Partis de gauche et syndicats ouvriers sur la corde raide : comment soutenir le gouvernement sans se déconsidérer aux yeux des travailleurs03/11/19811981Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1981/11/88.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Partis de gauche et syndicats ouvriers sur la corde raide : comment soutenir le gouvernement sans se déconsidérer aux yeux des travailleurs

Depuis l'élection de Mitterrand à la présidence de la République et la formation du gouvernement Mauroy, les grandes Confédérations syndicales ouvrières, comme les partis de gauche, sont devenus - à des degrés divers - partie prenante de la nouvelle majorité. Cela ne va pas sans poser un certain nombre de problèmes aux uns et aux autres car, si les dirigeants de ces organisations se sont apparemment très vite adaptés à leur nouvelle situation d'alliés du pouvoir, il n'en est pas forcément toujours de même pour leur base qui attend toujours que les changements promis interviennent.

En ce qui concerne le Parti Socialiste, qui n'a pratiquement pas d'existence réelle au sein des entreprises, c'est essentiellement vis-à-vis de son public intellectuel petit-bourgeois que des problèmes de ce genre se sont manifestés, en particulier à propos du nucléaire. Mais le Parti Communiste Français, comme la CGT et la CFDT, dans une situation marquée par une certaine « détérioration du climat social » - comme dirait un économiste bourgeois - se trouvent confrontés au délicat problème de savoir comment conserver leur crédit sur la classe ouvrière, tout en soutenant la politique gouvernementale.

Le parti communiste français à la recherche d'une raison d'être

La participation du PCF au gouvernement Mauroy lui laisse une marge de manoeuvre bien étroite. Mitterrand ne lui a en effet offert, en juin dernier, quatre postes de ministres qu'à la condition expresse de se montrer partout, y compris au sein des entreprises, solidaire de la politique du gouvernement. Et ce n'était pas seulement un accord tacite, cela a fait l'objet d'un document écrit, que le PCF a dû signer.

En entrant au gouvernement, le PCF a donc accepté les termes du marché proposé par Mitterrand : en échange de quatre maroquins ministériels, il s'engageait à ne rien faire qui puisse sérieusement troubler la paix sociale que Mitterrand avait promise à la bourgeoisie.

Pour le moment, sa participation au gouvernement ne pose sur ce terrain-là aucun problème crucial au PCF. Tant que la classe ouvrière n'entre pas en rupture ouverte avec le gouvernement, le PCF n'a pas de choix douloureux à faire. Mais il a suffi de quelques grèves paralysant momentanément le trafic à la SNCF et à Orly, pour amener Fiterman, ministre communiste des transports, à déclarer que « de telles opérations très minoritaires ne sauraient se prolonger » et qu'il était prêt, s'il le fallait, à « prendre toutes ses responsabilités » .

Qu'un ministre « communiste » ait ainsi choisi, face à des mouvements d'importance locale, d'être le premier des ministres du gouvernement de gauche à proférer des menaces contre les travailleurs en grève, histoire de prouver son sens des « responsabilités », en dit long sur les choix que pourrait faire le PCF face au développement d'une vague de grèves prenant un aspect politique.

C'est qu'il ne faut pas oublier qu'en entrant au gouvernement, le PCF vient de réaliser un objectif politique qu'il poursuivait depuis des décennies : avoir des ministres, et participer comme les autres partis à la gestion des affaires de la bourgeoisie. En dehors de sa brève période de participation aux différents gouvernements qui se succédèrent de 1944 à mai 1947 (et à laquelle un chef de gouvernement socialiste, Ramadier, mit fin parce que les ministres communistes s'étaient désolidarisés de sa politique anti-ouvrière) c'est même la première fois que le PCF atteint l'objectif qui est celui de tous les partis politiques jouant le jeu parlementaire : participer au gouvernement. Et le Parti Communiste n'est sans doute pas prêt à retourner au purgatoire dont il vient tout juste de sortir. Il n'a pas renié de fait toute sa politique des mois précédents - en signant l'accord que lui proposait Mitterrand - pour prendre inconsidérément le risque de se voir chasser une nouvelle fois du gouvernement.

Pour le moment, le problème ne se pose absolument pas en ces termes-là, car si la combattivité ouvrière s'est incontestablement accrue ces dernières semaines, elle reste dans des limites qui ne posent pas de problèmes déchirants aux dirigeants du PCF.

