Le Nicaragua après la victoire sandiniste14/10/19791979Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1979/10/68.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Le Nicaragua après la victoire sandiniste

Le 17 juillet dernier, la dictature somoziste s'écroulait au Nicaragua.

Pendant quarante-trois ans, le clan Somoza ouvertement appuyé par les USA avait monopolisé le pouvoir. Mais pas seulement le pouvoir. Il avait transformé le Nicaragua en propriété personnelle.

Il possédait près de la moitié des terres cultivables du pays, contrôlait la compagnie aérienne nationale, la compagnie de navigation, des chaînes de supermarchés, des banques, une partie des usines. A tel point que, bien qu'il ait été difficile d'estimer l'ampleur du domaine des Somoza, l'on disait qu'ils possédaient plus de la moitié de la propriété privée du Nicaragua.

La dictature était de plus en plus mal supportée, non seulement par la population pauvre, mais même par la bourgeoisie nicaraguayenne.

En fait, depuis janvier 1978, elle dut faire face à des grèves, à des manifestations de plus en plus amples. Le point de départ de ces mouvements a été l'assassinat, à l'instigation d'Anastasio Somoza, le 10 janvier 1978, de Pedro Chamorro, directeur du principal quotidien du pays, la Prensa, qui était le porte-parole de l'opposition libérale bourgeoise. A partir de là, des fractions de plus en plus larges de la bourgeoisie prirent leurs distances vis-à-vis de la dictature. Le 21 janvier, les patrons fermèrent leurs entreprises, organisant ainsi une grève générale de protestation contre l'assassinat de Chamorro. Le 25 janvier, le Parti Conservateur, lié au pouvoir, rompit l'alliance gouvernementale et réclama la démission de Somoza. Parallèlement, les actions de commando du Front sandiniste se multiplièrent.

Le mouvement sandiniste, fondé en 1961 par quelques militants influencés par l'exemple de Fidel Castro, avait d'abord tenté de constituer des foyers de guérilla dans les campagnes, en particulier dans les montagnes du nord. Longtemps isolé, entre 1975 et 1977, il allait se scinder en trois tendances. La tendance dite « de guerre populaire prolongée », (G.P.P.) qui restait fidèle aux options d'origine, la tendance dite « prolétarienne », qui préconisait un travail d'implantation dans les villes, enfin la tendance dite « tercériste » qui reprochait aux deux autres leur attentisme et qui préconisait l'insurrection dans les plus brefs délais, en alliance avec les autres fractions de l'opposition.

Le 25 août 1978, le « front élargi de l'opposition » qui regroupait les forces politiques anti-somozistes, à l'exclusion des sandinistes, appelait à une grève générale. de leur côté, les sandinistes lançaient une insurrection générale, le 9 septembre, qui fut durement réprimée par la garde nationale de somoza. durant cette période, un rapprochement s'opérait entre le front sandiniste et le front élargi de l'opposition, mais la victoire des somozistes provoqua la rupture de cette alliance.

Le Front de l'opposition élargi chercha alors une solution de compromis avec Somoza.

A partir de là, les États-Unis, appuyés par les gouvernements des pays de l'Amérique Centrale, vont s'efforcer de trouver une solution de rechange, essayant d'obtenir que Somoza passe la main. Mais ce dernier s'accrocha au pouvoir. Le 10 février 1979, les États-Unis suspendirent leur aide militaire à la dictature.

er juin 1979, les Sandinistes lançaient une nouvelle offensive qui donna le signal d'une véritable insurrection populaire. Malgré la répression féroce de la garde nationale qui n'hésita pas à bombarder les villes et les usines, à l'exception toutefois de celles qui appartiennent à Somoza, cette insurrection se développa.

Dès lors, les choses se précipitèrent. L'ensemble des forces de l'opposition rallia les sandinistes. Un gouvernement d'union nationale se constitua le 16 juin 1979, qui regroupait des personnalités politiques représentatives de l'opposition libérale et des membres du F.S.L.N.

Ce gouvernement négociait avec les États-Unis le départ de Somoza qui, totalement isolé, submergé par l'insurrection populaire, se décida à abandonner le pouvoir le 17 juillet 1979 pour se réfugier aux États-Unis. Il laissait derrière lui un pays en ruines, une économie totalement désorganisée.

