Pologne : La lutte contre la dictature et les buts de Solidarité01/11/19821982Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1982/11/97.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Pologne : La lutte contre la dictature et les buts de Solidarité

Le 13 décembre dernier, les militaires polonais espéraient bien donner un coup d'arrêt définitif à la contestation ouvrière.

En une nuit, après avoir fait quadriller les villes, et plus particulièrement les grands centres industriels, le général Jaruzelski voulait mettre brutalement fin à seize mois de lutte de la classe ouvrière. Et ce coup de force contre les travailleurs, contre leur droit de grève, contre leurs syndicats indépendants, contre leur formidable mobilisation, n'a pas suscité une réaction d'ensemble immédiate. Le coup d'État leur est tombé sur la tête au moment où ils ne l'attendaient pas.

Mais annuler entièrement seize mois de lutte, annuler entièrement tout esprit de résistance, annuler toute manifestation, était-ce possible ? II s'est révélé difficile de faire taire dix millions de travailleurs qui pendant seize mois avaient goûté à la liberté et avaient appris à s'organiser.

Après la stupeur, après une période de découragement, les travailleurs sont réapparus sur la scène !

Et toute l'année 1982 a été marquée par des protestations individuelles et collectives. De la résistance passive aux larges manifestations de rue, on a assisté à une mobilisation intense des travailleurs.

La reconstitution de solidarité

Le fait que les dirigeants de Solidarité aient résisté aux pressions des militaires qui réclamaient leur soumission a sans aucun doute contribué à cette mobilisation. II n'y a eu que le président de Solidarité Rurale qui a cédé, venant devant les caméras dire le texte que les militaires avaient écrit pour lui. L'exemple de la résistance de Walesa, les appels qu'il a réussi à lanceront été autant d'armes morales pour la classe ouvrière.

Fin janvier 1982, des affrontements avaient lieu pour protester contre la hausse de certains prix, de 200 à 300 %, à Gdansk et à Radom. En mars, des débrayages étaient organisés à l'usine d'Ursus près de Varsovie.

Pour affirmer leur opposition, les travailleurs et la population toute entière n'ont pas manqué d'imagination, arborant sur leurs vêtements des badges de Solidarnosc ou des résistances de transistors (symbolisant l'idée de résistance). Les murs étaient recouverts de graffitis. Les moyens d'information officiels étaient boycottés. C'est ainsi que certains jours à l'heure du journal télévisé, les gens sortaient se promener dans la rue, laissant leur poste allumé, mais sans personne devant.

Et le syndicat Solidarité, bien qu'étant interdit et malgré des milliers de militants arrêtés, a été remis sur pied petit à petit dans de nombreuses entreprises.

La revue L'Alternative, éditée chez Maspéro, de septembre-octobre 1982, reproduit une interview d'un militant de Wroclaw qui explique comment s'est reconstituée Solidarité, et quelle est son activité. « Au début, le plus important était le colportage de la presse clandestine. Actuellement, parallèlement à ce colportage, il existe d'autres canaux d'information. Des commissions d'entreprise clandestines se sont constituées à partir des représentants de divers ateliers ou de l'atelier le mieux organisé (...) Les gens se sont organisés afin de porter secours aux personnes réprimées et à leurs familles. Actuellement, des actions de protestation ont lieu le 13 de chaque mois. La presse est colportée. Les grandes usines ont leur propre imprimerie. On y imprime par exemple le bulletin du RKS Au jour le jour qui paraît deux fois par semaine. Certaines ont leurs propres bulletins et journaux (Domel publie La Renaissance et Pafawag Le jour se lève ). II y a des entreprises où Solidarité est tellement fort que personne n'ose retirer du tableau d'affichage ses informations ou ses tracts ». Par ailleurs, les responsables ont été doublés, triplés parfois ; quand l'un est arrêté, c'est l'autre qui prend la relève.

