Nicaragua : une révolution au service des intérêts de quelle classe ?16/12/19791979Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1979/12/70.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Nicaragua : une révolution au service des intérêts de quelle classe ?

Le 17 juillet 1979, le dictateur nicaraguayen Anastasio Somoza, troisième membre de la famille Somoza à diriger ce régime autoritaire mis en place il y a plus de quarante ans par les États-Unis, était chassé du pouvoir.

Il a fallu pour cela plusieurs années de crises politiques et près de deux mois d'affrontements militaires entre d'une part l'armée à son service, la Garde nationale, et, d'autre part, le Front sandiniste soutenu non seulement par la population pauvre du pays et par la petite bourgeoisie des villes, mais aussi par la grande majorité de la bourgeoisie nationale.

Après le départ de Somoza et l'échec, deux jours plus tard, d'une tentative de mettre en place un gouvernement de compromis, c'est donc à la fois le Front sandiniste et le gouvernement provisoire constitué un mois plus tôt à l'initiative du Front, qui se sont retrouvés à la tête de ce pays.

Avec ses 2 242 000 habitants, le Nicaragua fait partie de cette mosaïque d'États sous-développés d'Amérique centrale que les États-Unis contrôlent étroitement, entre autre parce qu'ils ont, pour eux, une importance stratégique. Son économie s'est constituée d'abord en fonction des besoins de ceux-ci et, de façon annexe, en fonction des intérêts et des caprices du clan Somoza qui possédait à titre privé une grande partie des richesses du pays.

Producteur d'or, d'argent et de cuivre, mais surtout de café, de coton et de canne à sucre, le Nicaragua est totalement dépendant des USA vers lesquels il dirige 90 % de ses exportations et dont il reçoit 75 % de ses importations.

Devant l'ampleur que prenait la mobilisation de la population, l'impérialisme américain, mis devant le fait accompli, a lâché au dernier moment somoza, comme il avait lâché au dernier moment batista à cuba lors de la révolution conduite par fidel castro. pour le moment il semble que les dirigeants américains surveillent le nouveau régime tout en laissant faire. mais il est possible aussi que, comme ils l'ont fait vis-à-vis de cuba, ils exercent sur lui des pressions pour tenter de l'acculer ; comme il est possible aussi qu'ils choisissent un jour d'intervenir militairement pour le renverser, soit directement, soit par dictature voisine interposée.

Il reste que, pour le moment, au Nicaragua, le pouvoir est entre les mains d'hommes qu'un mouvement populaire a contribué à mettre en place. Voyons quels sont ces nouveaux dirigeants et quel type de politique ils se proposent de mener.

Le renversement de la dictature de Somoza s'est effectué à l'initiative et sous la direction d'hommes politiques représentant différentes options de la bourgeoisie et surtout de la petite bourgeoisie, mais prétendant parler les uns ou les autres au nom de classes sociales ayant des intérêts non seulement différents mais souvent opposés.

Le Front sandiniste de Libération Nationale était, à ses débuts, un noyau d'intellectuels partisans de la guérilla et qui s'inspiraient du castrisme. Il progressa d'abord difficilement et très lentement dans les campagnes. Puis il s'illustra dans une série d'opérations contre les tenants de la dictature, contre la Garde nationale qui était l'armée somoziste. Il tenta ensuite de s'implanter dans les quartiers pauvres des villes. Mais c'est au cours des deux dernières années, et en particulier des derniers mois de la dictature, que les paysans pauvres et les habitants des quartiers pauvres des villes entrèrent dans la lutte que les sandinistes dirigeaient. Faute d'une autre issue, les mouvements d'opposition liés directement au patronat et aux propriétaires fonciers, devenus hostiles au régime de Somoza, apportèrent alors au Front sandiniste leur caution puis leur soutien. Une partie importante de cette opposition ouvertement bourgeoise rejoignit ainsi le Front sandiniste en se regroupant dans la tendance dite « terceriste », partisane de la lutte armée contre la dictature mais de la plus grande modération possible sur le plan social.

Mais toutes les classes sociales au nom desquelles le Front sandiniste prétendait ainsi combattre avaient des raisons bien différentes de s'en prendre à la dictature.