Les premières mesures prises par le nouveau régime vont être la nationalisation des biens de Somoza, de sa famille et de ses fidèles. Ce qui, étant donnée l'importance de ces biens, représentait une part importante de l'économie. Comme le faisait remarquer Jaime Wheelock, ministre de la réforme agraire du nouveau régime : « La voracité maladive de cette dictature est aujourd'hui notre chance ! Ses anciens biens nous donnent à présent la possibilité de travailler sans friction avec le secteur privé » (Le Monde du 12 octobre 1979).

Quant à la nationalisation des banques décidée par le nouveau régime, y compris les établissements étrangers, elle s'est faite avec indemnisation (à l'exception de celles appartenant à somoza et à son clan). les anciens propriétaires reçoivent en échange de leurs titres de propriété des bons d'état au taux d'intérêt de 6,50 % par an. mais, comme le note un journaliste du monde : « tous ces établissements étaient en déficit : la mesure a donc provoqué chez les « victimes » plus de soulagement que de grincements de dents » .

Par ailleurs, il a pris le contrôle des cinq produits rapportant la quasi totalité de ses devises : le coton, le café, la viande, les sucres et les crustacés.

Il n'y a donc rien dans tout cela qui puisse passer pour des mesures visant à détruire le capitalisme dans le pays.

D'ailleurs, les dirigeants du nouveau régime se défendent de telles intentions. Ils insistent dans leurs déclarations sur le caractère purement national et démocratique de leur régime. Ils récusent avec véhémence toute référence qui pourrait laisser penser qu'ils envisagent de déborder ce cadre. Notre révolution, disent-ils, n'a pas de modèle, ni russe, ni même cubain. Cette pondération leur vaut d'ailleurs les louanges des commentateurs bourgeois. Le libéral Maurice Duverger parlant des Sandinistes se félicite dans Le Monde du 15 août d'avoir rencontré des « révolutionnaires raisonnables ». Quant à Régis Debray, ex-théoricien de la guérilla, devenu depuis l'une des gloires littéraires du Parti Socialiste, il parle avec admiration « de leur radicalisme modéré ».

Il n'y a donc rien au Nicaragua, ni dans les mesures prises par les nouveaux dirigeants, ni dans leur passé, ni dans leurs déclarations qui puisse laisser penser que l'on ait affaire à autre chose qu'un gouvernement bourgeois qui tente de réaliser des réformes démocratiques.

La LCR n'y voyait d'ailleurs pas autre chose, il y a trois mois. On pouvait lire dans Rouge le 27 juillet dernier : « Le programme officiel du Front (sandiniste) et les conceptions politiques de secteurs qui aujourd'hui contrôlent sa direction ne sont pas, dans leur confusion, contradictoires avec les projets de cette bourgeoisie (antisomoziste). ( ... ) Elle correspond à la conception qu'ont les secteurs majoritaires du F.S.L.N. de la révolution nicaraguayenne : une révolution démocratique bourgeoise réalisant ce qu'elle appelle une « véritable indépendance nationale » .

Quatre semaines plus tard, elle rectifie le tir. « la révolution nicaraguayenne est sur le fil du couteau, explique-t-elle... d'une certaine façon, il y a dualité de pouvoir entre un pouvoir réel, actif, celui des sandinistes et un pouvoir formel, en tutelle, celui du gouvernement de reconstruction, tout prêt à se charger d'un nouveau contenu » . ( rouge n° 882, daté du 31 août 1979).

Que s'est-il passé entre-temps ? Il s'est passé que la LCR a découvert des vertus nouvelles au F.S.L.N. qui « a non seulement ouvert la voie à la mobilisation des masses, mais en retour » ... subissant « la pression extraordinaire du mouvement de masse » a été contraint « de prendre le pouvoir et à commencer une révolution » .

En parlant de « dualité du pouvoir », Rouge jongle avec les mots. Il existe peut-être un double pouvoir à Managua au sens où en existe un là où deux équipes sont rivales pour diriger le même État bourgeois. Ce genre de rivalité peut aller jusqu'à se régler par les armes, encore que le Front sandiniste n'a pas l'air pour l'instant de vouloir se débarrasser des autres politiciens de la Junte, il a même plutôt l'air de vouloir collaborer avec.

