La révolution permanente : un débat entre le Secrétariat Unifié et le SWP01/03/19841984Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1984/03/110.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

La révolution permanente : un débat entre le Secrétariat Unifié et le SWP

Nous avons informé nos lecteurs dans notre numéro de septembre-octobre 1983 ( Lutte de Classe n° 105), du tournant actuel du Socialist Workers Party (USA), en passe de renier le trotskysme et de rompre avec le Secrétariat Unifié de la Quatrième Internationale. Pour le moment, la direction du SWP dit seulement ne plus accepter la théorie de la révolution permanente de Trotsky. Et si elle salue toujours Trotsky comme le plus grand théoricien révolutionnaire depuis la mort de Lénine, elle envisage néanmoins sereinement de ne plus appeler son mouvement « trotskyste » d'ici la fin de la décennie !

A en croire les dirigeants du SWP, cette rupture de fait avec la filiation trotskyste, est l'aboutissement de plusieurs années d'études théoriques. « Au fur et à mesure que les révolutions en Amérique latine avançaient, que nous devenions un parti plus implanté dans la classe ouvrière américaine, et que notre compréhension de ce que nous devons à Marx et Engels augmentait, nous avons entrepris une lecture et une étude intensive des écrits politiques de Lénine à tous les niveaux du SWP. Et nous avons découvert un Lénine et une continuité politique que nous ne connaissions pas » écrivait le dirigeant du SWP, Jacques Barnes, dans un texte publié en août 1983 (dont nous avons cité d'autres extraits dans la Lutte de Classe n° 105).

Évidemment, il semble assez étonnant que cette fringale théorique et ces découvertes léninistes aient attendu les années 80 pour se manifester au sein de la direction d'une des organisations les plus importantes du mouvement trotskyste, direction qu'on pouvait supposer plus familiarisée avec les classiques du marxisme. Toujours est-il qu'une discussion, à caractère théorique elle aussi, s'est engagée entre la direction du Secrétariat Unifié de la Quatrième Internationale et la direction du SWP. La discussion avait abouti en janvier 1983 à un échange d'articles politiques publiés en français dans le numéro de janvier-février-mars 1983 de la revue Quatrième Internationale. Un article de Doug Jenness, autre dirigeant du SWP, et développant les mêmes thèses que Jacques Barnes, était intitulé « Notre continuité politique avec le bolchevisme » ; l'autre était une réponse d'Ernest Mandel intitulée « Défense de la Révolution Permanente » . Pour le moment, du moins à notre connaissance, la discussion publique en est restée là.

En réalité, ce ne sont pas des considérations théoriques qui amènent aujourd'hui le SWP à rejeter la théorie de la révolution permanente, mais bien plutôt le désir d'être reconnu comme le porte-parole des Cubains (et de Nicaraguayens, mais on ne peut plus ajouter des Grenadins !) aux États-Unis. Castro étant aligné sur Moscou, l'étiquette trotskyste est évidemment par trop inopportune. Alors, le SWP commence par se défaire de la théorie de la révolution permanente, même sous la forme peu subversive dont l'a toujours comprise le Secrétariat Unifié de la Quatrième Internationale, en attendant sans doute de couper ses liens organisationnels avec ledit Secrétariat Unifié. En tout cas le SWP est visiblement décidé à renier la nécessité d'une Quatrième Internationale trotskyste au nom d'une « Internationale léniniste de masse » à la tête de laquelle il appelle de ses vœux les directions cubaine et nicaraguayenne qui, elles, n'en demandent sans doute pas tant.

Cette dérive politique d'une des organisations les plus importantes du mouvement trotskyste n'est pas de bon augure. Et dans cette crise qui oppose le SWP et le SU, nous sommes solidaires du SU qui reste au moins sur le terrain du trotskysme.

Il faut ajouter que les dirigeants du SWP n'ont pas poussé trop loin leurs investigations théoriques pour justifier leur largage du trotskysme. Ils se sont bonnement contentés de reprendre la polémique lancée à la mort de Lénine en 1924 par Staline, fermement secondé par Zinoviev et Boukharine, contre la théorie de la révolution permanente de Trotsky, en lui opposant la vieille formule léniniste de 1905 de « dictature démocratique des ouvriers et des paysans ». Pour faire bonne mesure, ils n'hésitent pas à tenir des propos susceptibles de sonner agréablement aux oreilles des dirigeants du PC cubain en parlant des « erreurs gauchistes » de Trotsky à propos de son analyse de la révolution chinoise. Pour le SWP en effet Trotsky aurait, à partir de 1928, rétrospectivement durci ses positions et, emporté par ses critiques virulentes de la trahison des staliniens, serait tombé dans le sectarisme. On se demande après cela ce qui reste de la filiation du SWP avec l'opposition de gauche au stalinisme.