Les paysans pauvres des plantations de café et de coton haïssaient un régime qui les avait chassés de leurs terres au fur et à mesure de la constitution des latifundias. Les révoltes qui avaient éclaté pour récupérer les terres avaient été écrasées. Et leur haine n'avait pas grand-chose à voir avec l'opposition au régime qui était celle des patrons d'entreprises agro-alimentaires par exemple, qui contestaient essentiellement les choix économiques de la dictature, la corruption et le pillage des caisses de l'État par la famille Somoza. Le renversement du régime recouvrait un certain sens pour la population pauvre des villes ou les mineurs. Il en avait un tout autre pour les représentants du patronat nicaraguayen. Un patronat qui, par ailleurs, se sentait suffîsamment sûr de lui pour appeler ses propres ouvriers à trois grèves générales entre janvier 1978 et juillet 1979...

Le programme social et politique défendu par les dirigeants sandinistes reflète d'ailleurs leur volonté de tout faire pour conserver l'alliance avec la « bourgeoisie saine », comme ils l'appellent. Mais ils montraient ainsi que leur but n'était pas de mettre en place un régime qui défendrait les plus pauvres contre les riches. Aujourd'hui les sandinistes expliquent que cette unité a permis la victoire ; c'est sans doute vrai, mais rien ne garantit que celle-ci profite à la population laborieuse qui a pourtant participé massivement à la lutte armée.

Pour venir à bout de l'armée somoziste qu'était la garde nationale, entraînée, équipée, aidée par les u.s.a., le front sandiniste à formé une armée. celle-ci s'est peu à peu développée pour atteindre dans les derniers mois le chiffre estimé selon les sources de 5 000 à 10 000 hommes répartis sur différents fronts. au cours des derniers mois de combat, dans les villes prises par les sandinistes, puis reprises par la garde nationale (et ainsi de suite), la population s'est associée à la lutte armée. equipés d'armes de fortune, des milliers de nicaraguayens des quartiers pauvres, des jeunes - les « muchachos » - ont participé aux combats. ils étaient organisés dans des milices appelées parfois « comités de défense civile », ou baptisées d'autres noms, aux contours flous.

Mais cette participation des classes populaires pauvres à la lutte armée n'a pas conduit les dirigeants sandinistes à mettre en avant des objectifs correspondant aux intérêts propres de ces masses exploitées. Ils n'ont pas proposé aux paysans de se servir de leurs armes non seulement pour abattre la dictature mais aussi pour réaliser, même partiellement, là où ils le pouvaient, la réforme agraire. Ils n'ont pas mobilisé les travailleurs pour qu'ils fassent eux-mêmes pression sur le patronat, contrôlent les entreprises et, entre autre, nelaissent pas les mains libres aux dirigeants des sociétés américaines.

Les dirigeants sandinistes ont sollicité le courage, le dévouement des masses pauvres pour le combat, mais ils ne leur ont pas donné les moyens de se battre pour leur propre compte. Ils ne les ont pas préparées à réaliser des transformations révolutionnaires par ellesmêmes. Ils ne les ont pas mises en position de contester, dans les combats ou àl'issue de ceux-ci, la direction de la lutte aux représentants des possédants qui voulaient la fin de la dictature, mais pas celle des privilèges de ces derniers.

Ce sont ces possédants qui, aujourd'hui, tentent de reconstruire le Nicaragua autour de leurs intérêts.

La victoire des sandinistes a porté à la tête du Nicaragua des hommes et des dirigeants qui n'entendent pas que le renversement de Somoza mette en danger le rôle dominant joué par la bourgeoisie pourtant relativement faible de ce pays.

La Junte de reconstruction nationale, installée à managua, la capitale, depuis le 19 juillet, est aux mains de dirigeants dont les sociaux-démocrates européens et même les états-unis vantent la modération. elle compte trois représentants de la tendance du front sandiniste la plus favorable à la bourgeoisie.

Elle compte aussi une représentante de l'opposition non sandiniste en la personne de V. Chamorro, veuve du journaliste assassiné en 1978 par Somoza et qui écrivait dans le quotidien modéré La Prensa, quotidien qui ne cache pas aujourd'hui sa défiance vis-à-vis des masses populaires. Elle compte aussi, et c'est tout un symbole, un certain Alfonso Robelo, jeune industriel ancien président du patronat nicaraguayen, et néanmoins organisateur de la grève générale de février 78. D'après Le Monde, cet homme aurait été considéré longtemps par Washington comme une possible carte de rechange, l'homme d'un possible compromis avec les somozistes. Il ne se serait rallié au sandinisme en animant la tendance terceriste qu'après s'être persuadé que tous les projets plus modérés échoueraient.