Mais où donc existe-t-il les éléments d'un double pouvoir, au sens d'opposer des organismes de pouvoir de la bourgeoisie à ceux, même embryonnaires, de la classe ouvrière ? Où sont les conseils ouvriers, où sont les organismes au sein desquels la classe ouvrière s'organise en tant que telle et postule au pouvoir en concurrence avec le pouvoir d'État de la bourgeoisie ?

Si nous comprenons bien, c'est dans le « Front sandiniste » qu'il faut voir le pôle censé représenter le pouvoir prolétarien en voie d'émergence ?

« A la différence des centristes qui oscillent entre la réforme et la révolution, explique-t-il , le F.S.L.N. a formé une armée révolutionnaire pour renverser Somoza. Et enfin aujourd'hui, après le renversement de la dictature, il poursuit l'approfondissement du processus. En ce sens, c'est une direction révolutionnaire ».

On aurait pu en dire autant, en son temps, du Kuomintang chinois. En tous cas, les staliniens en ont dit autant à l'époque. Mais en quoi ce Front, en rien original par rapport à bien d'autres qui se constituaient dans les pays sous-développés en lutte contre une dictature ou contre une oppression nationale, pourrait donc se transformer tout à la fin en soviet central et en parti bolchévik ?

Si les Sandinistes qui disposent d'un crédit populaire considérable à la suite du rôle qu'ils ont joué dans l'insurrection cherchent à organiser ce soutien dans des organismes qu'ils contrôlent entièrement (C.D.S. - Comité de Défense Sandiniste - et Milice), s'ils s'efforcent d'unifier l'ensemble de la population, y compris en essayant de s'imposer aux autres fractions de la bourgeoisie, ce n'est pas pour réaliser les tâches du prolétariat, mais pour imposer leur politique dans le cadre d'un front. Pour l'imposer aux masses populaires, mais aussi aux fractions de la bourgeoisie qui refuseraient de sacrifier leurs intérêts particuliers aux intérêts généraux de leur classe.

Pour l'instant, le F.S.L.N. n'a pu réaliser cet objectif. C'est ce qui l'oblige à composer avec d'autres fractions de la bourgeoisie, dans le cadre d'une politique « d'union nationale ».

Après avoir un court moment évoqué le caractère bourgeois du f.s.l.n., la l.c.r. s'est empressée de l'oublier. au lieu de considérer les objectifs du f.s.l.n., elle se réfère exclusivement à son radicalisme. comme s'il n'existait pas dans l'histoire des directions bourgeoises radicales.

Mais, explique-t-elle, le F.S.L.N. emporté par un mouvement de masse qu'il a lui-même déclenché, se verra immanquablement contraint de reprendre à son compte les aspirations révolutionnaires du prolétariat nicaraguayen. Et comme les choses avancent bien plus vite dans leurs textes que dans la réalité, la LCR en est à expliquer aujourd'hui qu'objectivement, et même subjectivement, le F.S.L.N. se comporte déjà comme une direction anti-capitaliste, et qu'il joue d'ores et déjà le rôle d'une direction révolutionnaire. « Ce n'est pas, explique-t-elle, la première fois qu'une direction d'origine nationaliste antiimpérialiste, pour atteindre ses objectifs démocratiques radicaux, dépasse ses références ou schémas programmatiques, mobilise les masses, utilise des méthodes d'action révolutionnaire, prend des mesures anticapitalistes et enfin conduit un processus révolutionnaire » ( Rouge n° 882 du 31 août 1979).

Ce n'est pas la première fois, en tout cas, que la LCR et le SU font une telle analyse. On peut même dire que systématiquement, ils voient dans les directions bourgeoises radicales, le substitut à la direction révolutionnaire prolétarienne qu'ils n'ont pas su construire. Et les déboires d'une telle analyse, en Algérie, à Cuba ou au Vietnam n'ont pas servi de leçon.

A chaque fois, ils se sont alignés sur les courants nationalistes radicaux, leur attribuant des qualités prolétariennes qu'ils n'avaient pas. La répétition d'une telle attitude ne devrait-elle pas les conduire à la conclusion qu'un parti ouvrier révolutionnaire n'a plus de nécessité, et que le Secrétariat Unifié de la IVe Internationale n'a d'autre utilité que d'être le conseiller politique des « directions d'origine antiimpérialistes » ?

