L'Inde : derrière les conflits religieux et régionaux la dictature des possédants01/05/19831983Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1983/05/103.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

L'Inde : derrière les conflits religieux et régionaux la dictature des possédants

A l'occasion des récents massacres de populations intervenus en Assam, suivis de l'agitation des Sikhs du Penjab, la presse française a cru devoir souligner l'aggravation des tensions régionalistes et religieuses en Inde. Ainsi selon Le Figaro (21 avril), « le nombre des affrontements entre les communautés s'accroît régulièrement : 489 en 1982 contre 340 en 1981 » . Bien qu'on puisse s'interroger sur la validité de ce genre de statistiques, le fait est qu'Indira Gandhi de son côté a déclaré, dans une interview au Monde (9 mars) : « Nous assistons au développement d'un phénomène régionaliste qui est dangereux, non pas en soi, mais parce qu'il prend un caractère populiste ».

Comment expliquer le développement de ces conflits, souvent à coloration religieuse, à propos desquels les journalistes évoquent même des menaces de sécessions, voire d'éclatement de l'Union Indienne ?

En fait, dans l'histoire de l'Inde indépendante, ce type de conflits n'est pas nouveau ni exceptionnel. Mais l'Inde, c'est d'abord l'un des deux plus grands pays du Tiers-monde, où sévit une misère effroyable, un pays qui regroupe des centaines de millions de misérables soumis à la férule d'une minorité, particulièrement infime en proportion, de potentats et de nantis, dans le cadre d'un système demeuré semi-féodal à bien des égards. La situation sociale générale du pays est en elle-même profondément explosive.

Et l'Union Indienne, c'est aussi une mosaïque de peuples, de cultures et de religions, plus ou moins mêlés, plus ou moins hostiles entre eux. II y a évidemment là une source d'antagonismes multiples. Pourtant, ce qu'on présente comme des conflits ethniques ou religieux sont bien souvent aussi et avant tout la traduction des conflits sociaux opposant les pauvres aux possédants, des explosions de la misère, lesquels empruntent simplement les canaux à leur portée que sont les antagonismes de religion, de culture ou de caste.

Et ces antagonismes ne sont pas seulement hérités de la tradition. Comme dérivatifs à la colère des misérables contre les possédants, ils servent très bien les intérêts de ces derniers, et la bourgeoisie indienne y trouve finalement son compte autant que les colonialistes britanniques avant elle.

La situation des masses rurales

80 % de la population de l'Inde vit, ou plus exactement survit, dans les villages. L'agriculture est dominée par la grande propriété foncière : à l'heure actuelle, 4 % seulement du nombre total de fermes représentent un tiers des terres cultivables. Entre 1960 et 1970 environ, la proportion des exploitations agricoles - si on peut parler ainsi à propos de minuscules lopins de moins de un hectare est passée de 40 à 51 %.

L'indépendance n'a pratiquement pas modifié la situation qui existait à l'époque de la domination britannique. II n'y a pas eu même le moindre début de réforme agraire comme en Chine. Les gouvernements qui se sont succédé depuis l'indépendance, de Nehru à Shastri puis à Indira Gandhi, ont donné toute la priorité à l'industrie lourde, bref enrichissant les grandes familles d'industriels comme les Birla ou les Tata, mais ils n'ont pour ainsi dire pas touché à la propriété de la terre, et ont laissé à l'abandon les quelque 500 000 villages du pays.

La pénétration et la domination anglaises avaient détruit les bases de l'agriculture traditionnelle et la terre se trouvait contrôlée dans la plupart des régions par le « zamindar » chargé de collecter l'impôt pour le compte de l'État dans les vastes domaines sous sa coupe, les cultivateurs étant entièrement à sa merci.

Les quelques lois portant le nom de réforme agraire adoptées depuis l'indépendance se sont bornées à gommer l'aspect ouvertement féodal de cette situation : l'État perçoit directement ces impôts sans ces intermédiaires, mais il a laissé la plupart de leurs terres aux ex-zamindars. La réforme n'a servi qu'à ouvrir un peu la porte à la couche supérieure de la population des campagnes. Quant aux mesures visant en principe à limiter les redevances exigées des fermiers et des métayers, et à mettre un plafond à la propriété, elles sont de toute façon très peu entrées dans la pratique, les grands propriétaires s'y opposant par des moyens détournés ou, bien souvent, carrément par la force.

