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Nouvelle-Calédonie : quel drapeau pour la lutte du peuple kanak ?
La Nouvelle-Calédonie, comme tous les autres prétendus « départements » ou « territoires » d'outre-mer, fait partie de ces derniers vestiges de l'immense empire colonial que l'impérialisme français avait conquis par la guerre et par la violence, et qui s'est effondré voici quelques dizaines d'années, à cause de la révolte des colonisés. Et ce petit pays que l'impérialisme a pillé pendant plus d'un siècle, commence désormais à lui coûter plus cher, en gendarmes, en salaires de fonctionnaires venus de la métropole, en franchises fiscales, que cela ne lui rapporte.
Même le nickel, qui fut l'objet de toutes les convoitises pendant un siècle, avec la baisse des cours mondiaux ces dernières années, ne rapporte plus vraiment d'argent.
Il reste paraît-il, la « position », « stratégique », de la France dans le Pacifique. Difficile de savoir son importance réelle. On ne le saura sans doute que lorsqu'on verra les avions de la flotte américaine du Pacifique décoller du caillou français qu'elle aura réquisitionné en guise de porte-avion. Mais qui parlera encore, alors, de la position stratégique « de la France » ?
Tout compte fait, il est probable que l'impérialisme français n'ait plus grand-chose qui l'incite à s'accrocher mordicus à la NouvelleCalédonie. Même sous Giscard, le gouvernement n'y mettait pas trop de conviction, et avait commencé à rétrocéder aux Kanaks ces terres que les Blancs ne trouvaient plus assez rentables pour les cultiver. Quant au gouvernement actuel, oui, on peut le croire, l'indépendance de la Nouvelle-Calédonie faisait probablement partie de sa politique. S'il n'avait tenu qu'à lui, il aurait accepté, non pas de rendre au peuple kanak tout ce qu'on lui a pris depuis un siècle, non pas de l'indemniser pour ce qu'il a subi tout ce temps, mais, n'en doutons pas, d'accorder enfin au peuple kanak la souveraineté sur des dépouilles qui n'intéressent plus personne.
C'était ce que prévoyait le plan Pisani. Aux Kanaks on aurait laissé la brousse et ses terres qui ne rapportent rien. Aux broussards européens on aurait versé des indemnités qui leur auraient permis d'aller faire de meilleures affaires dans les zones franches où ils n'auraient pas payé d'impôts.
Oui, d'une certaine façon, on comprend que Pisani ait eu la naïveté de croire que son plan d'indépendance associée pouvait convaincre les européens, ceux qu'on appelle les Caldoches. Après tout, ces Caldoches, dont les plus riches ont depuis belle lurette placé l'essentiel de leur fortune en Nouvelle-Zélande et en Australie et n'ont à préserver à Nouméa que leurs piscines, leurs villas, leurs restaurants et leurs night-clubs (et ils avaient obtenu des assurances à ce sujet), ils se seraient peut-être fait une raison, par-delà les explosions de haine, de peur, de violences racistes qui ont poussé les blancs de la brousse à prendre le fusil.
C'était sans compter avec les problèmes de politique intérieure que Mitterrand avait à l'autre bout du monde. La droite de France, elle, n'allait pas laisser passer une aussi belle occasion d'enferrer le gouvernement socialiste dans un nouveau pétrin colonial. Le RPR de la métropole allait se charger de soutenir le moral du RPCR local. Et comme personne n'a oublié le rôle, qui du gouvernement socialiste, qui celui de ses amis politiques, 30 ans auparavant à propos de l'Algérie, tous ont joué à refaire 1956.
En 1956, les tomates des ultras d'Alger avaient fait reculer le gouvernement Guy Mollet. En 1985, les rétros de Nouvelle-Calédonie, bariolés de tricolore, exaltés, sûrs d'eux, ont tenté de jouer le même jeu auprès de Pisani et Mitterrand.
Tous les nostalgiques ont joué leur psychodrame. La droite, ici comme là-bas, a donné dans l'hystérie raciste et colonialiste ; la gauche dans la lâcheté ; et la peau de Machoro que les ultras réclamaient, c'est le GIGN qui s'en est chargé.
A gauche, seul le Parti Communiste, avec trente ans de retard (en 56 il avait voté les pouvoirs spéciaux à Guy Mollet), s'est évité le déshonneur de voter un état d'urgence qu'au demeurant personne ne prend au sérieux, puisque de toute façon il n'y a pas eu besoin de faire voter quoi que ce soit par le parlement pour envoyer sur place des renforts de gendarmes et de paras.