Mais, des problèmes, ils en ont quand même, car il y a manifestement des tiraillements au sein de ce parti, entre ses cadres social-démocratisés qui lorgnent du côté du PS et souhaitent une unité toujours plus grande avec le parti au pouvoir (celui qui dispense les postes et les prébendes), et, de l'autre côté, les aspirations de la base ouvrière du PCF qui voudrait bien voir le changement tant promis se réaliser, et qui ne voit toujours rien venir.

Aussi le PCF s'emploie-t-il à occuper une position nuancée. Il affirme que la nouvelle majorité a un bilan globalement positif, que les réformes engagées vont dans le bon sens. Mais dans sa presse, à défaut de critiques ouvertes, il émet des voex, des souhaits, pour aller dans le sens d'un changement plus profond, dit-il en substance.

Par exemple, dans l'affaire des nationalisations, l'Humanité ne s'est pas permis de reprocher au Parti Socialiste, comme elle l'avait fait en 1977-78, de ne pas vouloir nationaliser davantage d'entreprises. Cela, c'était le programme du PCF avant le 10 mai et, depuis, il a été remisé au magasin des accessoires inutiles.

Mais l'Humanité a émis des voex : celui qu'on ne nationalise pas seulement les entreprises mères, mais aussi les filiales, pour que les nationalisations soient de « véritables nationalisations » .

Le quotidien du PCF a aussi émis le voe que les actions des sociétés nationalisées ne soient pas rachetées par l'État au-dessus de leur cours en bourse. Mais il ne s'agissait que d'un souhait timidement exprimé.

Le PCF réclame aussi que les nationalisations soient « plus démocratiques », c'est-à-dire qu'elles offrent encore plus de place que Mitterrand n'en prévoit aux militants syndicaux. Bien sûr, il n'est pas dit que les travailleurs auraient grand-chose à gagner à cela. Mais le problème n'est pas là pour le PCF. L'essentiel pour lui est que les militants qu'il compte à la CGT trouvent quelques avantages aux nationalisations : peut-être quelques avantages personnels pour certains, mais aussi un rôle plus important pour le syndicat et un bilan apparemment positif à présenter aux travailleurs.

C'est dans ce sens que l'Humanité prêche, qu'elle s'évertue à essayer de convaincre le gouvernement qu'il lui faut offrir quelques satisfactions aux militants des appareils réformistes dans les entreprises, ne serait-ce que pour les convaincre de jouer le jeu.

Par contre, sur des sujets qui peuvent toucher de bien plus près à la vie des travailleurs, comme la récente dévaluation du franc, rien. Celle-ci va pourtant toucher tous les revenus fixes, c'est-à-dire principalement ceux des salariés, que le ministre des finances, Delors, a pratiquement encouragé les patrons à bloquer. Mais, là-dessus, il n'y a pas eu l'ombre d'une protestation dans l'Humanité. Ce journal a même, au contraire, affirmé cette contre-vérité : « il ne s'agit pas de faire payer la note aux travailleurs » . Mais à qui donc, alors ? Comme si ce n'était pas de toute évidence le résultat inévitable d'une telle opération.

Ce que recherche le PCF, ce n'est pas essayer d'infléchir la politique du gouvernement (de toutes manières, cela lui est impossible, il n'en a pas les moyens, ne participant au gouvernement que dans la mesure où Mitterrand le veut bien), c'est seulement apparaître un peu différent du Parti Socialiste, sur des sujets qui ne portent pas à conséquence. C'est ainsi qu'on a vu à la Chambre des députés, les élus communistes refuser de joindre leurs voix à celles des socialistes, lors d'un vote concernant l'impôt sur la fortune, affirmant que celui-ci avait été vidé de son contenu, après la décision de Mitterrand de ne pas l'appliquer aux oeuvres d'art.

C'est que le PCF ne peut pas s'aligner purement et simplement sur la politique du Parti Socialiste, sous peine de perdre sa raison d'être aux yeux de ses militants et de son public. Il le peut d'autant moins qu'il a perdu près du quart de son électorat aux dernières élections, et qu'il lui faut essayer de regagner les sympathisants et les électeurs qui l'ont abandonné pour le PS.

Tout le problème pour le PCF consiste donc à concilier ses engagements envers Mitterrand et une politique qui puisse le faire apparaître comme un parti différent du PS. Il lui faut donc chercher une politique qui puisse apparaître comme un désaccord, mais sans que ce soit en contradiction formelle avec le gouvernement.

La campagne pacifiste qu'il mène depuis la rentrée de septembre contre la bombe à neutrons (américaine, bien sûr, pas contre la française) est un exemple en ce sens.