Cette tâche énorme de réorganisation du syndicat semble avoir en partie réussi. Une direction clandestine appelée commission provisoire de coordination TKK de Solidarité, composée de plusieurs responsables représentant des secteurs ouvriers importants, transmet par des appels et des proclamations des directives aux travailleurs polonais.

Cette direction parait sans doute fragile, car les dirigeants de Solidarité qui ont pu se réfugier dans la clandestinité après le coup du 13 décembre ont été rares. Mais il semble qu'ils aient été rejoints par toute une série de militants sortis des rangs de la classe ouvrière. Et ce dévouement des travailleurs a porté des fruits puisque Solidarité est maintenant assez bien organisée dans la clandestinité pour pouvoir prendre l'initiative d'appeler à des manifestations massives.

Une combativité qui s'accroît

er et 3 mai, des dizaines de milliers de travailleurs se sont rassemblés dans les rues de Varsovie et des principales villes de Pologne pour manifester drapeaux et banderoles déployés, criant « Dehors la junte ! », « Libérez Walesa, enfermez Jaruzelski ! », « A bas la censure ! », « Non à la dictature ! ».

Le mois d'août fut aussi un mois chaud. Le deuxième anniversaire de la signature des accords de Gdansk qui avaient reconnu Solidarité, a été célébré comme il se devait de l'être. Bien que tout ait été mis en oeuvre par la dictature pour tenter d'empêcher les manifestations ouvrières, tout le mois fut marqué par des grèves qui culminèrent le 31 août (date anniversaire de la signature des accords) dans toutes les villes industrielles, dans les cités ouvrières. A la sortie des entreprises, il y eut un peu partout des manifestations. Ce furent sans aucun doute des affrontements des plus violents, au moins quatre travailleurs y ont laissé leur vie, plusieurs autres ont été grièvement blessés. De l'aveu même des autorités, 34 des 49 départements que compte la Pologne furent touchés par des grèves et des manifestations.

Cette combativité, on a pu encore la mesurer tout récemment à propos de la dissolution juridique de Solidarité, en octobre dernier.

La mise hors la loi a touché tous les syndicats. Le droit de grève a été codifié. Pour toute une partie de la classe ouvrière qui travaille dans les secteurs-clés, le droit de grève est purement et simplement interdit. Quant aux travailleurs des autres secteurs, ils pourraient faire grève... à condition qu'on leur en donne la permission, le parlement ayant tout pouvoir pour la suspension de ce droit. Le même texte prévoit la création de « nouveaux syndicats autogérés et indépendants ».

Mais la dissolution de Solidarité sur le papier n'est pas la dissolution dans le coeur et l'esprit des Polonais. Et cette dissolution fut immédiatement suivie d'une nouvelle vague de grèves et de protestations dans les grands centres industriels de Gdansk.

Quant aux « nouveaux syndicats autogérés et indépendants » que la junte tente de mettre en place, ils n'ont rencontré aucun écho. En appelant à leur boycott, les militants de « Solidarité clandestine » ont été largement entendus. Les premiers chiffres publiés par l'agence officielle PAP font état d'un nombre infime de personnes acceptant d'être membres des comités fondateurs. Ainsi, par exemple, 90 personnes seulement auraient adhéré à l'usine Ursus (tracteurs) de Gorzow, 33 dans une usine de fabrication de camions à Lubin. Aux aciéries de Nowa-Huta, à Cracovie, où sont employées 40 000 personnes, la junte n'aurait recruté que 13 membres pour son syndicat ( Le Monde du 16 octobre 1982).

Cette mobilisation ouvrière qui s'est déroulée sans discontinuer durant toute l'année, on en aura sans doute encore la mesure avec les différentes manifestations et grèves programmées par « Solidarité clandestine » en novembre et en décembre prochain.