Cette junte, où l'on chercherait vainement des représentants directs des classes pauvres, a le pouvoir exécutif. Elle doit partager actuellement le pouvoir législatif avec un autre organisme, le Conseil d'État, qui doit comprendre trente membres désignés par plus de quinze organisations politiques ou professionnelles, dont la moitié au moins seraient soit d'anciens partis conservateurs ou libéraux, soit des associations patronales.

Reste le Cabinet, sorte de Conseil des ministres, chargé de réaliser la politique de la junte : il reflète la même préoccupation de ne pas effrayer les possédants ralliés au nouveau pouvoir. Il ne compte que deux militaires appartenant aux tendances réputées les plus radicales du Front. Il s'agit de Tomas Borge, dirigeant de la tendance dite guévariste, qui est chargé du ministère de l'Intérieur, et de Jaime Wheelock, dirigeant de la tendance dite prolétarienne et qui est chargé de la réforme agraire. Pendant ce temps l'équipe économique est, par ailleurs, tout entière aux mains de représentants avoués des bourgeois.

Il n'est pas étonnant que le programme politique du pouvoir en place relève d'un grand souci de conciliation vis-à-vis de l'ensemble de la bourgeoisie.

Le programme de la Junte comprend la liberté d'information, de diffusion, de culte, de pensée, d'organisation syndicale, professionnelle et populaire. Il comporte aussi l'abolition des lois répressives et celle des organes répressifs liés à la dictature ainsi que la libération des prisonniers politiques et l'ouverture des frontières aux exilés. Ces libertés sont bien sur un progrès pour les masses dans la mesure où elles peuvent leur permettre de s'organiser pour leur propre compte. Mais on peut se demander ce qu'il adviendra de ces libertés si les paysans et les travailleurs veulent les utiliser pour défendre leurs intérêts et s'opposer aux propriétaires fonciers, aux patrons qui les exploitent. Ceux-ci risquent fort de les remettre en cause s'ils estiment qu'elles représentent pour eux un danger.

La junte propose aussi un programme de réformes économiques. Il est limité et rassurant pour les possédants. Les dirigeants sandinistes expliquent que les destructions liées à la guerre, le non ensemencement des champs, la désorganisation des échanges, le fait que Somoza ait vidé les caisses de l'État impliquent des sacrifices pour tous. Mais cette situation réellement difficile, voire catastrophique, n'explique pas toutes leurs options. Les nouveaux dirigeants du Nicaragua ont choisi d'exclure les mesures qui pourraient léser les propriétaires fonciers, les patrons, les financiers ralliés à leur cause. Les réformes s'arrêtent là où elles pourraient les gêner.

Les nationalisations des entreprises industrielles et commerciales appartenant au clan Somoza - et dont la plupart étaient en déficit au départ de celui-ci - , les nationalisations des banques avec rachat, le contrôle étatique sur l'exportation des cinq produits majeurs donnent bien à l'État un moyen d'intervenir de façon importante dans la vie économique. Ce pourrait être pour lui un moyen de mettre au service de la population une partie au moins des richesses du pays. Mais elles peuvent aussi n'être qu'un instrument au service de la bourgeoisie locale pour mieux organiser l'économie et se défendre contre le capitalisme américain.

Et, dans la mesure où les dirigeants sandinistes veulent contenter les privilégiés, le dirigisme de l'État dans l'industrie paraît donc bien plus destiné à opérer une remise en selle de l'économie à leur profit qu'à garantir les droits des travailleurs qui n'ont guère d'autres promesses que celle d'un retour à la semaine de 48 heures et d'une réduction du chômage qui aujourd'hui frappe 60 % de la population.

Dans le secteur agricole qui, rappelons-le, occupe 67 % de la population active, la réforme agraire promise à la paysannerie pauvre est respectueuse des intérêts des gros propriétaires fonciers et des capitalistes de l'agro-alimentaire.

