La petite bourgeoisie dans la rue ?01/05/19831983Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1983/05/103.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

La petite bourgeoisie dans la rue ?

Alors même que la classe ouvrière est restée singulièrement muette depuis l'annonce d'un plan d'austérité dont elle est la principale victime, on a vu, par contre, différentes catégories de la petite bourgeoisie se manifester bruyamment et spectaculairement ces dernières semaines dans la rue.

Aux étudiants en médecine qui protestaient contre le projet de réforme de leurs études, se sont joints les internes des hôpitaux et les chefs de clinique qui réclamaient la réforme de leur statut. A leur tour, d'autres étudiants ont suivi dans la rue les étudiants de médecine, essentiellement ceux qui se destinent à des professions libérales, futurs architectes, pharmaciens ou avocats.

Par ailleurs on a vu des paysans attaquer une prison à Quimper, une sous-préfecture à Chateaulin et plus récemment dépaver les rues de Saint-Brieuc.

er et le 5 mai, à Paris et dans un certain nombre de villes de province.

Ces réactions restent, pour le moment, limitées. Dans les universités, le mouvement est loin d'englober la grande masse des étudiants. Les manifestations estudiantines qui se sont déroulées à Paris n'ont, au maximum, rassemblé que 10 000 participants. Les manifestations paysannes n'ont concerné, pour l'essentiel, que les producteurs de porcs bretons. Quant aux manifestations de commerçants, elles n'ont pas connu une ampleur comparable à celles qui eurent lieu en d'autres temps, même si celle du 5 mai a dépassé les espoirs de ses organisateurs en regroupant 15 000 manifestants environ.

Une question est revenue dans toute la presse assiste-t-on « à la simple convergence des corporatismes », ou faut-il voir dans cette agitation l'amorce d'une contestation plus générale, une sorte de « mai 68 à rebours » ou encore une sorte de « résurgence du poujadisme » ?

N'exagérons rien ! Car ce n'est pas la première fois que des étudiants manifestent contre des projets de réforme des études, que des paysans s'en prennent à des bâtiments ou même à des personnalités officielles, ou encore que des commerçants protestent dans la rue contre une fiscalité qu'ils estiment trop lourde à leur égard. Ils l'ont fait bien des fois sous de Gaulle, sous Pompidou et sous Giscard. Du temps de la droite, les manifestations estudiantines se sont déroulées presque chaque année au rythme des réformes élaborées par les ministres qui se sont succédé à l'Éducation Nationale. Les paysans se sont, à maintes reprises, attaqués aux préfectures, en y déversant à l'occasion du purin ou le produit de leur récolte. Et c'est Giscard par exemple qui a dû faire face à une révolte des viticulteurs en avril 1976, qui fit un mort parmi les CRS, à Montredon, dans le Midi. Quant aux commerçants, ils n'hésitèrent pas, eux non plus, à emprunter la voie de la violence avant que la gauche accède au gouvernement, saccageant à l'occasion des perceptions, sous l'égide du dirigeant du CIDUNATI, Gérard Nicoud.

II n'y a donc rien de nouveau dans la forme dans ce qui se passe aujourd'hui, rien qui soit plus ample que ce qui s'est passé sous les gouvernements précédents.

Aujourd'hui, les différentes catégories de la petite bourgeoisie protestent dans la rue avant tout parce qu'elles considèrent que leurs intérêts particuliers sont lésés - à tort ou à raison - , mais l'important, c'est qu'elles le croient.

