La crise iranienne : ce que les États-Unis peuvent craindre16/12/19791979Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1979/12/70.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

La crise iranienne : ce que les États-Unis peuvent craindre

L'épreuve de force engagée entre Khomeiny et les États-Unis dure, au moment où nous écrivons, depuis plus d'un mois et demi. C'est le 4 novembre dernier, en effet, que les étudiants iraniens ont occupé l'ambassade des États-Unis à Téhéran, retenant en « otages » les Américains qui s'y trouvaient. Khomeiny a repris à son compte l'action des étudiants, et s'en est servi pour mobiliser la population iranienne au nom de la lutte contre les États-Unis et, plus généralement, contre l'Occident.

Il est probable que Khomeiny a mené cette politique pour refaire autour de lui une sorte d'unité nationale, alors que tous les tiraillements auxquels était soumis le pouvoir devenaient de plus en plus apparents, sinon de plus en plus importants. L'unanimité qui avait suivi la chute du shah semblait déjà lointaine : les revendications autonomistes, en particulier celles des Kurdes, s'affirmaient avec violence. Au sein même du gouvernement se manifestaient des oppositions à la politique de Khomeiny, oppositions d'hommes ou de tendances.

Certes, à aucun moment Khomeiny ne fut remis en cause. Mais il semblait y avoir ceux qui souhaitaient que l'Iran adopte une attitude plus modérée vis-à-vis des États-Unis, ceux qui voulaient - cela pouvait être les mêmes - que ce qui subsistait de milices khomeinistes soit définitivement dissous. Des ayatollahs pas tout à fait d'accord avec Khomeiny sur les rapports qui devaient exister entre l'État et la religion se manifestaient...

Tous les partisans de Khomeiny ne le suivaient pas forcément sur la place à laquelle il reléguait les femmes, etc.

Et encore tous ceux-ci soutenaient-ils le nouveau régime.

Mais il est probable que le régime était soumis à bien d'autres pressions.

Il s'agissait pour Khomeiny en quelque sorte de couper l'herbe sous le pied des États-Unis qui exerçaient les pressions les plus diverses pour tenter de lui faire perdre le pouvoir et qui pouvaient tenter - ou tentaient déjà sans doute - d'utiliser les divisions ou les fissures qui pouvaient se faire jour, dans le même but.

On peut constater que, quelles que soient les raisons qui l'ont poussé à agir, Khomeiny a réussi, en mettant en avant des sentiments anti-américains qui existaient sans doute mais qu'il a amplifiés et qui, grâce à son crédit, se sont développés, à resserrer les rangs autour de lui, au point que les manifestations autonomistes en Azerbaïdjan ont tourné court, elles qui menaçaient de constituer pour le régime un problème épineux.

La résistance aux États-Unis semble donc avoir soudé de nouveau les Iraniens derrière Khomeiny.

On a pu voir - juste retour de bâton ! - que c'est en s'appuyant sur la religion et le nationalisme que Khomeiny a réussi a souder la population iranienne derrière lui, contre les États-Unis.

Or ce sont là deux forces sur lesquelles l'impérialisme s'est depuis longtemps appuyé pour asseoir sa domination. La religion a été l'un des meilleurs piliers de l'ordre établi. Quant au nationalisme, l'impérialisme a su s'en servir pour dresser les peuples les uns contre les autres. Dans cette région du monde, la politique de l'impérialisme, que ce soit le français ou l'anglais, puis aujourd'hui l'américain, a consisté à tracer des frontières là où elles n'existaient pas encore, à créer des États (comme Israël, la Jordanie, l'Arabie saoudite), à aider les chefs de guerre (tel le père de l'ex-shah d'Iran) à se tailler des royaumes, à armer certains pays plus que d'autres (cela a été le cas de l'Iran en particulier jusqu'à la chute du shah) pour qu'ils jouent le rôle de gendarmes vis-à-vis des autres pays - bref à diviser pour régner et à exacerber les nationalismes.

Eh bien, juste retour des choses pourrait-on dire, c'est aujourd'hui en se servant du nationalisme et de la religion qu'un vieil ayatollah tout confit en réaction leur résiste et les tient en échec.

Alors bien sûr les états-unis pourraient intervenir militairement. ils rappellent d'ailleurs périodiquement, d'une façon voilée, qu'ils pourraient bien le faire - et effectivement c'est une hypothèse qui n'est pas exclue.

Mais on peut constater que, pour le moment, ils n'interviennent pas ouvertement autrement qu'en annonçant des mesures d'intimidation comme le renforcement de leur flotte de guerre dans le Golfe Persique, et en prenant des sanctions économiques. Et si fin décembre le gouvernement américain déclare vouloir que l'ONU intervienne, c'est pour demander que ces sanctions économiques soient appliquées par d'autres pays.

On peut se demander pourquoi les États-Unis tolèrent ainsi que Khomeiny leur tienne tête. Mais que peuvent-ils faire ? Pour délivrer les otages américains, ce n'est pas seulement une opération commando telle que les Israéliens l'avaient menée à Entebbe en Ouganda, en juillet 1976, contre un commando palestinien qui retenait alors en otages les passagers d'un avion, qu'il leur faudrait probablement mener. Téhéran n'est pas Entebbe, et les étudiants iraniens n'entretiennent pas avec la population les mêmes relations que le commando palestinien avec ceux d'Ouganda !

C'est donc à un autre type d'intervention que les États-Unis devraient se résoudre. Mais la capacité de mobilisation dont la population iranienne a fait preuve à plusieurs reprises ces derniers mois, est, telle que les États-Unis doivent probablement craindre les difficultés d'une intervention militaire.

