à des moyens extra-légaux. Mais elle se campe comme l'opposition résolue au gouvernement de gauche.

Elle prend, évidemment, à chaque fois qu'elle en a l'occasion, fait et cause pour les intérêts des patrons et des riches, à l'occasion des nationalisations comme à l'occasion du vote de l'impôt sur la fortune par exemple. Mais elle tente aussi de la démagogie auprès des classes populaires, aussi bien de la petite bourgeoisie - ne se présente-t-elle pas maintenant comme le défenseur des radios libres qui étaient tout simplement interdites sous l'ancien gouvernement ? - que des travailleurs eux-mêmes, quand elle essaie de mettre sur le compte de la politique de la gauche l'accélération de l'inflation et du chômage.

La droite connaît aussi des contradictions, en particulier les rivalités de ses différents leaders pour en prendre la tête. Mais globalement, sa stratégie est simple. En se posant comme une opposition résolue à un gouvernement qui est chargé de gérer la crise, il s'agit pour elle de se mettre en position de recours en cas de crise politique, en position en tout cas, de reprendre un jour la majorité électorale. Certes, les prochaines élections législatives ne sont prévues qu'en 1986 pour ne pas parler des présidentielles en 1988. Mais une crise sociale ou politique peut reposer le problème du gouvernement bien plus tôt, avec ou sans nouvelles élections qui de toute façon peuvent toujours être avancées. Et en attendant, la droite se prépare pour les élections cantonales ou municipales qui auront lieu durant les dix-huit prochains mois et qui fourniront, dans les municipalités ou au Sénat, des places qui ne sont pas négligeables.

Depuis l'arrivée de la gauche au gouvernement, la crise s'est sensiblement aggravée. et ce n'est pas vrai seulement pour la france - où le chiffre des deux millions de chômeurs vient d'être atteint tandis que le rythme de l'inflation s'accélérait encore - mais aussi pour tout le monde capitaliste : le nombre des chômeurs a augmenté de façon importante dans tous les grands pays impérialistes, aussi bien aux etats-unis qu'en allemagne,

Du coup, les désillusions apparaissent et s'expriment de plus en plus dans la classe ouvrière qui espérait tout de même un changement du gouvernement de gauche, sans avoir à se battre. Partout sont entendues dans les usines les réflexions des travailleurs constatant amèrement que le gouvernement de gauche est semblable au gouvernement de droite, y compris de la part de travailleurs qui nous invitaient naguère à attendre ou à donner du temps à Mitterrand.

Cela ne signifie évidemment pas que ces travailleurs sont prêts à entrer en lutte, et encore moins qu'ils envisagent de le faire contre l'actuel gouvernement et ses soutiens politiques et syndicaux. Cependant, en cette fin du mois d'octobre, ici ou là, à Renault, à Peugeot, à Air France, à la SNCF, des minorités ou des secteurs limités ont montré qu'ils étaient prêts à faire grève. Même ceux-là n'avaient certes pas forcément conscience qu'ils le faisaient contre la volonté du gouvernement ou des organisations syndicales. La violence de leurs réactions devant l'attitude hostile de la CGT ou les propos anti-grève de Fiterman prouve au contraire qu'ils ne pensaient pas trouver sur leur route les syndicats, les ministres communistes ou le gouvernement.

Devant les attaques qui se préparent contre la classe ouvrière, celle-ci peut, bien sûr, s'incliner et accepter. Bien des symptômes démontrent pourtant qu'au moins une fraction de cette classe ouvrière n'est nullement démoralisée et qu'elle est prête à se battre. Nous pouvons donc parier sur des réactions des travailleurs dans la période qui vient. Et ce n'est pas le fait que ce soient leurs soi-disant représentants qui siègent au gouvernement qui pourra les empêcher d'entrer en lutte.

Dans cette situation politique, sociale et économique, les révolutionnaires doivent se situer sans l'ombre d'une hésitation dans l'opposition résolue au gouvernement. celui-ci se montre bien dans chacune de ses mesures, dans tous les aspects de sa politique, comme le représentant des intérêts de la bourgeoisie, comme nous pouvions le savoir et comme nous le disions par avance. aujourd'hui ce qui pouvait n'apparaître que comme une prise de position a priori de l'extrême-gauche, se révèle être un fait : ce gouvernement de gauche comme le gouvernement de droite, a pour rôle de faire payer la crise aux travailleurs.

Nous devons donc absolument éviter d'apparaître simplement comme le flanc gauche du gouvernement, comme son aile extrême, peut être très critique, mais quand même dans le même camp que lui. C'est là l'attitude de groupes trotskystes comme la LCR ou l'OCI, attitude qui pourrait constituer éventuellement, en cas de crise sociale grave, une trahison des intérêts de la classe ouvrière.

Car il y a une course de vitesse engagée avec la droite et l'extrême-droite et il ne faut pas d'une part que celle-ci soit la seule opposition résolue au gouvernement et, d'autre part, qu'on laisse s'imposer l'idée que la responsabilité des travailleurs serait engagée dans la politique de ce gouvernement. C'est évidemment auprès de cette classe ouvrière que nous devons mener en priorité notre propagande politique. C'est dans les usines que nous devons apparaître comme les adversaires résolus du pouvoir actuel. Car c'est dans ces entreprises que nous avons éventuellement une chance de jouer un rôle dans la période qui vient. C'est là que la classe ouvrière peut se mobiliser et s'organiser contre le gouvernement de gauche et toutes les organisations qui le soutiennent, Parti Communiste et syndicats.

C'est dans cette voie seulement que la classe ouvrière peut défendre ses intérêts, en prenant elle-même son sort entre ses mains. Et donc, c'est en lui proposant cette perspective, et en luttant avec elle pour la réaliser, que les révolutionnaires pourront éventuellement être reconnus comme ses représentants politiques, ne serait-ce que de sa fraction la plus décidée.

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