La junte, comme le front sandiniste, propose de nationaliser les terres appartenant à la famille somoza et aux somozistes qui ont pris la fuite. elle prévoit de conserver là des grands domaines qui seraient exploités tantôt comme des fermes d'état, tantôt comme des coopératives. comme ces terres couvraient une grande partie des terres cultivables sinon cultivées, cette réforme risque d'être un progrès pour des centaines de milliers de paysans pauvres. mais il est significatif que les dirigeants nicaraguayens ne prévoient pas de toucher aux domaines des propriétaires fonciers ou des sociétés qui ont accepté le régime. et les propos de jaime wheelock, sandiniste de la tendance dite prolétaire, chargé de mettre en place la réforme, se félicitant après coup que les domaines de somoza aient été si vastes, sont eux aussi significatifs : « la voracité de la dictature, explique-t-il, est aujourd'hui notre chance, ses anciens biens nous donnent à présent la possibilité de travailler sans frictions avec le secteur privé ».

Un gouvernement formé de représentants des couches possédantes, un programme qui défend leurs intérêts : la révolution nicaraguayenne n'a été à aucun moment dirigée ni contrôlée par les masses populaires ou des dirigeants à leur service. Aujourd'hui les nouveaux dirigeants tentent de normaliser la vie du pays et le fonctionnement des institutions en évitant de laisser l'initiative aux masses.

L'Armée Populaire sandiniste s'est constituée en ouvrant ses portes aux combattants du Front sandiniste bien sûr, et aussi aux soldats et officiers de l'ancienne armée qui auraient fait preuve d'une conduite honnête, ainsi qu'aux combattants qui ont lutté pour la libération. Elle a dorénavant la fonction de toutes les armées bourgeoises : elle doit défendre le pays, intervenir contre les somozistes qui s'attaqueraient au pouvoir. Mais il n'est bien sûr pas question de lui donner pour mission de lutter contre les privilégiés du régime, de protéger les plus démunis, ni à plus forte raison d'être l'instrument d'une transformation révolutionnaire de la société. Elle ne l'a pas été au moment de la lutte pour le pouvoir de Somoza, elle ne l'est pas davantage aujourd'hui, quand elle a justement pour mission de défendre le nouveau pouvoir en place.

Quant aux milices, même si elles continuent d'exister bien que les dirigeants souhaitent les voir disparaître ou les intégrer dans l'armée, elles ne représentent pas davantage une force autonome au service des pauvres.

Restent les Comités de défense sandinistes qui existent dans les quartiers pauvres et les campagnes. Ils regroupent des ouvriers et des paysans mais ne semblent pas constituer l'embryon d'une force autonome des ouvriers et des paysans pauvres.

Par l'intermédiaire de ces comités de défense, le pouvoir en place sollicite la population pour organiser la vie matérielle, la répartition des vivres, l'organisation minimum de l'hygiène, de l'éducation. tomas borge expliquait ainsi à la revue latino-américaine sin censura, en novembre 1979, le rôle de ces comités locaux : « l'organisation populaire dans les quartiers a pour objectif d'aider à la distribution des vivres, à la réparation des rues et des maisons de manière collective à l'aide du matériel fourni par le gouvernement. en même temps, elle doit veiller aux ennemis de la révolution » . (cité d'après le livre nicaragua, la victoire d'un peuple).

On voit les limites tracées par le pouvoir en place aux organismes qui regroupent encore la population pauvre. Il n'est pas question pour lui d'en faire des organes où serait élaborée la politique au niveau local comme au niveau national. Il n'est pas question de leur donner les moyens d'appliquer des décisions correspondant à leurs intérêts. Ces Comités de défense sandinistes sont conçus comme des organismes aidant à l'application des décisions du pouvoir et ne laissant une petite initiative à ceux qui s'y regroupent que sur des problèmes mineurs.

Et force est de constater que la victoire sandiniste n'a pas donné aux masses exploitées le pouvoir.