Elles protestent actuellement comme elles l'ont fait à plusieurs reprises depuis le 10 mai 1981 et comme elles l'avaient fait bien des fois auparavant. En ce sens, leur réaction est corporatiste. Et il serait vain de rechercher derrière tout cela un quelconque chef d'orchestre, et même dangereux, parce que ce serait ne pas chercher à voir les causes réelles du mécontentement. Tout comme peut l'être l'attitude de travailleurs qui font grève pour la défense de leurs avantages acquis. Que la petite bourgeoisie se batte pour la défense de ses intérêts ne constitue pas en soi un danger pour la classe ouvrière. Le problème n'est pas qu'ils réclament de mieux vivre. Il est plus généralement dans les rapports entre les classes sociales et dans la situation politique. La petite bourgeoisie est composite. Elle renferme en son sein des catégories dont les conditions de vie et de travail sont proches de celles du prolétariat, d'autres qui sont proches de la bourgeoisie capitaliste. Mais elle constitue une couche sociale différente du prolétariat, souvent indifférente à ses préoccupations et à ses intérêts, parfois hostile. Si le prolétariat était présent sur le terrain de la lutte politique et sociale, s'il se montrait combatif, il pourrait sans doute trouver des alliés dans une fraction de la petite bourgeoisie dans sa lutte contre l'État et contre la grande bourgeoisie capitaliste qui sont leurs adversaires communs.

Mais voilà, le prolétariat est aujourd'hui absent des luttes. Et de surcroît, aux yeux d'une partie au moins de la petite bourgeoisie mobilisée, il apparaît comme représenté par le gouvernement, voire favorisé par lui. Et dans ces conditions, les mobilisations actuelles de la petite bourgeoisie constituent un terrain favorable à la droite.

Constatons que pour l'instant la droite parlementaire, elle, s'est bien gardée de trop s'engager. bernard pons, secrétaire du rpr, a tenu à faire remarquer au cours de l'émission du grand jury de rtl, que son organisation n'avait pas appelé jusqu'à présent à des manifestations. dans une interview au monde, chirac abonde dans le même sens, ainsi d'ailleurs qu'alain juppé, secrétaire de l'udf. l'opposition parlementaire a donc choisi, semble-t-il, de ne pas souffler sur le feu et de ne rien faire qui puisse passer pour une tentative de déstabilisation du régime en place. elle compte sans doute engranger sur le plan électoral le mécontentement de la petite bourgeoisie. mais manifestement, elle n'est pas pressée de se retrouver à la place du gouvernement actuel, dans la situation de gérer la crise. elle préfère laisser mitterrand, les socialistes et le PCF le faire en y usant leur crédit.

Certes, dans certaines manifestations récentes, on a pu entendre, mêlés aux revendications purement catégorielles concernant l'abandon de la réforme des études, le démantèlement des montants compensatoires ou l'allégement des taxes, d'autres slogans, nettement plus politiques ceux-là, qui réclamaient en termes agressifs la démission de Mitterrand, ainsi que des slogans ouvertement racistes. Cela témoigne sans doute de la présence d'éléments d'extrême droite dans ces cortèges. II ne faudrait pas, là encore, en exagérer l'importance. Mais que leur présence et leurs mots d'ordre aient été tolérés par l'ensemble des manifestants n'est pas sans signification.

Les groupes d'extrême droite, aujourd'hui faibles numériquement, se servent de ce mouvement comme terrain d'exercice. Et l'on peut constater qu'ils y bénéficient d'une tolérance, sinon d'une complicité certaines. Mais ils n'ont pu, pour l'instant, en changer le caractère.

En sera-t-il toujours ainsi ?

Face à cela, que faire ? On ne peut compter sur le gouvernement. Car c'est sa politique qui alimente aujourd'hui la grogne des étudiants, des paysans, des commerçants. Pas parce que cette politique est une politique de gauche, mais parce qu'elle fait semblant de l'être.

Pendant un temps, les dirigeants socialistes ont tenu des discours démagogiques destinés à tromper les masses travailleuses pour tenter de leur faire croire qu'ils gouvernaient dans leur intérêt alors qu'ils prodiguaient leurs faveurs à la bourgeoisie, surtout la grande, mais aussi la petite. Mais cette dernière les a jugés sur leurs paroles et non sur leurs actes.

Si elle s'estime victime des mesures du gouvernement, elle n'en rend pas responsable la crise ou les gouvernements de droite précédents qui ont, eux aussi, pris des mesures du même ordre, ou même qui sont souvent à l'origine de projets que l'on veut mettre en oeuvre aujourd'hui.