La direction clandestine de Solidarité a, en effet, annoncé un calendrier de manifestations. Le 10 novembre, les travailleurs sont appelés à huit heures de grève pour « répondre aux répressions, au sang versé et à la détérioration de la situation générale dont seul le pouvoir est responsable ». Les travailleurs sont aussi appelés à descendre dans la rue le lendemain 11 novembre, qui est le jour anniversaire de l'indépendance de la Pologne. Pour le premier anniversaire du coup d'État militaire, la protestation sous forme de grèves et de manifestations s'étalera du 13 au 17 décembre.

II semble donc bien que malgré un certain durcissement, la junte n'arrive pas à endiguer la protestation. Au début du coup d'État, la répression s'est voulue calculée. Au bout de quelques mois, Jaruzelski avait même fait un geste, libérant un certain nombre d'emprisonnés. Mais face aux manifestations de plus en plus fréquentes, la répression s'est faite plus lourde. Les chantiers navals de Gdansk ont été par exemple militarisés. Quant à la milice, elle recommence à tirer en faisant des victimes dans les rangs ouvriers.

Un pas a été aussi franchi contre les responsables du KOR emprisonnés depuis le 13 décembre. Ils ont été déférés devant le Parquet le 2 septembre. Des procès politiques sont annoncés avec, en perspective, de lourdes peines de prison.

Mais parallèlement, les travailleurs ont durant ces huit mois surmonté la peur, les craintes et font preuve d'une audace et d'une détermination toujours plus fortes dans leurs actions, que ce soit dans les entreprises ou dans la rue.

Le coup d'État de Jaruzelski visait à instaurer la normalisation. Huit mois plus tard, il n'y est pas parvenu.

Les problèmes demeurent

II n'a pas obtenu non plus de résultat sur le plan économique. Ainsi, la crise politique se double toujours d'une crise économique aiguë.

Rappelons que les premiers affrontements dans les années 70 avaient pour origine la hausse et la pénurie des produits alimentaires. Et les raisons du mécontentement profond qui ont engendré les diverses mobilisations de la classe ouvrière pour aboutir à la grande grève d'août 1980, ne sont pas aujourd'hui supprimées.

Au contraire, la situation économique de la Pologne est toujours aussi catastrophique.

La dette due aux pays impérialistes reste la plus forte de tous les pays de l'Est. Elle va même en s'accroissant. Fin 1980, elle était de 23 milliards de dollars pour atteindre 26,5 milliards fin 1981. Or, d'après la revue L'Alternative, numéro 16-17, « selon la banque Handlowy (banque centrale de l'État polonais), la dette devrait continuer à s'accroître jusqu'à 34 milliards de dollars en 1986 ».

La production par contre, elle, est en baisse. Toujours d'après L'Alternative, numéro 18, elle aurait diminué durant le premier trimestre de 1982 par rapport au premier trimestre 1981, de 11 %.

Quant au pouvoir d'achat des travailleurs, il est en chute libre. Le dixième plenum du comité central du Parti Communiste Polonais, réuni le mercredi 27 octobre, a publié un rapport émanant du bureau politique sur la situation économique. Ce rapport constate « une récession et un effondrement sans précédent de l'équilibre économique » (cité par Le Monde du 29 octobre). Ce texte faisait aussi état de nouvelles menaces sur le niveau de vie de la population quia déjà vu son pouvoir d'achat amputé de 40 % depuis le début de l'année. Dans la réalité, c'est au moins 50 % de baisse qu'il aurait subi.

En clair, c'est pour la classe ouvrière polonaise de nouvelles hausses en perspective et probablement de nouveaux affrontements et épreuves de force avec le pouvoir.

Dans quelle situation est donc, aujourd'hui, la classe ouvrière polonaise pour affronter victorieusement de nouvelles épreuves ?

Les illusions de solidarité et l'impossible compromis

Le coup d'État militaire du 13 décembre fut un rude coup pour la classe ouvrière. La politique menée auparavant par Solidarité n'avait pas préparé les travailleurs polonais à y faire face. De l'aveu même des dirigeants de Solidarité, ce coup d'État fut pour eux la surprise.