Depuis deux mois, le PCF a en effet ressorti l'arsenal de propagande des partisans de la paix. La campagne commencée contre le « surarmement » des puissances européennes par les Américains s'est transformée en campagne pour le désarmement mondial, une campagne parfaitement hypocrite, car le PCF n'a pas un mot de critique contre le budget militaire français.

Pierre Juquin avait certes raison, lorsqu'il déclarait, le 19 octobre, au micro d'Europe n°1, et au nom du PCF : « sur 120 millions d'enfants nés en 1976, 12 millions sont déjà morts de faim ! Or, le prix d'un seul missile intercontinental permettrait de servir 50 millions de repas ou de construire 15 000 centres de santé » . Mais il a soigneusement oublié de dire que si cela est vrai des missiles américains stationnés en Europe, cela est vrai aussi de la fameuse bombe à neutrons dont la France prépare la construction dans le secret de ses laboratoires. Que cela est vrai aussi des sous-marins nucléaires programmés au budget français de la Défense. Car, ces engins-là, Juquin et la direction du PCF sont pour. Ils ont même été de ceux qui ont réclamé la construction d'un sous-marin nucléaire supplémentaire.

Alors, quelles étaient les raisons qui ont poussé le PCF à organiser cette campagne ? Faire plaisir à la bureaucratie russe, en contestant la présence des armes américaines en Europe ? Force est de constater que si cela avait été la principale motivation des dirigeants du PCF, ils n'auraient pas laissé, le 25 octobre, le cortège défiler derrière une banderole proclamant : « Ni Pershing, ni SS 20, désarmement ! », c'est-à-dire s'en prenant de la même manière aux fusées soviétiques et aux fusées américaines.

En fait, il s'agissait bien là, pour le PCF, d'une tentative de se démarquer de Mitterrand et du Parti Socialiste. Oh, d'une tentative bien timide, car Mitterrand aussi a tenu des discours hypocrites sur la faim dans le monde, lui aussi se déclare pour un désarmement négocié... à condition que tout le monde désarme en même temps. Et sur le fond, rien n'aurait empêché les ministres socialistes de participer à la manifestation de la Porte de Pantin pour le désarmement... si ce n'est la peur de déplaire au gouvernement américain.

Quoi qu'il en soit, cette campagne a permis au PCF d'apparaître de manière autonome, avec un résultat discutable, si l'on en juge par le succès tout relatif de la manifestation du 25 octobre. Mais il est vrai aussi qu'on peut se demander si Mitterrand aurait toléré, au moment où il déploie des efforts pour convaincre Reagan que le gouvernement français de gauche est un allié sûr pour les États-Unis, qu'un parti gouvernemental fasse de l'agitation sur le thème du désarmement, si la campagne du PCF avait rencontré un écho beaucoup plus large (analogue, par exemple, àl'ampleur du mouvement pacifiste allemand ou anglais).

C'est que la marge de manoeuvre du PCF est extrêmement étroite. Et que Mitterrand ne peut accepter de le voir faire des efforts pour se singulariser du Parti Socialiste, que dans la mesure où ces efforts ne rencontrent pas un succès tel qu'ils puissent déboucher sur un mouvement de masse, contestant le gouvernement.

La CGT plus ligotée que la cfdt

Cette marge de manoeuvre étroite laissée au PCF a des conséquences immédiates sur le terrain syndical, en ce qui concerne la CGT, unie par tant de liens avec le Parti Communiste.

La CGT ne pourrait pas, en effet, se mettre à la tête de luttes importantes, sans que le PCF ne se fasse aussitôt accuser de saboter la solidarité ministérielle, ou de jouer le double jeu. Et l'indépendance formelle de la CGT n'empêche qu'elle est, comme le PCF, liée par la solidarité gouvernementale.

Il est significatif à cet égard que Georges Séguy, commentant les critiques qu'Edmond Maire a adressées au gouvernement concernant les nationalisations, ait reproché au dirigeant de la CFDT de joindre sa voix « aux imprécations de la droite ». Séguy ne s'est pas prononcé sur le fond, sur la question de savoir si Maire avait raison ou tort de critiquer la manière dont les nationalisations sont envisagées. Il lui a tout simplement reproché, en fait, de critiquer le gouvernement, comme si en les circonstances actuelles un dirigeant syndical responsable devait s'abstenir de cela.