En tout cas, allant au bout de façon logique de son analyse de la situation au Nicaragua, le SWP en arrive, dans sa pratique, à une telle conclusion. A quoi bon, dit-il en substance, organiser le prolétariat sur une base de classe, en préservant son indépendance politique et organisationnelle, puisqu'existe le F.S.L.N. « La seule voie pour les révolutionnaires du monde, peut-on lire dans le numéro du 24 août 1979 de The Militant, pour aider le développement de la révolution nicaraguayenne est de reconnaître cette direction (le F.S.L.N.), de s'identifier à elle », précisant non sans une certaine inconséquence qu'il « n'y a pas d'autre moyen de connaître par avance jusqu'où la direction sandiniste est prête à aller pour changer la nature de l'État ».

Le SWP ne s'arrête pas en si bon chemin. Non seulement il n'estime plus nécessaire de construire un parti révolutionnaire au Nicaragua, mais il dénonce ceux qui se proposeraient de le faire. Dénonçant des groupes qu'il qualifie d'ultra-gauchistes, il écrit : « Jouant sur (les) problèmes objectifs, les sectaires ultra-gauchistes ont essayé de construire leur propre formation politique en opposition au F.S.L.N. ».

« Ces groupes tombent dans le jeu de la bourgeoisie qui essaye de séparer les masses du F.S.L.N. » ( The Militant, 5 octobre 1979). Nous ne connaissons pas la politique de ces groupes. Peut-être est-elle discutable. Mais de toute façon, ce n'est pas cette politique que conteste le SWP, mais l'idée même qu'ils aient voulu construire leur organisation propre.

Et pour faire bonne mesure, pour parfaire son alignement, il condamne par ailleurs ceux qui voudraient défendre leur politique au sein du F.S.L.N. Dans une résolution datée du 21 août qui désavoue la brigade Simon Bolivar, brigade qui fut constituée à l'initiative du PST., organisation sympathisante du SU colombien, pour combattre au Nicaragua aux côtés du F.S.L.N., on peut lire : « La brigade a mené ses activités - recrutement, propagande - dans les quartiers et les syndicats au nom du F.S.L.N. bien qu'elle n'agisse pas sous la direction du F.S.L.N. »

« Les travailleurs qui soutenaient les activités de la brigade avaient donc l'impression erronée qu'ils suivaient le F.S.L.N. Cette tentative de la part d'un groupe extérieur au pays de se substituer à la direction réelle qui s'est forgée dans la lutte révolutionnaire contre Somoza n'a strictement rien à voir avec la position de la IVesuper0 Internationale, le mouvement trotskiste mondial » (publié dans le numéro 882 de Rouge, daté du 31 août 1979, sans commentaire). Là encore, il ne s'agit pas de discuter de la justesse de la politique de la Brigade Simon Bolivar. Mais ce n'est pas ce que discute le SWP Ce qu'il discute, c'est le fait que les membres de la Brigade défendaient une autre politique au sein du F.S.L.N. que les Sandinistes. Remarquons que cette condamnation vient après que les dirigeants sandinistes aient dénoncé les « agissements » des trotskistes de la Brigade Simon Bolivar et aient ordonné l'expulsion des militants étrangers. Comme quoi le SWP se montre plus solidaire des Sandinistes que de ceux qui se réclament de la IVe Internationale.

Certes, toutes les sections du SU ne sont pas allées aussi loin que le SWP dans l'alignement servile. Mais la position du SWP permet de constater jusqu'où peut aller la démission politique.

En fait, le s.w.p. cautionne par avance l'attitude du f.s.l.n. qui, comme tous les « fronts » du même type, vise à faire taire toute contestation, à imposer leur hégémonie politique sans partage. et plus particulièrement, à interdire tout ce qui permettrait une expression politique indépendante de la classe ouvrière.

Cet appui du SWP au F.S.L.N. est, certes, dérisoire. Ce dernier n'en a nullement besoin pour imposer ses visées. Mais il est d'autant plus significatif.

La politique du SU à l'égard des événements du Nicaragua n'est pas neuve. D'une certaine façon, il faut parier d'une continuité... Mais d'une continuité dans l'abandon des positions révolutionnaires prolétariennes.

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