Voilà ce qu'en dit un des leaders du KOR (Comité de Défense des Ouvriers), Adam Michnik, qui était expert du syndicat à Huta Katowice, dans une lettre écrite de sa prison de Bialoleka et publiée dans la revue L'Alternative de mai-août 1982 :

« Solidarité ne s'attendait pas à un coup d'État militaire. II a été pris par surprise. N'imputons pas aux ouvriers la faute de cette insouciance. Elle incombe à tous ceux qui comme l'auteur de ces lignes, avaient pour vocation de former, par leur production intellectuelle, une vision politique du syndicat... La querelle essentielle, bien que jamais précisée clairement, au sein de Solidarité, portait sur le rythme du changement et de ce qu'il devait englober... Personne ne croyait que les soldats polonais puissent être envoyés contre les ouvriers polonais, personne ne croyait à la possibilité d'un coup d'État militaire.

Il y avait dans cet état d'esprit une certaine naïveté, des veux pieux et une tradition séculaire de l'histoire polonaise qui veut que toute tentative de terroriser les Polonais à l'aide de leur armée soit difficilement concevable ».

Et, ajoute-t-il, jusqu'au dernier moment, les dirigeants de Solidarité n'y ont pas cru. Pour eux, le danger venait de l'URSS. Et même ce danger, ils pensaient également l'éviter.

« Le problème d'une éventuelle intervention soviétique avait été maintes fois discuté. Les intentions du Kremlin étaient claires. La presse en faisait état chaque jour... Certains parmi nous espéraient qu'il serait possible d'élaborer un modèle de relations polono-soviétiques dans lequel la spécificité polonaise trouverait sa place. Nous pensions également que les dirigeants soviétiques ne se décideraient à une intervention armée qu'en dernier ressort, en réponse à une guerre civile et une tentative de prise du pouvoir ».

Si les dirigeants de Solidarité n'étaient pas préparés à un coup d'État militaire, ce n'est pas par manque d'informations allant dans ce sens, mais du fait des perspectives politiques dans lesquelles ils s'étaient placés depuis le début.

Solidarité était une organisation syndicale née de la mobilisation des travailleurs pour des augmentations de salaire et, d'une façon générale, une amélioration de leur niveau de vie. Mais du fait de la dictature et de l'absence totale d'expression politique libre dans le pays, Solidarité avait dès le début été l'expression des aspirations des Polonais à un changement politique.

Le double rôle de Solidarité était d'ailleurs parfaitement illustré par sa direction : un président, Walesa, ouvrier électromécanicien, catholique et nationaliste, entouré de conseillers, des intellectuels dont le plus connu est Jacek Kuron, ex-militant du Parti Ouvrier Polonais (POUP) exclu de ce parti en 1965 et ayant connu depuis cette date de nombreuses années de prison, mais aussi d'autres, proches de l'épiscopat.

« l'entente nationale » dont le pouvoir n'a pas voulu

Ainsi, à côté de son programme revendicatif, Solidarité militait « pour la réforme des structures totalitaires » (A. Michnik). II s'agissait de démocratiser les institutions du pays. Et pour y arriver les dirigeants de Solidarité comptaient sur un compromis qui serait imposé aux dirigeants de l'État et du Parti Communiste Polonais. Le but était de parvenir à une « entente nationale » englobant les représentants du mouvement social, les représentants de l'Église, ainsi que les représentants du POUP.

D'ailleurs, quelques mois avant le coup d'État, des négociations avaient été ébauchées dans ce sens par les discussions entre Walesa, Mgr Glemp et Jaruzelski.

Ainsi, les dirigeants de Solidarité pensaient pouvoir réformer graduellement l'État polonais en faisant au besoin appel au nationalisme des dirigeants du POUP pour s'engager avec eux dans une voie d'indépendance par rapport à l'URSS.