Tout cela ressemblerait fort à une farce, si le peuple kanak n'en était pas, à 20 000 km de là, la victime désignée. Et on sait déjà que l'indépendance qui lui a été promise peut lui coûter cher.
Alors les travailleurs de France, c'est-à-dire les travailleurs de toutes les nationalités qui travaillent sur le sol de France, doivent être dans le camp du peuple kanak et doivent soutenir son droit à l'indépendance.
Nous soutenons le FNLKS face à l'impérialisme français, mais nous ne renonçons pas pour autant à défendre, devant le peuple kanak, comme devant le prolétariat français (et tous les travailleurs immigrés qui font partie de ce prolétariat) la politique communiste révolutionnaire, c'est-à-dire à combattre, politiquement, la politique des nationalistes.
C'est une erreur de croire qu'une lutte qui au départ est nationale doive rester sous une direction nationaliste. si la classe ouvrière, n'a pas d'organisation indépendante qui se batte sur le terrain de la lutte de classe, la lutte d'émancipation nationale ne peut pas se transformer spontanément en lutte prolétarienne internationaliste.
La lutte se développera dans de toutes autres conditions s'il existe, si possible dès le début, au moins une organisation prolétarienne se battant effectivement sur le terrain de la lutte de classe. Ensuite, si cette organisation permet que la classe ouvrière soit le pôle, ou au moins le facteur principal de la lutte d'émancipation, celle-ci, qui au départ n'était que nationale prendra un cours totalement différent.
Il n'y a pas de « cas exceptionnels », de « conditions locales particulières » qui justifient d'abandonner la lutte de classe pour adopter le drapeau du nationalisme. Quelles que soient les conditions, le nationalisme mène toujours la lutte sur le terrain de la bourgeoisie. Ceux qui rangent le drapeau prolétarien pour accepter de lutter derrière le drapeau nationaliste ont toujours dit de la Chine à l'Algérie, en passant par Cuba ou l'Égypte, que c'était « spécial ».
C'est la plus grande trahison pour des marxistes révolutionnaires que d'oublier les lois générales au travers des caractéristiques particulières locales, d'oublier ce qui fait tout le prix de l'analyse marxiste, à savoir la conscience de classe.
Le sentiment d'oppression nationale des masses populaires, des pauvres, des travailleurs les plus exploités, est plus profond et infiniment plus sincère que les revendications limitées des nationalistes.
Voilà comment un dirigeant indépendantiste kanak retraçait en 1981, la prise de conscience nationaliste de ceux qui furent à l'origine du mouvement indépendantiste actuel : « En 1969, on s'est aperçu que l'on restait kanak, que l'on ait des diplômes ou que l'on soit fonctionnaire. Cela a été à l'origine de la constitution des Foulards Rouges (FR), qui contestaient à la fois la mainmise et la pénétration occidentale, qu'elle soit raciste ou assimilationniste ».
Ce petit groupe des « Foulards rouges » dont certains des initiateurs avaient connu Mai 68 en France, fut l'un de ceux qui se regroupèrent dans les organisations qui constituèrent en Nouvelle Calédonie, le Front Indépendantiste devenu aujourd'hui le FLNKS
Nous pensons, nous, qu'il y a une différence entre ceux qui sont nationalistes parce que, bien que diplômés ou fonctionnaires ils se heurtent néanmoins aux discriminations de la société coloniale et restent kanaks, et ceux qui n'ont jamais été que kanaks, n'ont même jamais rêvé de pouvoir faire des études en France ni eu l'occasion de quitter la brousse, et pour qui la discrimination raciale coïncide très exactement avec la discrimination sociale. I
Non, le sentiment national de ces derniers n'a pas les limites du nationalisme des premiers. C'est bien pourquoi une direction internationaliste prolétarienne doit tenir compte de ce sentiment national qui met les masses en lutte, mais doit aussi s'efforcer de lui donner un caractère de classe en renforçant la défiance des masses envers les nationalistes bourgeois qui s'arrêtent vite en chemin. La politique des nationalistes bourgeois, elle, consiste à empêcher que la lutte prenne un caractère de classe, à étouffer la prise de conscience du prolétariat sous l'enrôlement national.
Ceux que nous soutenons dans ce combat anticolonialiste ne sont ni de même nature, ni par nature de la même trempe. Notre solidarité avec le peuple kanak est une solidarité de classe. Les dirigeants nationalistes, eux, sont nos alliés circonstanciels.