La pénurie et les risques de grande famine cependant sont tels que le gouvernement, à partir des années de sécheresse 1965-67, et en particulier sous la pression des États-Unis fournisseurs d'aide alimentaire, a injecté quelques capitaux dans l'agriculture. Avec l'aide de la Banque Mondiale et d'experts des organismes internationaux, il prétendait favoriser l'investissement dans la terre, en vue de travaux d'irrigation, de l'utilisation d'engrais et de semences améliorées.

Bien entendu, il n'était pas question que cela touche la masse des paysans pauvres. Les semences à haut rendement sont vulnérables, elles exigent des conditions d'irrigation sophistiquées et des engrais et, comme on n'a jamais vu les banques ouvrir des crédits à ceux qui ne possèdent pas de « garanties », seuls les gros propriétaires et une mince couche de paysans (essentiellement dans les États du Penjab et de l'Haryana) qui avaient déjà auparavant réussi à surnager, ont pu tirer profit des innovations.

Ce que le gouvernement a baptisé pompeusement de « révolution verte » est en fait une vaste escroquerie qui a contribué à aggraver encore l'inégalité sociale par son résultat : les terres valorisées devenant un enjeu convoité ont enchéri et ont été plus concentrées encore dans les mains de quelques propriétaires, tandis que des milliers de petits paysans supplémentaires se sont retrouvés rejetés du circuit, réduits à végéter sans terre.

Selon le recensement de 1971, le nombre des paysans sans terre et des travailleurs agricoles en Inde s'était accru de 75 % en dix ans, entre 1960 et 1970, soit trois fois plus vite que la population globale. Plus de 10 % des agriculteurs n'avaient aucune terre, 4 % possédaient moins de 0,2 hectare ce qui revient pratiquement au même, tandis qu'au sommet les 10 % les plus riches disposaient de plus de la moitié des terres. Et ce sont là des chiffres officiels : la réalité est sans aucun doute bien pire.

Les révoltes paysannes

La bourgeoisie indienne a de bonnes raisons de craindre ses propres masses. Elle n'ignore pas le potentiel explosif que recèle une injustice aussi profonde. Éduquée et préparée à l'ombre de la domination coloniale, elle avait déjà une conscience nette des problèmes politiques qui l'attendaient au seuil de l'indépendance et elle a toujours cherché, dans le cadre de la lutte nationaliste, à contrôler la mobilisation des masses paysannes. La propagande de Gandhi correspondait à ce problème pour les possédants, en canalisant la révolte accumulée dans la voie de la « non-violence ».

Cela n'aurait cependant pas suffi et, en fait, dès 1948, l'armée indienne intervenait pour faire comprendre aux paysans sans terre qu'il n'était pas question d'un changement de leur condition.

Des soulèvements d'ouvriers agricoles, des confiscations de stocks de nourriture accaparés par les usuriers et les grands propriétaires, des escarmouches et des batailles, se produisaient sans arrêt. L'État princier de Haïderabad en partie intégré dans l'actuel État de Andhra Pradesh vit une insurrection paysanne se prolonger en 1948 sur le territoire de Telengana (celui-ci est situé dans l'actuel État d'Andhra Pradesh). L'armée vint au secours du prince et des gros propriétaires, de même d'ailleurs qu'un disciple de Gandhi, Vinoba Bhave : parcourant la campagne à pied, il exhortait les paysans riches à faire don d'une petite partie de leurs terres aux paysans qui n'en avaient pas, ce qui, d'après le spécialiste d'économie Gilbert Etienne « a alors contribué à ramener la paix entre le prolétariat rural et les propriétaires qui, dépossédés par les éphémères soviets de villages, cherchaient à récupérer leurs terres ». Par la suite, il s'est avéré qu'au moins la moitié des terres ainsi « données » était inutilisable ou improductive...

Une des révoltes paysannes qui a pris le plus d'ampleur est peut-être la révolte de la population de Naxalbari, au nord du Bengale, qui, dans les années 1967-70, s'empara des terres des propriétaires et établit des « zones libérées », avec des « tribunaux du peuple » condamnant à mort les paysans riches, sous la direction d'une fraction dissidente du Parti Communiste d'inspiration maoïste du Bengale oriental. Ce mouvement « naxaliste » (du nom de Naxalbari) fut réprimée de façon impitoyable par Indira Gandhi, des milliers de paysans furent tués et la simple suspicion de « naxalisme » devint par la suite suffisante pour être éliminé.