Déjà en 1977, Jacek Kuron formulait ainsi sa vision des choses : « II doit être possible d'abolir le totalitarisme sans se lancer pour autant dans un combat suicidaire avec l'URSS... Les partis en présence pourraient s'entendre sur les limites qui, sans entraîner (intervention, permettraient les réformes structurelles indispensables » (cité par Le Monde, Dossiers et Documents, n°89, mars 1982).

Les réunions du syndicat sous les doubles auspices de la Vierge et du drapeau national polonais illustraient bien les conceptions politiques des animateurs du mouvement.

Ainsi les responsables de Solidarité couvraient dans le sens d'une sorte de rénovation nationale, cherchaient l'entente avec le pouvoir et non son élimination. C'est pourquoi, d'ailleurs, ils redoutaient beaucoup plus un affrontement avec l'URSS qu'un affrontement avec leur propre appareil d'État.

Les dirigeants de Solidarité pensaient bien réussir à faire admettre à l'appareil d'État un compromis. Toute leur politique était axée dans cette direction : « Répétons-le, Solidarité n'a jamais postulé l'éviction des communistes du pouvoir et la prise en main du gouvernement de l'État par l'appareil syndical... Pendant quinze mois s'est poursuivie une lutte acharnée pour la réforme des structures totalitaires ». (A. Michnik).

Pourtant, depuis 1956, tous les affrontements qui se sont déroulés en Pologne, 1968, 1970, 1976, ont vu l'armée ou la milice polonaises matraquer ou même fusiller des étudiants et des travailleurs. Et, en août 1980, c'est bien encore contre l'État polonais que l'épreuve de force a été engagée.

Cette grève qui a défié l'État et l'avait obligé, contre son gré, à faire une concession aux travailleurs en leur reconnaissant le droit de grève et le droit d'organisation syndicale autonome, appelait à plus ou moins long terme de sa part, une revanche. L'existence même de Solidarité, l'espoir que ce syndicat soulevait, portaient en germe un affrontement avec le régime en place.

Le régime polonais n'a pas pu s'offrir le luxe ni de la démocratie politique, ni même d'un syndicat indépendant du gouvernement. La Pologne est un pays sous-développé, un des plus endettés du monde et touché gravement par la crise économique. II n'est pas question pour le gouvernement polonais de satisfaire ne serait-ce qu'en partie les revendications ouvrières. Dans les démocraties comme l'Angleterre, l'Allemagne, la France ou les États-Unis, les classes privilégiées peuvent se permettre dans certaines limites de distribuer -un certain pouvoir d'achat aux. travailleurs. Mais en Pologne, pays pauvre, accepter un certain jeu démocratique, accepter de partager le pouvoir, ce serait pour les couches dirigeantes, en quelque sorte, un peu partager le rationnement. C'est pourquoi, ils ne pouvaient accepter . durablement ni l'intervention des masses dans le jeu social et politique, ni le compromis que proposait Solidarité.

Solidarité toujours a la recherche d'un compromis...

Mais quels sont aujourd'hui, après le coup d'État, les objectifs et les perspectives des dirigeants du syndicat Solidarité ? Peut-on discerner une évolution dans leur analyse ?

II est bien évidemment difficile de le dire car on ne connaît pas en détail les débats qui se mènent depuis le 13 décembre, dans Solidarité. Les leaders de Solidarité ont été pour la plupart emprisonnés et la principale activité des militants de Solidarité a été visiblement depuis des mois de tenter de mettre sur pied une organisation clandestine qui puisse tenir et faire preuve d'efficacité. Cette situation n'est certainement ni favorable à un large débat, ni favorable à ce qu'il soit bien connu, s'il existe.

Pourtant, que pouvons-nous en savoir ?

Solidarité est confrontée à une situation nouvelle. Non seulement le compromis recherché ne s'est pas réalisé, mais un appareil policier pourchasse tout militant et le syndicat lui-même a été mis hors-la-loi par les dictateurs.