Et en ce qui concerne les dirigeants de la CGT, c'est effectivement bien cela que Mitterrand attend d'eux. Séguy en est parfaitement conscient, qui a encore déclaré, amer, après le fameux « coup de colère » de Maire : « j'observe que si j'avais fait des déclarations d'une si rude violence contre le gouvernement et de manière aussi intempestive, tout le monde serait en train de s'écrier : la CGT veut casser la baraque » .

Les liens qui unissent la CFDT au Parti Socialiste sont en effet bien plus lâches, et d'une autre nature, que ceux qui unissent la CGT au Parti Communiste. La CFDT n'est donc pas tenue à la même réserve que la CGT, et on l'a bien vu le soir où Edmond Maire a critiqué la politique du gouvernement sur les ondes de France-inter. Ce faisant, Maire exprimait sans doute le mécontentement de bon nombre de militants de la CFDT. Mais il profitait aussi du fait que la CGT est condamnée au silence en ce qui concerne la politique gouvernementale, pour faire un peu de surenchère. Car la concurrence entre les Confédérations syndicales n'est pas morte avec l'arrivée de la gauche au gouvernement.

Ceci dit, si la CFDT peut se permettre une plus grande liberté de langage que la CGT, sa politique n'est pas différente quant au fond, car les dirigeants de la CFDT se gardent bien d'appeler les travailleurs à une lutte d'ensemble pour empêcher la bourgeoisie de faire porter tout le poids de la crise aux travailleurs.

Cela ne signifie pas pour autant que les grandes Confédérations syndicales ne puissent pas se retrouver, dans la période actuelle, à la tête de nombreuses luttes ouvrières. La CGT et la CFDT sont certes l'une et l'autre, bien qu'à des titres divers, liées à la majorité gouvernementale. Mais nous ne sommes pas dans la période 1944-47, face à la nécessité, pour la bourgeoisie, de reconstruire au plus vite son appareil économique comme son appareil politique. Il n'y a donc aucune raison pour que la période qui s'est ouverte avec l'élection de Mitterrand en mai dernier ressemble trait pour trait à celle du « retroussez les manches » et de la « grève arme des trusts », pour citer les plus célèbres slogans de la CGT de la période 44-47. Quelques grèves ici ou là, si elles apparaissent dirigées contre des patrons, et non contre le gouvernement, ne sont pas susceptibles de gêner beaucoup Mitterrand. Et celui-ci serait déjà heureux s'il pouvait démontrer à la bourgeoisie que sa gestion a conduit à une paix sociale supérieure (même si elle n'est que relative), à celle qu'assurait la politique de Giscard-Barre.

Pour prouver qu'ils sont nécessaires, les syndicats doivent organiser des actions

Pour la CGT comme pour la CFDT, le problème est de continuer à exister, d'apparaître de façon autonome - sinon indépendante - du pouvoir, d'intervenir dans les luttes. Il leur faut en effet à la fois préserver leur crédit auprès de leurs syndiqués et de la classe ouvrière ; et démontrer à la bourgeoisie qu'ils sont des interlocuteurs utiles et nécessaires. Et ils ne peuvent atteindre ces objectifs qu'en organisant, qu'en dirigeant des luttes. La concurrence entre les Confédérations venant encore renforcer cette nécessité.

Mais sur ce terrain-là, les Confédérations syndicales possèdent une marge de manoeuvre importante. Elles peuvent d'ailleurs d'autant plus facilement prendre en charge le mécontentement ouvrier que les motifs en apparaissent divers, multiples, localisés, et donc moins susceptibles de déboucher sur des luttes d'envergure, de prendre un caractère politique.

C'est ainsi qu'on a pu voir ces derniers mois la CGT continuer à se montrer revendicative sur bien des problèmes : les conditions de travail, les cadences, l'attitude de la maîtrise, les libertés dans les entreprises. Dans bien des cas elle continue d'avancer les mêmes revendications qu'avant le 10 mai. On l'a vue aussi, à maintes reprises, inviter les travailleurs à lutter pour contraindre les patrons, les cadres ou la maîtrise, à « mettre leur montre à l'heure du changement ».

D'ailleurs, la CGT explique volontiers que le gouvernement ne peut pas tout faire, qu'il faut des luttes pour que le changement passe dans les entreprises. Et à voir le nombre de mouvements revendicatifs qui n'ont existé, ces dernières semaines, que parce que la CGT les a impulsés, il est clair que celle-ci n'est pas fâchée qu'il existe de tels mouvements un peu partout, surtout si ce sont des mouvements bien localisés et circonscrits à une entreprise, voire à un atelier ou à une catégorie de travailleurs.