Un mouvement analogue bouleversa le Kerala en 1970 : quelque 50 000 personnes furent arrêtées après des occupations de terres.

La police et l'armée, tant au niveau fédéral qu'au niveau des États, sont étroitement solidaires des grands propriétaires, chefs de villages et notables. C'est en permanence qu'elles volent à leur secours, pour maintenir par la force le paysan indien dans sa misère.

On lit souvent que les conflits dans les campagnes indiennes sont des conflits entre les castes, bien que celles-ci soient officiellement abolies, en particulier lorsqu'ils font intervenir les « intouchables » (bien que ceux-ci soient tellement « impurs » au regard de la religion hindouiste qu'ils sont exclus même du système des castes). Mais ce fameux conflit entre Hindous « de caste » et « intouchables » recoupe en fait très largement l'antagonisme social entre paysans sans terre et possédants, fût-ce d'un lopin.

Comme par hasard, les « intouchables » sont justement pour la plupart des ouvriers agricoles, ou des paysans sans terre. Mis à l'écart de toute vie sociale, exclus du puits comme du temple de la communauté, souvent dans une situation proche du servage, ce sont eux qui supportent le poids le plus lourd de l'oppression sociale. Le fait que Gandhi les ait promus « fils de Dieu » ( « harijans » ) n'a rien changé au sort de ces quelque cent millions de pauvres parmi les pauvres.

Tous les témoignages sur l'Inde évoquent les atrocités dont ils sont victimes - de même souvent que les populations tribales, elles aussi « hors castes » - tout spécialement de la part des gros propriétaires ou de leurs sbires, dès lors qu'ils se rebellent - et il est facile alors de les qualifier de « naxalistes » - ou même que la crainte qu'ils ne se rebellent se fait sentir.

G. Etienne raconte ainsi : « Le prolétariat rural devient plus conscient de ses droits, ce qui suscite des tensions croissantes ... Dans l'est de l'Uttar Pradesh, du Bihar, dans l'intérieur de l'Andhra, il en est résulté de graves affrontements allant jusqu'à morts d'hommes, souvent lors de confrontations triangulaires : paysans moyens de caste intermédiaire en lutte avec des paysans sans terre, souvent anciens intouchables, victimes également des notables ; grands propriétaires de caste supérieure contre paysans moyens » ( Revue Politique Étrangère, décembre 1980). Les quotidiens indiens sont remplis, paraît-il, à longueur d'année, de récits d'agressions contre les « harijans », de huttes brûlées, de femmes violées, de paysans assassinés. II y a eu des centaines de tués parmi eux en 1979 et en 1980 en particulier dans ces États du Bihar et de l'Uttar Pradesh. D'après l'Indian Express cité par Le Monde, 40 000 cas d'atrocités à l'encontre d'intouchables ou de tribus hors castes auraient été recensés en trois ans.

La notion de caste est certes une survivance archaïque. Mais ce n'est pas pour des motifs religieux que les propriétaires fonciers, main dans la main avec les usuriers, les notables et les autorités de l'État, mènent la guerre aux paysans pauvres. C'est bien concrètement pour les maintenir à la place qu'ils leur assignent, tout en bas de l'échelle sociale, en dehors de toute possibilité d'accès à une vie décente. C'est pour conserver leurs richesses et leurs privilèges à eux.

Une fiction de démocratie

Cette guerre civile permanente contre les pauvres, les riches la mènent peut-être de façon encore pire dans les grandes villes où les misérables sont entassés par millions.

La religion intervient là moins nettement pour voiler la contradiction réelle, car des agglomérations de quelque dix millions d'habitants (seize millions en l'an 2000 à Bombay et Calcutta) entraînent un brassage massif de population, et même si là aussi les intouchables sont souvent relégués dans les travaux les plus sales ou considérés comme les plus dégradants, les conflits de castes à proprement parler s'en trouvent atténués. La violence ne s'en exerce pas moins massivement. C'est la violence nue des possédants contre les pauvres. Le luxe à l'anglaise d'une poignée de grandes familles, d'ex-maharadjahs et de capitalistes côtoie taudis et bidonvilles concentrationnaires. Des misérables par milliers dorment et meurent sur les trottoirs et les avenues devant des gratte-ciel prétentieux.