Mais, aujourd'hui comme hier, les dirigeants de Solidarité, même si les conditions sont moins favorables, ont toujours comme objectif d'imposer le fameux programme « d'entente nationale ». Ils misent sur un compromis avec certaines fractions de la bureaucratie.

Bien sûr, comme le pouvoir des militaires se refuse toujours à tout « compromis » avec eux, les dirigeants de Solidarité ont décidé, dans le but de faire pression sur lui, divers mouvements de grève en novembre et en décembre. II s'agit de le ramener à de meilleurs sentiments pour qu'il cesse, comme l'ont écrit les dirigeants de Solidarité, de rester « sourd et se refuser à écouter la voix de la nation (...) Ni le programme d'entente nationale présenté par l'Église, ni nos propositions de pourparlers réitérées à maintes reprises, ni la résistance de la société manifestée de façon massive, n'ont réussi à décider le pouvoir à un accord. » ( Le Monde, 26 octobre).

La stratégie des dirigeants de Solidarité, c'est d'imposer la discussion avec l'appareil d'État. Du moins, s'il se trouve parmi cet appareil d'État des fractions susceptibles de jouer la carte « démocratique ». Cela revient à souhaiter revenir à la situation antérieure au 13 décembre où l'État acceptait tant bien que mal l'existence de Solidarité, où une fraction même de la bureaucratie acceptait de composer... avant que Jaruzelski impose une autre politique.

Mais cette situation opposant dans une sorte d'équilibre, d'un côté des millions de travailleurs qui défiaient le pouvoir en place et, de l'autre, le pouvoir qui cherchait à mettre la classe ouvrière au pas, ne pouvait être que provisoire et transitoire.

L'expérience du coup d'État du 13 décembre a peut-être mis fin à certaines illusions. Certaines déclarations de militants vont dans ce sens. Mais les dirigeants de Solidarité, eux, n'ont pas changé fondamentalement de perspective. Au contraire, ils cherchent à s'adresser à certaines fractions « réalistes » de la bureaucratie qui pourraient demain changer de politique et décider de jouer la carte de Solidarité en essayant non de rejeter le syndicat, mais de l'intégrer.

Et si, au sein de Solidarité, il semble aussi qu'une discussion s'est créée et se mène encore, entre certains militants, sur la forme que doit prendre la résistance et même sur la nécessité ou pas d'utiliser la violence pour contraindre les dirigeants de l'État polonais au compromis, tous semblent bien d'accord pour considérer que la seule solution envisageable est d'obtenir un compromis.

...et jacek kuron a celle de l'entente nationale

Ainsi, en mars 1982, a été publié un texte de Jacek Kuron, fondateur du KOR, interné depuis le 13 décembre, et analysant la situation de Solidarité.

Pour Kuron, ceux qui sont à l'origine du coup d'État se sont conduits en quelque sorte en hommes de main de l'Union Soviétique : « Nous savons que la guerre a été proclamée en Pologne sous la pression de l'URSS » , écrit-il.

Ainsi, la Pologne serait en situation de pays « occupé ». Ce terme « d'occupation » illustre le désir de ne pas assimiler l'ensemble des dirigeants de l'État polonais avec les auteurs du coup d'État.

Cette analyse permet à Kuron d'introduire une distinction au sein de l'appareil d'État entre les partisans de « l'occupation » et les autres. Et avec ces autres-là, selon Kuron, il reste une chance de compromis : « Si les partisans d'un compromis dans le camp gouvernemental ne se manifestent pas, nous n'éviterons pas la catastrophe » . Et Kuron juge que l'une des tâches du mouvement c'est d'oeuvrer pour que les fractions de l'appareil d'État sous la pression de la classe ouvrière se désolidarisent de la politique menée jusqu'ici. « L'initiative d'un compromis offrirait au camp gouvernemental un mandat social qui lui fait défaut depuis 1956 » . Et, parlant des tracts, inscriptions sur les murs, grèves et manifestations, Kuron ajoute « toutes ces formes ont une très grande importance pour soutenir le moral de la nation et faire pression sur d'éventuels partisans d'un compromis au sein du camp gouvernemental. Un ultime moyen de pression, notre dernière chance d'un compromis serait une grève générale ». Et Kuron, dans ce premier texte public, évoquait la possibilité d'aller jusqu'à utiliser la manifestation de masse violente, quasiment insurrectionnelle, pour mettre les dirigeants polonais au pied du mur ou pour les chasser.