Charge aux communistes révolutionnaires d'apprendre au peuple kanak à être circonspect à l'égard de tels alliés. De faire en sorte qu'il adopte pleinement leur détermination à combattre au nom du peuple comme ils le prétendent, tout en déjouant leurs ambitions particulières, tout en repoussant les prérogatives politiques qu'ils cherchent immanquablement à s'arroger dès le départ au cours de la lutte commune, en un mot en préservant sa liberté.
Car si ces gens-là ont besoin des masses, qui vont pour eux au combat, ils ne sont pas dans le même camp.
Eux aussi se battent sur deux fronts. Contre l'impérialisme, un temps, jusqu'à ce qu'ils obtiennent l'indépendance. Mais avant, pendant et après la lutte pour l'indépendance, au sein même du camp anti-impérialiste pour empêcher que les revendications sociales de la classe ouvrière puissent s'exprimer, pour mettre tout le monde d'accord de gré ou de force derrière eux.
Alors, le temps de la lutte commune, le temps qu'ils veulent se battre, nous passons des accords avec eux, nous nous battons avec eux, mais nos cœurs battent différemment. Nous les soutenons physiquement, mais nous les combattons politiquement. Frapper ensemble, marcher séparément ! Car dans cette lutte commune, nous choisissons le camp du peuple kanak contre ses dirigeants nationalistes successifs, nous menons un combat permanent, nous sommes solidaires des masses contre leurs chefs, même si nous sommes solidaires des chefs contre les canailles françaises.
A la différence des peuples, les dirigeants impérialistes, eux, sont remarquablement entraînés, professionnellement pourrait-on dire (ils en ont eu tout le temps) à juger, jauger leurs interlocuteurs nationalistes, au point d'être en mesure de choisir à chaque étape de l'affrontement avec qui traiter et qui liquider. On vient tout juste d'en avoir la preuve ! Le gouvernement français a traité avec Tjibaou. Il a liquidé Machoro (socialement pas différent, mais sans doute plus radical).
Il y a quelques semaines, quand le vent semblait tourner en faveur des Kanaks, Pisani confiait à un journaliste français : « Quand je négocie avec lui (Tjibaou), je lui demande de me répondre en homme d'État et non en dirigeant révolutionnaire ». Ce à quoi Tjibaou rétorquait au même journaliste : « Pisani est un bon maquignon. Il tourne autour de moi, il m'examine les dents. Mais c'est lui qui a la corde au cou ».
Malgré la rodomontade, Tjibaou avait alors un sens incontestable de la réplique. Seulement, on a vu depuis qui se laissait passer la corde au cou. Et il aurait mieux valu pour Machoro et ses compagnons que ce soit la population kanake qui puisse examiner la solidité des dents de Tjibaou.
Car tout de même, si Machoro a été liquidé et Thio nettoyée, c'est bien pour que Mitterrand puisse venir sur place marchander tranquillement avec Tjibaou de quoi essayer de s'entendre avec Lafleur et Dick Ukeiwé, puis expédier ensuite le même Tjibaou à Paris pour tenter de lui faire rencontrer les chefs de l'opposition de droite, histoire d'accélérer le consensus politique que Mitterrand, prenant les poses de de Gaulle, essaie de réaliser autour de sa personne présidentielle. Et si les Barre, les Simone Veil et les Lecanuet n'ont pas voulu rendre ce service à Mitterrand, Tjibaou s'est cependant prêté avec beaucoup de patience à tout ce petit jeu.
Et Tjibaou a beau avoir eu le « cœur qui saignait » sur la tombe de Machoro, il l'a suffisamment bien accroché pour jouer jusqu'au bout le rôle qui lui est dévolu dans le scénario néo-colonial.