Bien évidemment, cette volonté de l'appareil PCF-CGT d'apparaître comme continuant à organiser les luttes de la classe ouvrière, en même temps qu'il soutient le gouvernement, donne quelquefois lieu à des contradictions flagrantes. C'est ainsi que lors de la journée d'action des banques du 29 octobre, dans laquelle la CGT était partie prenante, la revendication de la semaine de 35 heures occupait une place importante, alors que Fiterman s'était écrié deux jours plus tôt, à l'adresse des cheminots : « On me réclame les 35 heures tout de suite, ce n'est pas sérieux » .

Mais il est vrai que les dirigeants de la CGTet du PCF ne sont pas à une incohérence près, et que la contradiction est plus apparente que réelle, parce que - même quand elle se donne des airs combatifs - , la CGT ne cherche pas tant à organiser les luttes ouvrières, qu'à obliger les dirigeants des entreprises à négocier avec elle. Et a supposer que les banquiers acceptent de « véritables négociations » avec les syndicats, la CGT accepterait sans doute de reconnaître que les 35 heures tout de suite, ce n'est pas possible, et qu'il faut se contenter d'un calendrier prévoyant la semaine de 35 heures pour plus tard.

Car dans toutes les luttes qu'elle anime, la CGT a pour principal objectif d'obtenir des négociations, c'est-à-dire la possibilité pour ses représentants de s'asseoir autour du tapis vert avec les directions pour discuter. « Union, action, négociations ! » était par exemple le mot d'ordre de la CGT lors des mouvements chez Peugeot, comme si des « négociations » pouvaient être une fin en soi pour les travailleurs.

Autre exemple de cette politique : l'Humanité (dont nul ne peut douter qu'elle exprime aussi le point de vue de la direction de la CGT), titrait le 21 octobre, à propos des conflits de l'EGF, de Renault et de la SNCF : « Des grèves qui appellent des négociations » . Et lé rédacteur de l'Humanité d'expliquer que « tous ces conflits pourraient être évités si les directions acceptaient de réelles négociations pour améliorer les conditions de travail et augmenter les salaires » .

La CFDT n'insiste pas de manière aussi répétitive sur ce thème des négociations. Mais sur le fond, sa politique n'est pas différente : elle aussi aspire à jouer le rôle d'avocat patenté des travailleurs auprès du patronat, et considère surtout les luttes ouvrières comme un moyen pour parvenir à cette fin.

Il est par exemple significatif qu'à un moment où la CFDT, après le « coup de colère » de Maire, veut se donner un air radical, en appelant à « l'unité d'action dans les branches », son secrétaire général ait cru nécessaire de justifier le fait qu'il a signé le 17 juillet un protocole d'accord avec le CNPF plus que douteux (et que la CGT avait rejeté). « Sans ce protocole, le mouvement syndical serait encore l'arme au pied » , a affirmé Maire le 30 octobre, comme si les travailleurs avaient besoin, pour lutter pour leurs revendications, de la signature d'un texte où, en échange de concessions syndicales, le patronat acceptait le principe de la semaine de 39 heures !

Maire tient à affirmer la continuité de la politique de la CFDT. Il a expliqué lui-même, dans une interview que publie Témoignage Chrétien du 2 novembre, son coup de poing sur la table de la mi-octobre en disant : « Chez nos militants et nos organisations - et ils ont eu raison de réagir - l'impression commençait à régner d'une CFDT « inconditionnelle », d'une CFDT « syndicat gouvernemental » . Mais en dépit d'éclats de ce genre, chargés de satisfaire sa base, la CFDT reste la Confédération qui a soutenu Poher aux élections présidentielles de 1969, qui a déclaré qu'il lui fallait « recentrer » sa politique aux lendemains de la victoire électorale de la droite en 1978, et qui dans les premiers mois qui ont suivi l'élection de Mitterrand, s'est « toujours voulue le soutien inconditionnel du gouvernement » , comme ne s'est pas fait faute de le remarquer Bergeron, sans doute jaloux du fait qu'un autre responsable syndical soit aussi bien introduit que lui à Matignon.

En fait, la CFDT est une Confédération syndicale tout aussi ouverte à la collaboration de classe (et à certains égards même plus) que la CGT. Car avant la victoire électorale de la gauche, elle avait bien plus de possibilités de collaborer avec le gouvernement.