Mais tout en n'excluant pas un soulèvement généralisé des Polonais dans le but de contraindre l'appareil dirigeant ou une fraction de celui-ci au compromis, Kuron précise que, de leur côté, les travailleurs polonais devraient être prêts à savoir payer le prix d'une telle entente « et faire des concessions majeures ».

Dans un autre texte, publié dans Tygodnik Mazowzse, n°13, Varsovie, 12 mai, (Inprecor du 14 juin 1982) et adressé sous forme de lettre ouverte aux dirigeants de la résistance, Kuron revient sur les tâches de Solidarité.

II insiste sur le fait qu'il serait suicidaire de penser qu'il n'y a qu'une seule politique possible : « On ne peut fonder un programme sur l'espoir que les généraux et les secrétaires accepteront de plein gré un compromis. II faut admettre que la violence ne recule que devant la violence et annoncer clairement que le mouvement ne se refusera pas à utiliser la force » .

Kuron va jusqu'à dire que les dirigeants de Solidarité doivent se poser le problème d'organiser un travail en direction de l'armée. Cela devient même pour lui une activité prioritaire. « Je m'imaginais que le mouvement entreprendrait immédiatement, par tous les moyens possibles, une agitation parmi les soldats et les miliciens. II faut les appeler à se coordonner entre eux et maintenir le contact avec leurs coordinations. A mon avis, c'est cela qui doit être la tâche principale du mouvement » .

Mais il ajoute : « Je vous appelle à déclarer que si les autorités n'écoutent pas la société, si elles refusent d'obtempérer à sa volonté exprimée sous diverses formes ... si elles n'acceptent pas la conciliation avec la société, le mouvement sera obligé d'employer la violence » . Et, pour lui, il est toujours nécessaire de faire « les concessions maximum » pour obtenir un compromis.

La violence, la contestation même dans l'armée, ne sont donc pour Kuron que des moyens extrêmes de pression sur un État et un gouvernement qui ne veulent rien entendre. Au fond, le but qu'il propose au mouvement n'a pas changé : parvenir à l'entente entre Polonais, entre bureaucrates intelligents et patriotes et ouvriers.

Et Kuron apparaît comme l'un des radicaux de Solidarité. Ainsi, voilà comment un dirigeant de Solidarité de la région de Gdansk, Aleksander Hall, s'exprime dans un texte publié par la revue L'Alternative de septembre-octobre 1982 par rapport au texte de Kuron publié en mars : « Ce qui doit nous guider, explique Aleksander Hall, non pas une vérité éternelle, mais ce qui doit être appliqué « ici et maintenant » ; en Pologne, en 1982, c'est la prise de conscience du fait que la résistance de la société n'a pas pour but d'écarter le Parti Communiste du pourvoir mais précisément de contraindre ce pouvoir à faire des concessions à la nation ». Pour lui il n'y a que deux voies, la première « une grève générale qui obligerait le pouvoir à chercher un compromis avec la nation. La deuxième voie, c'est la préparation de la société à une résistance à beaucoup plus long terme, où une confrontation générale n'a pas lieu, où l'on ne mise pas tout sur une seule carte, mais où la résistance se poursuit opiniâtrement soit obligeant le pouvoir à céder, soit permettant d'attendre une conjoncture politique plus favorable où une action organisée de la part de la société aurait une chance de réussir ».