A la question d'un journaliste du Monde : « Avez-vous craint ou craignez-vous encore des réactions de la part de vos militants ? », il répondit : « Nos militants sont disciplinés, mais c'est dur. Je ne sais pas jusqu'à quand la discussion va traîner. Pour l'instant nos militants ne voient pas quel est le résultat de notre action. Ils disent : « Vous nous emmenez à l'abattoir. On continue de se faire tuer, on nous prend nos fusils, on nous met en prison, on abandonne le terrain pour discuter d'un projet qui n'est pas le nôtre et qui peut être abandonné à tout moment, au risque de nous retrouver le bec dans l'eau ». Concrètement, qu'est-ce que j'ai dans ma main à donner à ces militants ? Rien. Simplement des promesses ». Cette sorte de sincérité n'est pas de la candeur. Tjibaou s'adresse ici à un journaliste du Monde, c'est-à-dire à un interprète officieux du gouvernement socialiste. Un chef syndicaliste réformiste ne s'y prendrait pas autrement après avoir accepté que la police dégage une usine occupée sans que les grévistes, bien sûr, ne soient avertis de quoi que ce soit. On l'imagine, reçu alors parle négociateur du gouvernement : « Comprenez-moi, vous voyez bien que mes troupes sont écœurées, qu'elles se méfient de moi comme de vous, qu'elles pourraient bien me déborder. Si vous voulez que je les contrôle, si vous voulez que je garde la moindre autorité, il ne tient qu'à vous de faire un bon geste. Je m'en remets à vous ».
Oui, Tjibaou s'est mis en situation de ne s'en remettre qu'au bon vouloir du gouvernement socialiste, le représentant de l'impérialisme français, pas au bon vouloir du peuple kanak luimême. Dans la même interview, le journaliste tente de faire dire à Tjibaou ce qu'il pense du plan Pisani. « Tout ce que nous pouvons faire c'est de dire : nous ne faisons pas opposition ; mais comprenez bien que nous nous engageons dans un traquenard, car c'est le pari du gouvernement français, pas le nôtre... Et là nous disons : bien, on va les suivre ». Alors, commente le journaliste, « monsieur Tjibaou fait le geste de se voiler les yeux avec la main, pour signifier qu'il faut comprendre... les yeux fermés... » !
Oui, Tjibaou est très conscient de ce qu'il fait. Quand le peuple kanak a vu, de ses yeux vu, comment Machoro a été liquidé, Tjibaou lui, a choisi de fermer les siens, de suivre ainsi Mitterrand et d'appeler les Kanaks à le suivre derrière Mitterrand ! Voilà l'auto-portrait d'un dirigeant nationaliste. Tjibaou invoque aujourd'hui le rapport des forces défavorable au peuple kanak. Mais le rapport des forces est une donnée relative et dynamique. Si le rapport des forces global entre l'impérialisme français et les 60 000 Kanaks n'a pas changé, localement, sur le terrain, face aux Caldoches, et aux forces de répression, le rapport des forces s'est inversé plusieurs fois selon l'idée que s'en faisait telle ou telle fraction de la population des deux camps.
Et si après la mort de machoro, le rapport des forces a semblé pour un temps basculer du côté des caldoches réconfortés par les renforts militaires de la métropole, cela tenait autant à la démoralisation possible des kanaks les plus mobilisés jusque-là, après la mort de machoro, après ce qui n'a pu apparaître que comme une trahison de la part du gouvernement français, qu'à l'état réel des forces en présence.
Tout est relatif en effet. Si Mitterrand a pu faire espérer à Tjibaou une tournée officielle à Paris, c'est parce que Tjibaou a dû accepter une défaite sur le terrain en Kanaky. Car la liquidation de Machoro était une tentative pour affaiblir le pouvoir kanak là où précisément les Kanaks se sentaient forts.
Mais à partir du moment où Tjibaou est devenu l'interlocuteur officiel, unique, du gouvernement français, tient-il tant que cela à ce que son peuple soit vraiment fort ?
Alors, cette tournée à Paris du chef indépendantiste a rencontré une sorte de succès. Les chefs de la droite métropolitaine ne l'ont pas reçu. Mais Dick Ukeiwé, lui, l'homme de Lafleur, le président fantoche du gouvernement territorial officiel de Nouvelle-Calédonie, a déclaré qu'il accepterait de négocier avec le chef du gouvernement « rebelle ». Voilà ce que Tjibaou a reçu dans la main à donner à ses militants.
Mais l'on imagine bien que ce qui ressortira de telles négociations si elles ont lieu sera bien loin de répondre aux aspirations des Kanaks.
Et ce qui est à craindre c'est que personne, en Kanaky, n'ait donné de réponses claires à ceux qui se posaient avec inquiétude des questions, c'est que l'occasion de mettre en garde le peuple kanak contre Tjibaou aujourd'hui ait été manquée.