Toute cette grave discussion entre Mandel et Doug Jenness sur le caractère de la révolution russe de 1905, sur l'appréciation respective de Lénine et Trotsky sur les possibilités de la paysannerie, laisse une impression de déjà connu.

Tout se passe comme si les dirigeants du SWP et ceux du SU se livraient, non pas à une polémique réelle, sur des positions politiques réelles, avec des implications réelles pour les deux organisations, mais comme s'ils menaient une discussion d'historiens, reprenant en termes scolastiques le débat d'il y a un demi-siècle entre Trotsky et les dirigeants staliniens de l'Internationale.

Côté Jacques Barnes et Doug Jenness, cela donne : Lénine avait raison en 1905 contre Trotsky quand il parlait de « dictature démocratique des ouvriers et des paysans » ; Trotsky a toujours sous-estimé l'alliance avec la paysannerie « comme un tout ».

Côté Mandel : non, en 1905, c'est trotsky qui avait raison et lénine qui avait tort. d'ailleurs, dans son testament, ioffé ne disait-il pas que lénine lui avait explicitement dit que trotsky avait raison sur la question de la révolution permanente ; ioffé aurait-il menti à la veille de son suicide ? et dans son zèle à défendre la mémoire du trotsky d'avant 1917, mandel en arrive à une explication qui lui est toute particulière de « l'erreur » de lénine : « ce qui est le propre de lénine, son principal apport au marxisme, c'est sa conception d'organisation, sa théorie et sa pratique organisationnelle, qui font partie du programme marxiste révolutionnaire. c'est sur cette question décisive que lénine a eu raison contre trotsky.

Mais l'expression organisationnelle de cette conception, ce fut en 1905 un tout petit groupe de deux mille révolutionnaires au moment où Lénine formula sa théorie de la « dictature démocratique des ouvriers et des paysans ». C'est précisément l'étroitesse trop prononcée de ce groupe, son manque d'expérience réelle au cours d'une révolution populaire, qui fut un des facteurs (pas le seul évidemment) déterminant du caractère ambigu, algébrique, de sa conception stratégique ». Évidemment aurait pu ajouter Mandel, Trotsky, lui, n'était pas gêné par une telle étroitesse organisationnelle puisqu'il ne disposait pas d'une telle organisation.

Il est tout de même dérisoire de placer la discussion sur ce terrain et de « défendre » de la sorte Trotsky contre Lénine en cristallisant une opposition d'aujourd'hui autour d'un différend théorique d'avant-hier que l'histoire avait concrètement réglé par la suite, et que Trotsky et Lénine, explicitement ou implicitement, considéraient comme réglé par le déroulement de la révolution russe, et pas d'ailleurs de la façon tranchée et abstraite avec laquelle en parlent les protagonistes de la discussion d'aujourd'hui.

Les formulations respectives de Trotsky et de Lénine répondaient à des types de préoccupations différentes. Trotsky faisait un pronostic historique (qui s'est révélé confirmé par 1917), Lénine quant à lui donnait une « formule politique algébrique » de la révolution où l'inconnue était la place de la paysannerie, Lénine se refusant d'en décider par avance. Et Trotsky s'est toujours refusé à trancher à la manière de Mandel sur cette question, se bornant à constater de façon bien nuancée que « le contenu concret dont Lénine remplissait chaque fois sa formule de la « dictature démocratique » - et qui découlait plutôt de l'analyse des changements réels dans les rapports entre les classes que de cette hypothétique formule elle-même - , ce contenu tactique et d'organisation est entré pour toujours dans l'histoire comme un exemple classique du réalisme révolutionnaire. Dans presque tous les cas, tout au moins les plus importants, où je me suis opposé à Lénine du point de vue tactique ou d'organisation, c'est lui qui avait raison » (1929, « La Révolution Permanente » ).

En 1924, cette polémique instaurée par Staline sur la justesse ou non de la révolution permanente en 1924 à la lumière des positions au sein de la social-démocratie en 1905, était déjà académique dans sa forme et malhonnête sur le fond. Soixante ans après, débattre de la révolution permanente, c'est-à-dire de sa signification actuelle, en cherchant à savoir qui avait raison de Lénine ou Trotsky toujours en 1905 (alors qu'ils avaient abouti à des conclusions politiques identiques même si c'est par des voies différentes en 1917) est simplement ridicule, et revient finalement à refuser d'en discuter vraiment.

En 1924, Trotsky répondit à la campagne anti-trotskyste qui voulait l'opposer à toute force à Lénine, en discutant de la politique du moment de la fraction stalinienne. Et dans les années qui suivirent il donna de nouveau un contenu concret à sa théorie de la révolution permanente en fixant les tâches des partis révolutionnaires dans les pays coloniaux, en opposition à la politique suiviste à l'égard des directions nationalistes de l'Internationale Communiste, politique qui avait abouti à la contre-révolution en Chine en 1927.