Un autre militant de Solidarité Zbigniew Bujak, est encore plus net par rapport à la position de Kuron concernant une éventuelle insurrection des masses, il se prononce contre. « Je considère que la création d'une résistance « préparée à la liquidation de l'occupation par un soulèvement de masse organisé » est inopportune. J'estime de surcroît qu'une telle entreprise est irréalisable, avant tout à cause de la structure militaropolicière de l'État, parfaitement adaptée au démantèlement et à la liquidation d'organisations de ce type (...) Je considère donc que nous devons partir du principe d'éviter une confrontation globale avec le pouvoir, car elle exposerait le pays à un trop grand danger et nos chances... sont minimes ». (cit. Inprecor n°128-14.6.82)

Pour une politique de classe

Bien sûr, on ne peut pas reprocher aux dirigeants de Solidarité dans une période de dictature et de répression et dans un pays frontalier de l'URSS de rechercher des compromis, c'est-à-dire la satisfaction de revendications partielles, économiques ou politiques, dans le cadre de la société polonaise actuelle, et avec l'actuel gouvernement. Mais il semble bien que, pour les dirigeants de Solidarité, le compromis soit présenté comme l'aboutissement et non pas comme une étape correspondant simplement au rapport de force actuel entre les travailleurs et le gouvernement. Or un compromis avec tout ou partie de la bureaucratie, l'ennemie des travailleurs, ne peut être que provisoire ou qu'un marché de dupes pour la classe ouvrière.

Bien plus, le but fondamental de Solidarité, c'est l'Union nationale, c'est-à-dire l'union des privilégiés et des exploités, des ouvriers et de ceux qui sont les soutiens de la dictature anti-ouvrière. Et ce but-là est une duperie pour les travailleurs.

Le problème n'est pas seulement tactique grève générale ou résistance prolongée, violence ou résistance passive. II est dans la perspective politique d'avenir.

Quels que soient les buts partiels, les étapes, que la classe ouvrière peut se fixer en fonction des possibilités du moment et du rapport de forces, quels que soient donc les éventuels compromis qu'elle peut accepter, le problème est que les travailleurs doivent avoir conscience qu'il n'y a pas d'intérêts communs entre eux et les oppresseurs, qu'il n'y a pas d'union nationale, que les compromis ne peuvent être que provisoires. A brève ou à longue échéance, défendre leurs intérêts exigera qu'ils s'attaquent au pouvoir actuel et le renversent pour assurer leur propre pouvoir.

De ce que nous pouvons savoir des dirigeants de Solidarité, c'est une perspective contraire qu'ils proposent aujourd'hui à la classe ouvrière polonaise.

On pouvait craindre que le coup du 13 décembre 1981 sonne le glas du mouvement polonais pour une longue période. Eh bien ce mouvement s'est relevé du choc très dur qu'il a reçu. Le courage de milliers de militants, l'abnégation des masses de travailleurs a fait que, malgré la répression toujours présente, Solidarité vit et agit toujours.

La lutte est entrée dans une deuxième phase plus dure. Mais bien des espoirs sont suscités par le second souffle de Solidarité, la résurgence du mouvement et l'énergie exemplaire montrée parla classe ouvrière polonaise depuis des mois.

Les dirigeants de Solidarité sont peut-être toujours lancés dans la même voie et tentent de composer avec le pouvoir malgré les coups reçus de lui. Cela ne nous dit pas que dans la classe ouvrière, il ne se trouve pas des militants pour tirer la leçon et pour conclure qu'il ne faut plus chercher une alliance, autre que tactique et provisoire, avec les bureaucrates polonais, y compris contre le danger représenté par l'URSS, qu'il faut chercher des appuis non parmi les couches dirigeantes polonaises, mais parmi les exploités et opprimés, ceux de Pologne ou d'ailleurs, ceux des autres pays de l'Est par exemple, qui sont les vrais alliés des travailleurs polonais.

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