Et il y a probablement quelque chose qui inquiète encore plus les États-Unis, c'est que les appels de Khomeiny semblent bien avoir débordé les frontières de l'Iran, et avoir relancé, dans le monde islamique, le sentiment anti-américain, et parallèlement peut-être aussi, le sentiment que peuvent ressentir les Musulmans d'appartenir, peu ou prou, à une même communauté.

Khomeiny souhaitait-il, espérait-il cela ? cherchait-il, cherche-t-il à s'adresser à tout l'islam, voire à le mobiliser ? c'est difficile à dire.

La presse a bien fait mention de discours ou de déclarations où il appelait à la solidarité du monde islamique.

Toujours est-il que le risque de voir ses appels dépasser les frontières de l'Iran, et être pris au sérieux, ne l'a pas arrêté.

Et il y a eu un écho, faible certes, les violentes manifestations anti-américaines qui se sont déroulées début novembre au Pakistan ont été l'exception. Mais cet écho a quand même existé, on a pu le constater jusqu'en France, où il semble que nombre de travailleurs immigrés algériens et marocains ont éprouvé un sentiment de fierté et de solidarité vis-à-vis des Iraniens.

Cette solidarité diffuse risque-t-elle de devenir active ? Il est impossible de le savoir. Mais c'est probablement la crainte de cette perspective-là qui explique l'attentisme des États-Unis. Ils peuvent estimer qu'ils prennent le risque, en intervenant en Iran, de déclencher des réactions dans tous les pays du pourtour de la Méditerrannée, dans tous les pays proches de l'Iran, et de se retrouver obligés d'intervenir massivement, et de s'enliser dans une nouvelle guerre du Vietnam. Et cela dans une région du monde importante aux yeux de l'impérialisme, économiquement à cause du pétrole, et politiquement parce qu'elle sert de frontière avec l'URSS

Quant à envisager d'intervenir par gendarme interposé - ce qui est après tout la vieille politique éprouvée de l'impérialisme, dans cette région du monde en particulier, pour obliger les États frondeurs à rentrer dans le rang - par exemple faire donner l'Irak, qui est actuellement en rivalité avec l'Iran à propos de la possession de quelques îles et d'un estuaire, c'est une politique risquée elle aussi. Et le risque, c'est que le sentiment de solidarité avec l'Iran l'emporte dans la population sommée de mener la guerre, et que dans son élan, elle ne balaye le dictateur ou le régime en place !

Les États-Unis semblent bien se trouver actuellement dans la situation, soit de laisser faire et de prendre le risque de voir l'Iran, en leur tenant tête, servir d'exemple à d'autres États et à d'autres peuples ; soit de prendre le risque, en intervenant militairement, de servir de détonateur à un mouvement qui remettrait en cause leur mainmise sur cette région du monde ! Et ceci parce que, à force de vouloir diviser les peuples, l'impérialisme a déclenché des forces qui peuvent aboutir à une croisade de l'Orient contre l'Occident, une croisade anti-américaine, une croisade de l'Orient contre l'Occident - dirigée par un vieux prêtre tout droit sorti du Moyen-Age.

Ce ne serait pas la première fois, d'ailleurs, que dans cette région du monde on voit ainsi s'amorcer, sur la base du nationalisme que l'impérialisme a contribué à exacerber dans chaque pays, une cause capable d'unir les peuples au-delà des frontières. Cela s'est produit avec la cause palestinienne et la lutte contre Israël.

Les dirigeants palestiniens, qui étaient les leaders de la lutte contre Israël, n'étaient pourtant que des nationalistes qui respectaient les États, qui voulaient simplement créer le leur, et qui ne se posaient nullement en porte-parole des opprimés des pays arabes ou musulmans ! Mais cela n'a pas empêché la cause palestinienne d'être, dans différents pays arabes, un ferment de mobilisation et d'unification des masses par-dessus les frontières. Et cette mobilisation contre Israël n'était pas seulement inquiétante pour ce dernier pays et, à travers lui, pour l'impérialisme dont il est le principal représentant dans cette région.

Elle l'a été pour un certain nombre de régimes en place. Il s'en est fallu de peu que le roi Hussein de Jordanie ne perde son trône, accusé de trop composer avec Israël.

Devons-nous donc nous réjouir, nous qui nous plaçons du point de vue des intérêts du prolétariat mondial et du socialisme, de ce qui se passe en Iran ?

Eh bien oui. Car nous devons nous réjouir de tous les reculs de l'impérialisme, quelles que soient les voies que prennent les combats qui les ont amenés, même s'ils sont menés au nom de la religion.

Les peuples mènent leurs combats avec les armes qu'on leur laisse, quelquefois par les seules voies qui leur sont offertes.

Mais même si ces combats peuvent faire reculer l'impérialisme le plus puissant du monde, ils ne nous rapprochent pas de la révolution prolétarienne ni du socialisme.

Car on ne peut pas aller dans cette direction en dehors de l'action consciente du prolétariat et du combat contre le nationalisme.

Or il n'y a nulle manifestation ou même d'indice, que le prolétariat agisse, en iran, en classe autonome. il semble bien, au contraire, à la remorque des nationalistes religieux. et dans les pays impérialistes, du moins par ce qu'on peut en juger, en france et aux etats-unis, les événements iraniens ont eu, pour conséquence, y compris dans la classe ouvrière, une montée de la xénophobie et du racisme, masquée sous le mépris du soi-disant « fanatisme » iranien.

Cela dit, les luttes de classe prennent parfois des détours imprévus. Et les dirigeants de ce monde ne se réjouissent pas de la crise iranienne. Ils ont bien conscience, qu'en fin de compte, ils ne sont pas maîtres de la façon dont elle se dénouera.

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