Mais la direction du Secrétariat Unifié est bien en peine de mener ce débat, à commencer avec le SWP qui se met à rejeter en bloc la théorie de la révolution permanente, pour la bonne raison qu'elle a exactement la même politique suiviste que le SWP à l'égard des dirigeants nationalistes de Cuba, du Nicaragua ou du Salvador, et qu'elle a renoncé bien souvent à inspirer une politique autonome à ses sections.

Alors, aujourd'hui, où l'une de ses sections les plus importantes est en passe de renier le trotskysme, la direction du SU semble politiquement désarmée. Elle en est réduite à défendre la lettre de l'orthodoxie trotskyste, avec des arguments plus ou moins convaincants, des formules théoriques qui s'appliquaient à une situation concrète, urgente il y a plus de soixante ans, et à se cantonner à cela. A vrai dire, la seule ressource du SU à l'égard de ceux qui veulent renier le trotskysme, c'est de défendre, par principe, la filiation trotskyste et c'est précisément sur ce terrain que nous sommes solidaires du Secrétariat Unifié. Quant à défendre concrètement la signification révolutionnaire de la révolution permanente contre ceux qui la rejettent, elle en est incapable, pour la bonne raison qu'elle-même a depuis longtemps renoncé à lui donner tout contenu révolutionnaire.

Pour le SWP comme pour le SU, la théorie de la révolution permanente n'est pas un guide pour l'action révolutionnaire des organisations trotskystes, mais un simple instrument d'étalonnage leur permettant de mesurer le degré de vertu prolétarienne d'organisations extérieures au mouvement trotskyste et des régimes auxquels elles ont pu donner naissance.

Quand Trotsky expliquait en quoi consistait la révolution permanente, il s'adressait à une classe ouvrière d'un pays semi-arriéré en lui donnant comme objectif de supplanter les organisations bourgeoises et petites-bourgeoises et leurs représentants intellectuels dans la direction de la révolution. Il s'adressait au prolétariat pour qu'il devienne la force dirigeante consciente du processus révolutionnaire. Il traçait des perspectives politiques pour le mouvement révolutionnaire prolétarien. Mais se servir de la révolution permanente pour démontrer que le prolétariat peut se passer d'organisation révolutionnaire, ou que des organisations nationalistes peuvent en tenir lieu, c'est un non-sens. Se servir de la théorie de la révolution permanente pour comptabiliser après coup les mesures démocratiques bourgeoises obtenues par des révolutions dirigées par d'autres, afin d'en évaluer le bilan sur les livres de comptes de l'histoire, est peut-être la tâche de professeurs de marxisme ou d'historiens, pas celle de révolutionnaires.

Et c'est cette façon passive, formaliste d'utiliser la théorie de la révolution permanente, sans que jamais cela engage réellement les organisations trotskystes, avec laquelle nous sommes en profond désaccord.

Quand Trotsky écrivait en 1929 ses thèses sur la révolution permanente, ce n'était pas à la situation de 1905 qu'il pensait, ni aux mérites comparés de sa formule et de celle de lénine. il ne pensait qu'au sort de la révolution chinoise, à l'avenir du parti communiste chinois, et aux moyens d'empêcher la direction de l'internationale communiste de contribuer au sabordage de situations révolutionnaires dans d'autres pays coloniaux.

La théorie de la révolution permanente, c'est la théorie de l'action révolutionnaire du prolétariat, et du prolétariat uniquement. Elle consiste à faire prendre conscience au prolétariat des moyens de saisir ses chances historiques, mais elle n'a pas le pouvoir de rendre le processus révolutionnaire permanent malgré tout, si le prolétariat laisse passer sa chance. N'importe quelle révolution n'est pas permanente, loin de là. Et les défaites comme la passivité du prolétariat ouvrent bien des voies tortueuses et non prolétariennes à l'histoire.

Quant au raisonnement qui consiste à déduire de la réalisation d'un plus ou moins grand nombre de mesures « démocratiques bourgeoises » la présence de directions prolétariennes, il convient peut-être aux preuves par l'absurde employées dans les mathématiques des petites classes, pas à l'analyse marxiste. C'est faire acquitter à la révolution permanente des traites qui ne lui appartiennent pas. Et discuter de la révolution permanente comme s'il s'agissait de la description passive d'un mécanisme historique spontané, comme si le prolétariat des pays sous-développés pouvait se passer d'organisation révolutionnaire prolétarienne consciente de ses tâches, comme si le jeu des forces sociales pouvait transformer des organisations nationalistes, c'est-à-dire des organisations qui se placent dans une perspective bourgeoise, en organisations prolétariennes ; c'est en faire une théorisation de la passivité, et finalement un instrument politique de subordination du prolétariat aux forces nationalistes, c'est-à-dire, même si on colle à ces nationalistes l'étiquette de communistes, à la bourgeoisie.