Le renversement d'une dictature dans un pays sous-développé n'est pas un phénomène nouveau ni isolé. En Amérique latine, en Afrique, en Asie, des hommes de main des puissances impérialistes, de l'impérialisme américain en particulier, ont déjà été renversés. Ces bouleversements politiques se sont passés à des niveaux différents. Certains se résumaient au remplacement d'une clique militaire par une autre, aussi peu populaire. D'autres mettaient en place, comme en Egypte, des régimes bénéficiant d'un appui populaire. En Chine, à Cuba, ce sont des armées populaires, constituées en marge des armées officielles, qui ont pris le pouvoir à la faveur de circonstances différentes, et en instaurant des régimes qui se sont appuyés sur la population. Et l'on pourrait multiplier les exemples. On verrait d'ailleurs qu'ils ne constituent pas un phénomène nouveau, propre à l'après Deuxième Guerre mondiale, ni aux pays sous-développés. L'histoire du Mexique au début du 20e siècle, l'histoire plus ancienne de la France et de l'Angleterre, montrent l'exemple de bouleversements révolutionnaires qui ont mis en place des régimes très divers, entretenant, au cours des événements qui les ont portés au pouvoir et une fois au pouvoir, des relations diverses avec les masses populaires. Mais leur caractéristique est que toutes ces révolutions - sauf celle qui s'est produite en Russie en 1917 - n'ont jamais donné le pouvoir à des représentants des exploités même quand ceux-ci avaient été mobilisés dans la lutte, même quand ceux-ci avaient fourni les troupes de l'armée victorieuse.

Pour nous, ces révolutions - à l'exception de la révolution russe - ne représentent pas la classe ouvrière, ni même les classes populaires même si celles-ci ont combattu, même si celles-ci soutiennent le régime après coup et l'appuient les armes à la main quand il est menacé.

Car, pour les révolutionnaires socialistes, un régime ne peut pas représenter les masses populaires si celles-ci ne sont pas représentées directement, au niveau central comme au niveau local ; si celles-ci ne participent pas directement aux décisions politiques, si elles n'ont pas le pouvoir non seulement d'élire mais aussi de contrôler leurs représentants à tous les niveaux. Si ce ne sont pas des organes de pouvoir élus et contrôlés par les masses et forgés dans la lutte qui dirigent le pays.

La révolution nicaraguayenne l'a emporté grâce, entre autre, à la mobilisation des ouvriers et des paysans. Mais le pouvoir en place n'est pas l'émanation de ces couches sociales. Celles-ci n'ont pas construit ni dans la lutte contre Somoza, ni depuis le renversement de celui-ci, d'organes de pouvoir au service de leurs intérêts. Et les nouveaux dirigeants du Nicaragua ont en fait les mains libres pour défendre d'autres intérêts que ceux des masses populaires qui les ont poussés aux commandes de la société.

Les dirigeants de la Junte de reconstruction envisagent de mettre en place, d'ici trois ans, un régime de type parlementaire. Instaurer un parlement composé à l'issue d'élections générales de députés parlant les uns au nom de la bourgeoisie, les autres au nom des paysans, les autres encore au nom de la classe ouvrière, comme en France par exemple, correspond sans doute aux aspirations de toute une partie de la petite bourgeoisie nicaraguayenne.

Mais il n'est pas dit que le régime actuellement en place évolue dans ce sens. Le fonctionnement d'un régime parlementaire qui écarte du pouvoir réel les classes exploitées mais respecte un certain jeu démocratique est un luxe que peuvent se payer certains pays riches où l'on peut tout en donnant beaucoup à certains, donner tout de même un peu aux exploités.

Mais quand maintenir les privilèges d'un petit nombre signifie priver de l'indispensable les masses, ce jeu-là n'est plus possible. Le choix de mettre l'État nicaraguayen au service des possédants et pas au service des pauvres compromet les chances d'évolution démocratique.

C'est pour toutes ces raisons que la révolution qui a eu lieu au Nicaragua n'a pas pour nous un caractère prolétarien. Elle n'est pas une révolution des pauvres contre les riches, des exploités contre les exploiteurs, tous les exploiteurs, même ceux de son propre pays. Et cela, même si elle a vaincu grâce au combat des masses et même si demain celles-ci luttent encore pour soutenir le régime.

On pourrait même voir ses actuels dirigeants choisir d'adopter un langage faisant référence au socialisme et au communisme, comme Castro le fit à Cuba ; on pourrait même voir ces dirigeants, à nouveau obligés de s'appuyer sur la population, donner un cours plus radical à leur politique, sans que cela change le caractère profond de ce mouvement. Car il n'y a pas de révolution prolétarienne, s'inscrivant dans une perspective socialiste, sans l'exercice direct du pouvoir par les masses elles-mêmes.

Partager