L'Inde, c'est un pays où on apprend dans le même temps que ses dirigeants sont tout fiers de leur troisième satellite lancé dans l'espace, et que des ouvriers grévistes ont eu recours au suicide collectif pour essayer de se faire entendre. Le moindre heurt tourne à la tuerie. Toute occasion y donne lieu : qu'un fils d'Indira Gandhi décide de raser un quartier du Vieux Dehli pour le remplacer par un centre commercial et que les habitants stupéfaits ne se laissent pas faire, la police ouvre le feu et fait rien moins que 300 morts. Là-dessus, on passe le quartier au bulldozer et on abandonne les expulsés en rase campagne.

II faut l'impudence extraordinaire des commentateurs occidentaux pour qualifier l'Inde de « plus grande démocratie du monde ».

II leur suffit de la fiction des élections « libres » entretenue par le régime, y compris lorsque, pour les besoins de cette fiction, le régime laisse faire 3 000 morts en Assam...

Les élections et le parlementarisme en Inde ne sont qu'une façade derrière laquelle ne se camoufle même pas la dictature sociale des possédants sur les trois-quarts au moins de la population du pays.

Quand vote il y a, ce qui en décide, ce sont les puissants locaux, le grand propriétaire, le chef de village, l'usurier, qui conservent tous pouvoirs sur les paysans misérables, les maintiennent dans l'isolement, s'appuient sur des structures semi-féodales.

II est même arrivé à plusieurs reprises, malgré cela, que le régime renonce à sa parodie d'électoralisme et prenne des mesures ouvertement autoritaires et répressives sur le plan institutionnel, en particulier à partir de 1971 à la suite de la guerre du Bangladesh, puis en 1975 où fut proclamé « l'état d'urgence » c'est-à-dire une législation d'exception permettant des arrestations en masse en particulier parmi les opposants politiques - ou supposés tels - à Indira Gandhi. On a estimé à quelque 200 000 les personnes qui furent alors entassées dans les prisons.

Bien sûr, aux yeux des commentateurs occidentaux, cela a quelque peu entaché le visage de la prétendue « démocratie indienne ». Mais la violence des possédants et des politiciens à leur service en Inde, c'est bien plus que cela. Elle est à la base du maintien du système dans son ensemble. Elle n'est pas exceptionnelle. Elle fait partie de son fonctionnement normal et quotidien.

Des antagonismes religieux, ethniques, linguistiques...

Depuis les révoltes paysannes du Bengale et du Kerala, et malgré les grèves longues et dures qui ont parfois lieu comme depuis plus de quinze mois dans l'industrie du textile dans la région de Bombay, il ne semble pas que l'exploitation et l'oppression des pauvres aient entraîné des explosions massives sur un terrain ouvertement social. Les conflits sanglants tel celui de l'Assam en février dernier apparaissent comme des conflits à la fois ethniques et religieux.

Et les problèmes ethniques et religieux sont en effet particulièrement nombreux et variés en Inde. Car ce pays, outre les problèmes soulevés par son sous-développement économique, par le sort misérable de ses énormes masses paysannes, se trouve être aussi un immense territoire marqué par la diversité de ses régions et de son peuplement. Sa longue histoire lui a légué une multiplicité de races, de peuples et de religions différents.

Sur le plan religieux, l'hindouisme dominé par la caste des Brahmanes, qui était déjà religion dominante il y a quelque 3000 ans, est actuellement la religion de 80 % de la population. Cependant, l'Islam lui a fait concurrence pendant longtemps, et malgré la séparation du Pakistan musulman en 1947, l'Inde compte une « minorité » de 80 millions de Musulmans. Cela pour les deux principales religions, mais à côté d'elles existent diverses autres communautés : les Chrétiens, descendants des premiers colons européens, les Parsis, descendants des conquêtes persanes, les Boudhistes... ainsi que les sectes dissidentes des grandes religions, comme les Sikhs, et une multitude d'autres.

Une quinzaine de langues sont reconnues officiellement, mais en fait plus de 800 langues et dialectes sont pratiqués, par des populations très variables en nombre. Les langues du sud sont globalement très différentes de celles des États du nord. L'anglais reste la langue employée au niveau de l'État, de l'administration, de la population aisée et scolarisée, tandis que le hindi qui serait compris par environ 60 % de la population n'a pas pu être imposé comme langue nationale unique.