Mitterrand, Mauroy ont beau multiplier les cadeaux aux possédants, petits et grands et en même temps imposer la rigueur aux travailleurs, et la docilité aux partis de gauche et aux confédérations syndicales, cela ne peut calmer les petits bourgeois.

Ils peuvent reculer devant les médecins, désavouer le ministre de l'Éducation Nationale, Savary, assurer aux paysans comme le fait Rocard que leurs manifestations ont constitué un appui dans les négociations avec les partenaires des pays voisins, ni les étudiants, ni les médecins, ni les paysans, ne leur seront reconnaissants. Ils risquent au contraire de voir dans les reculades du gouvernement un nouveau signe de faiblesse, d'indécision et, en fin de compte, un encouragement à exiger encore plus. Aidés en cela par les démagogues de l'extrême-droite.

Aujourd'hui la contestation des différentes catégories de la petite bourgeoisie reste circonscrite à des préoccupations catégorielles. Encore une fois, les revendications de ces catégories ne sont pas antagoniques avec les intérêts de la classe ouvrière. II n'y a donc rien de menaçant pour la classe ouvrière dans le fait que les couches de la petite bourgeoisie se défendent et le prolétariat, présent sur le terrain politique, devrait proposer une politique à la petite bourgeoisie.

Là où il y a une perspective menaçante, c'est que cette montée du mécontentement, et dans une encore faible mesure de la combativité de certaines catégories de la petite bourgeoisie, se fait alors que le gouvernement en place est un gouvernement de gauche et que la classe ouvrière est absente. si la crise s'aggrave, si la petite bourgeoisie commence réellement à en être touchée et à se mobiliser, si le prolétariat n'apparaît pas comme une force politique indépendante du gouvernement, capable d'offrir une perspective politique, alors oui, peut se dessiner une dynamique dangereuse pour la classe ouvrière.

La bourgeoisie a su, dans le passé, orienter la colère des couches petites bourgeoises pour écraser le prolétariat et ses organisations. C'était le fascisme.

On n'est encore nullement dans cette situation, ni peut-être même dans la dynamique qui y mène. Même les petits patrons ou commerçants mobilisés par Deuil ou Bernarsconi et criant des slogans anti-communistes, racistes, n'en sont pas encore à vouloir « casser du prolo ».

Mais avant qu'une véritable menace fasciste ne se dessine, il y a bien des situations intermédiaires déjà lourdes de danger pour la classe ouvrière. Rappelons-nous le Chili.

Allende est tombé, victime non pas de la petite bourgeoisie, mais de l'armée. Ce qui ne veut pas dire que la petite bourgeoisie chilienne n'a pas joué un rôle dans cette chute. Multipliant les manifestations, occupant la rue, elle a, en quelque sorte, fourni le prétexte à l'armée, une armée qui bénéficiait pourtant de toutes les attentions du régime.

Mais Allende, tombé sous les coups des tanks et des avions de Pinochet, a tout autant été victime de sa propre politique. Tout comme Mitterrand le fait aujourd'hui en France, il a gouverné en faveur des capitalistes chiliens. II a trompé la classe ouvrière chilienne, tout comme aujourd'hui le gouvernement socialiste le fait en se servant des partis de gauche et des syndicats pour la désarmer politiquement, moralement et même physiquement.

Rien ne permet de dire que le scénario sera le même. Mais la comparaison doit nous faire réfléchir.

Aujourd'hui, le prolétariat laisse le terrain à la petite bourgeoisie, espérant éviter les affrontements sociaux. Mais avec la crise, avec la montée des mécontentements, ces affrontements sont inévitables. La seule politique possible consiste non pas à s'en remettre au gouvernement, aux partis de gauche et aux organisations syndicales qui le soutiennent. Cette attitude serait lourde de danger pour la classe ouvrière.

Il lui faut montrer sa force, dans les usines, dans la rue. Contre la grande bourgeoisie. Mais aussi contre ce gouvernement qui l'entraîne dans la défaite en lui liant les mains.

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