Car c'est au travers de la lutte, pendant qu'il est mobilisé, pendant qu'il est en mesure de juger et de choisir, que le peuple kanak doit préserver son avenir en apprenant à jauger les nationalistes bourgeois, en forgeant ses propres organisations autonomes, en se donnant les moyens d'opter pour une autre politique, contre les nationalistes bourgeois s'il le faut, et ceci avant qu'il soit trop tard, avant que ceux-ci l'aient enrôlé dans ses organisations politico-militaires, avant qu'en son nom ils aient pris le pouvoir à sa place.
Et c'est bien pourquoi, dès le début, il ne suffit pas que les révolutionnaires trotskystes opposent aux appareils politiques des nationalistes (qu'ils s'intitulent « fronts... » ou gouvernement provisoire) une formule propagandiste pour l'avenir, une prétendue « transcroissance socialiste du futur État indépendant », par exemple. Aux organisations politiques nationalistes, il faut opposer dès le départ des organisations politiques prolétariennes, défendant une autre politique, par d'autres moyens que les nationalistes. Faute de vouloir mener un tel combat politique, les révolutionnaires internationalistes s'enlèvent tout moyen d'être candidats à la direction du mouvement national du peuple opprimé, et sont insensiblement amenés à justifier après coup l'hégémonie des organisations nationalistes bourgeoises.
Pour les révolutionnaires prolétariens, kanaks ou français, se ranger derrière les dirigeants nationalistes constitue un renoncement politique. Et accepter sans critique ni distance le leadership du FLNKS c'est se ranger purement et simplement derrière des leaders nationalistes. C'est désarmer politiquement le prolétariat.
Comme bien d'autres nationalistes avant eux, les dirigeants nationalistes kanaks, au nom de l'unité de la lutte contre le colonialisme, ont constitué un « front », c'est-à-dire un appareil politique avec une politique commune, masquant les positions de ses différentes composantes derrière une position nationale officielle unique, commune qui, au meilleur des cas, réunit le plus petit dénominateur politique commun, et qui suffit toujours, dans son vague, aux dirigeants effectifs du Front.
Ce front, bien sûr, n'a rien d'original. Il est calqué sur tous ceux qui l'ont précédé ces trente dernières années - et même avant - dans les différents pays sous-développés.
Il est à la lutte anti-impérialiste, ce que furent les fronts populaires des pays industrialisés d'avant-guerre au nom de la lutte contre le fascisme. Ni plus, ni moins.
De tels fronts, qui se font toujours sous le prétexte de l'efficacité, sont-ils indispensables aux prolétaires révolutionnaires ? C'est là un vieux débat au sein du mouvement ouvrier, mais il n'a jamais été tranché en faveur de ceux qui ont renoncé à leur liberté d'action comme à leur programme propre en intégrant de tels fronts. Ces renoncements ont conduit à la défaite de la révolution chinoise en 1927, à la défaite de la révolution espagnole en 1936, comme au découragement, à la démobilisation de la classe ouvrière française en 1936.
Car de tels fronts, justement, ne permettent pas aux masses de choisir entre différentes politiques, puisque face à ces masses toutes les composantes du Front ont officiellement et publiquement la même politique.
Ils ne permettent pas aux masses de faire l'expérience de toutes les politiques, et de pousser successivement à la direction du mouvement les fractions, les groupes politiques qui correspondent à leurs sentiments du moment et qui au fur et à mesure que la lutte se développe, et dans la mesure où elle se développe justement, évoluent vers une conscience plus précise, plus nette, plus déterminée, des rapports de classe. C'est pourquoi et comment une tendance prolétarienne minoritaire au début, peut se retrouver à la direction de la révolution. C'est pourquoi elle doit s'affirmer dès le début du mouvement sur les bases d'une politique de classe. Tout autre langage est une politique « menchevik » rebaptisée « anti-impérialiste » ou « réaliste ». C'est l'expérience de la Révolution Russe. C'était déjà, bien avant, une des leçons essentielles de la révolution française, bourgeoise pourtant, du XVllle siècle, à l'époque où la bourgeoisie ne se sentait pas menacée par le prolétariat. L'affrontement public des différentes tendances devant le peuple parisien en armes permit à celui-ci d'arbitrer, et de pousser sur le devant de la scène les minoritaires de la veille, les extrémistes de la veille, en épuisant, à un rythme effréné les majorités tout juste acquises précédemment, dès qu'elles commençaient à freiner la révolution.