Puisque Trotsky avait dit que le prolétariat ne doit pas compter sur la bourgeoisie pour réaliser les réformes bourgeoises telles que l'indépendance ou la réforme agraire, les dirigeants du SU en tirèrent comme conclusion que là où ces réformes se sont réalisées, il y avait derrière des forces prolétariennes, quand bien même ces forces politiques ne se prétendaient pas telles, ou même prétendaient l'inverse. C'est abuser des sophismes de bas étage.

Oui, il y a eu des phénomènes comme la révolution chinoise, cubaine, ou peut-être le Nicaragua, où des forces politiques nationalistes ont assumé la direction des luttes de masses larges et ont fait aboutir un certain nombre de réformes ; cela mérite une analyse, mais cela n'en fait pas des révolutions prolétariennes, des pas dans la révolution prolétarienne mondiale.

La façon même dont le débat s'est engagé au sein de la Quatrième Internationale officielle sur cette question importante, montre à quel point le souci des dirigeants du SU comme du SWP n'est pas l'action révolutionnaire. Débattre des mérites comparés de Lénine et Trotsky en 1905 a sans doute un intérêt historique, mais en la circonstance, en quoi cela permet-il de trancher entre la politique du SWP et celle du SU ? En réalité, ce qui importe au SWP dans le débat actuel, c'est uniquement de rejeter une formule qui le gêne désormais et de la remplacer par une autre au nom de laquelle il justifiera de la même façon qu'avant la même politique. La direction du SU, elle, s'acharne à préserver une formule, et non point à défendre une politique pour une organisation révolutionnaire prolétarienne militant dans un pays arriéré.

Et c'est ce qui rend ce débat si irréel.

Et pourtant, oui, il y matière à débat, et même à un débat fondamental pour notre époque. Car depuis près de quarante ans maintenant, le monde tel qu'il est sorti de la Seconde Guerre mondiale a connu, du moins dans les pays pauvres, bien des situations révolutionnaires. Or, si en quarante ans on a vu bien des mouvements révolutionnaires de masse dans les pays arriérés, on n'a jamais vu des organisations se plaçant sur le terrain du prolétariat, des organisations trotskystes, en disputer victorieusement la direction aux forces nationalistes bourgeoises. Parce que les trotskystes étaient trop faibles ? Dans bien des pays sous-développés, des directions nationalistes ont surgi quasiment à partir de rien. Quelques hommes ont à plusieurs reprises suffi à créer des appareils nationalistes bourgeois au moyen desquels ils ont imposé leur propre dictature sur les masses qu'ils dirigeaient et qu'ils enrôlaient. Des intellectuels nationalistes pourraient créer des partis bourgeois, et des révolutionnaires trotskystes seraient incapables de créer des partis révolutionnaires prolétariens qui prendraient les organisations nationalistes de vitesse, et leur disputeraient la direction des masses ? Alors quoi, le mouvement trotskyste est-il condamné à l'impuissance et à vivre ses passions révolutionnaires par personnes interposées ? La vocation trotskyste devrait-elle se limiter au confessionnal de la révolution permanente ?

En ce qui nous concerne, nous attendons infiniment plus de la théorie de la révolution permanente.

Alors, ce débat sur la révolution permanente, nous pensons en effet qu'il importe de le mener, réellement, et pas seulement sous la forme d'une casuistique concernant les révolutions dont les leçons historiques ont déjà été pleinement tirées, en théorie comme en pratique, par les dirigeants révolutionnaires qui nous ont précédés.

Évidemment, nous sommes bien conscients que le mouvement trotskyste sera, faute d'avoir des militants suffisamment nombreux, faute parfois d'organisations, bien souvent sur la touche. Mais il ne s'agit pas de théoriser cette faiblesse, surtout quand on est un mouvement international, en considérant systématiquement les événements en tant qu'observateurs, alors même qu'il y a peut-être la possibilité d'en être les acteurs. Et c'est là qu'à notre avis il y a une contradiction au sein de la Quatrième Internationale officielle, qui se prétend une Internationale et qui non seulement se contente d'être observateur des processus révolutionnaires, mais le théorise, au point d'être tenté parfois de renoncer à la théorie de la révolution permanente elle-même, comme vient de le faire le SWP.

Il y a donc un débat à mener là-dessus dans le mouvement trotskyste. Et pour notre part, nous nous proposons de revenir sur ce débat dans l'un de nos prochains numéros.

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