La limite de l'agitation syndicale la politisation des luttes

Depuis longtemps intégrées à la société capitaliste, les grandes Confédérations syndicales oeuvrent en fait au maintien de l'ordre social bourgeois. Mais pour exister, elles ont besoin aussi d'organiser, de diriger, des luttes plus ou moins étendues. Cela n'est pas nouveau. Cela est vrai au moins depuis la mutation qu'a produite dans le mouvement ouvrier - ou qu'a révélée - la Première Guerre mondiale. Ce qui est nouveau, avec l'arrivée de la gauche au gouvernement, c'est que les grandes Confédérations syndicales liées à ces partis de gauche, ne peuvent pas se permettre de se trouver à la tête de luttes prenant un caractère politique, c'est-à-dire mettant en cause le gouvernement lui-même.

Pas question donc, ni pour la CGT, ni pour la CFDT, de préparer les travailleurs à une lutte d'ensemble contre le patronat. Même quand Maire parle d'action et appelle à l'unité, il appelle à « l'unité d'action dans les branches », et la formule n'est pas due au hasard. Elle exprime la volonté de ne rien faire qui puisse faire converger le mécontentement ouvrier vers une lutte générale.

Les organisations syndicales mettent certes en avant, ici ou là, des revendications qui pourraient être des revendications communes à tous les travailleurs. La CGT a pris position, dans un certain nombre d'entreprises, pour une augmentation des salaires de 500 F pour tous. Dans certains secteurs, comme les banques, les syndicats continuent à faire de l'agitation sur les 35 heures. Mais ni la CGT ni la CFDT ne font de la propagande pour un programme revendicatif qui pourrait être commun à tous les travailleurs du pays. Et si la combativité ouvrière se développait, il est probable que l'on verrait les syndicats devenir encore plus prudents dans le maniement des revendications générales.

Mais même des luttes isolées, sur des objectifs locaux, peuvent revêtir un caractère politique.

On en a vu récemment un exemple avec la grève des OS de l'lle-Seguin, chez Renault. Dans une entreprise nationalisée, les mouvements revendicatifs peuvent en effet très facilement prendre une coloration anti-gouvernementale, dans la mesure où l'État est plus ou moins directement le patron.

Au début de la grève des OS de Renault-Billancourt, la CGT a tourné la difficulté en rejetant la responsabilité de la prolongation du conflit sur la direction, nommée par un gouvernement de droite, et accusée de ne pas « avoir mis sa montre à l'heure ». Le PDG de chez Renault, Vernier-Palliez, était une cible d'autant plus tentante que son mandat arrivait à expiration. Mais avec la prolongation du conflit, la version cégétiste de l'histoire tenait d'autant moins le coup que le nouveau PDG, qui a l'aval du gouvernement de gauche, se montrait aussi récalcitrant. Et toute la presse commençait à commenter le conflit Renault comme un conflit entre des travailleurs et le gouvernement de gauche. On a vu alors la CGT louvoyer, et sans prendre ouvertement position pour la reprise du travail, tout faire pour décourager les grévistes de continuer. Son attitude a été assez claire pour lui valoir l'hostilité déclarée des ouvriers grévistes. Mais elle a préféré perdre son crédit dans ce milieu-là, plutôt que de voir la grève Renault se prolonger.

La g rêve des OS de l'lle-Seguin ne touchait au départ, avant le lock-out de la direction, que quelques centaines de travailleurs. Mais elle n'en commençait pas moins à revêtir un aspect politique, qui a entraîné le retournement de la CGT.

Ce n'est qu'un premier exemple, mais il y en aura sans doute beaucoup d'autres dans les mois qui viennent, surtout si la combativité ouvrière continue de se développer comme c'est manifestement le cas depuis la rentrée de septembre.

Les Confédérations syndicales disposent d'une certaine marge de manoeuvre. Elles peuvent répondre, dans bien des cas, à l'attente des travailleurs. Mais elles peuvent aussi refuser de le faire, ou changer brutalement d'attitude, si elles craignent de voir des luttes revêtir un caractère politique.

C'est là que les révolutionnaires auront un rôle à jouer pour offrir aux travailleurs la seule perspective qui puisse leur permettre de ne pas faire seuls les frais de la crise : la perspective de la lutte de classe contre la bourgeoisie et contre son État, qui reste l'instrument des classes dominantes, même quand le président de la République, le chef du gouvernement et la plupart des ministres se disent socialistes, même quand il y a des ministres communistes.

Car toute la question, pour les travailleurs, sera de savoir s'ils acceptent de ne lutter que quand les appareils réformistes le veulent bien, quand cela arrange ces derniers, ou s'ils veulent lutter pour défendre vraiment les intérêts de leur classe.

Partager