La nécessaire unité dans l'action, dans la lutte anti-coloniale, comme dans toute lutte sociale, ce ne doit pas être un avant-goût du régime de parti unique, dès avant l'instauration du futur État indépendant. Les masses, certes, ont besoin d'organes de front unique aussi bien pour se défendre que pour attaquer, mais pas de parti unique qui pense et réfléchit à leur place.
Or les masses pensent et elles pensent vite quand elles bougent. La variété des partis politiques et des programmes est alors aussi indispensable pour elles que la possibilité de lire des ouvrages variés différents est indispensable en temps normal aux intellectuels. Car les programmes et les partis sont alors les livres de la lutte de classe.
La révolution russe avait les soviets, mais aussi une multitude de partis. C'est même l'existence de cette multitude, garantissant aux opprimés russes, toute leur liberté politique, une liberté jamais connue auparavant, leur permettant de combattre politiquement au sein des soviets, qui permit à une tendance minoritaire au début, mais représentant réel des intérêts des opprimés russes et du monde, les bolcheviks, d'être poussée finalement à la tête des masses !
Masquer les divergences sous une unité d'appareil, est une trahison. C'est enlever aux travailleurs toute possibilité de faire la différence concrète entre les tendances bourgeoises et les tendances prolétariennes, entre l'aile gauche et l'aile droite, c'est faire cautionner aux yeux des masses l'aile droite par l'aile gauche.
Même dans le combat commun, côte à côte avec des fractions de la bourgeoisie ou petite bourgeoisie nationales, le combat de classe du prolétariat ne doit pas cesser. Sinon le prolétariat n'aura jamais aucune chance d'être victorieux.
Ce n'est qu'au travers de la lutte, que l'on peut favoriser la prise de conscience des masses. Pendant que les masses se mobilisent justement. Pendant qu'elles cherchent une voie, une issue, pendant qu'enfin, elles sont avides de choisir. C'est cela les possibilités des révolutionnaires. Une fois les masses démobilisées, déçues, trahies, épuisées, c'est trop tard. On peut sortir son programme de sa poche, faire des reproches publics posthumes, c'est trop tard. L'occasion a été manquée pour toute une période, parfois toute une génération.
Le sort de la Nouvelle-Calédonie, comme dans toutes les luttes qui ont embrasé le Tiers-Monde, dépend de l'existence ou pas d'une tendance prolétarienne.
Ou bien se constituera une tendance prolétarienne socialiste qui, se battant sur le terrain du prolétariat international, saura gagner les sentiments et le cœur des classes pauvres de calédonie, et elle sera alors seule capable d'étendre le foyer révolutionnaire à toute la mélanésie en s'adressant ne serait-ce qu'aux peuples noirs de toutes les îles du pacifique, y compris ceux qui subissent la dictature de l'impérialisme au travers d'etats « indépendants » ; et elle sera alors le premier bataillon de la révolution en Océanie, le porte-parole et le flambeau de la révolution prolétarienne dans cette partie du monde.
Ou bien ce processus révolutionnaire n'a pas lieu, et la lutte nationale, même si elle est victorieuse, et à terme elle finira par l'être, aboutira à un régime comme celui de toutes cep îles devenues indépendantes de par le monde, de Vanuatu à Haïti ou aux îles du Cap Vert... qui sont indépendantes, mais démunies, impuissantes et toujours tenues en laisse par l'impérialisme qui n'en est pas ébranlé pour autant. Soit leur néo-bourgeoisie locale, plus ou moins avide et sordide y exploite férocement le peuple pour se donner les moyens de vivre à l'occidentale. Soit ce qui est plus rare, elle est plus honnête et vit presqu'aussi frugalement que le reste de la population, et impose néanmoins les mêmes sacrifices aux masses, pour rien, sans que l'impérialisme en souffre, en leur laissant l'amertume de s'être battues pour pas grand chose et d'avoir fait d'un foyer révolutionnaire un noyau de conservatisme social supplémentaire.
Mais la première voie ne demanderait pas plus de sacrifices aux masses en lutte, loin delà. C'est la prise de conscience qui est différente et qui fait justement le prix de la différence. Tout cela dépend des militants kanaks et de leur prise de conscience, c'est-à-dire de la place qu'ils voudront prendre dans le combat de l'humanité pour sa libération. Cela dépend aussi des révolutionnaires communistes de France et du monde, qui au-delà de la solidarité, doivent déployer ouvertement le drapeau de la révolution socialiste et susciter partout où ils le peuvent la formation d'organisations révolutionnaires socialistes, c'est-à-dire prolétariennes.