Comme dans toute l'histoire des sociétés de classes dans tous les coins du monde jusqu'à présent, cette diversité se traduit souvent en termes de rivalités sanglantes. Les nations considérées comme achevées de l'Occident, riches et éduquées, sont loin elles-mêmes d'avoir réglé nombre de rivalités régionales et d'antagonismes entre les peuples, dont les origines remontent parfois à un lointain passé. Les conflits liés aux déséquilibres entre les régions ressurgissent suffisamment à notre époque pour en témoigner.

Mais en Inde, où ce que l'on appelle les régions sont comparables à ce qu'on considère comme des nations à part entière en Europe occidentale, ces problèmes s'imbriquent, qui plus est, dans une structure sociale profondément oppressive et grosse d'explosions, multipliant ainsi et aggravant tous les problèmes.

La ruine du pays, de son artisanat, de son agriculture vivrière, par la colonisation, n'a certes pas arrangé les choses. Les disparités entre les régions sur le plan économique se sont accentuées, ajoutant aux nombreux litiges pour le partage des eaux, des fleuves notamment, une rivalité pour la répartition des fonds de l'Union forcément acharnée sur le fond de dénuement général. Cinq États sur les vingt-deux que compte l'Union regroupent 50 % de la population sur à peine 25 % de la superficie du pays. Les trois États de l'Uttar Pradesh, du Bihar et du Bengale oriental sont particulièrement sous-développés par rapport au Pendjab et à l'Haryana, considérés souvent comme les « greniers à blé » de l'Inde, et aussi par rapport à la plupart des régions du sud.

Et le faible développement économique de certaines campagnes a contribué à accentuer, outre la différenciation sociale, les écarts de ce point de vue, des régions. Les régions pauvres se sont trouvées appauvries par rapport àl'amélioration relative des moins défavorisées. Dans ces conditions, la revendication vient parfois d'ailleurs de régions parmi les moins mal loties, comme on le constate pour le Pendjab.

L'opposition des particularismes au pouvoir central s'exprime souvent dans des revendications linguistiques. A tel point que dans les années cinquante, à la suite de nombreux affrontements sur la base de ces revendications, le régime a procédé à un redécoupage des États selon des critères culturels et linguistiques. L'agitation sur ces thèmes ne cesse pas. Ainsi, un mouvement contre l'emploi du hindi existe en permanence dans les États du sud, comme le Tamil Nadu, l'Andhra Pradesh et le Karnataka. Lors d'élections régionales qui ont eu lieu en janvier dernier, Indira Gandhi et son Congrès ont subi dans ces deux derniers États un échec sévère, et la revendication linguistique a, selon la presse, joué un grand rôle dans le succès de partis locaux.

...sur lesquels joue la petite bourgeoisie...

Les revendications plus ou moins autonomistes des Sikhs du Pendjab, les revendications linguistiques du Tamil Nadu, mobilisent-elles les larges masses populaires de ces États, nous ne le savons pas. Elles apparaissent en tout cas portées politiquement par des catégories que l'on peut qualifier de petites-bourgeoises, même si dans le cas d'un pays aussi pauvre que l'Inde cela signifie seulement qu'elles sont moins misérables que la majorité.

Les Sikhs du parti Akali Dal, qu'on a cité comme dirigeant l'agitation au Pendjab, gravitent autour du pouvoir. L'Akali Dal relance son agitation surtout lorsque sa position au niveau des postes de commande lui semble laisser à désirer, et il était devenu minoritaire lors des dernières élections du Pendjab... Cette agitation n'a d'ailleurs pas désarmé après que le pouvoir ait cédé sur les revendications proprement religieuses qu'il avait d'abord mises en avant.

Dans le sud, ce sont des mouvements rivaux du parti du Congrès qui capitalisent l'agitation hostile au hindi. La concurrence à l'intérieur des appareils politiques et de leur clientèle, comme de la bureaucratie des États, intervient sûrement pour beaucoup dans ces affaires.

Dans le cas de l'Assam, on peut remarquer que l'agitation, qui dure en fait depuis des années, est menée au nom de « l'Assam aux Assamais », par une organisation étudiante, « l'All Assam Student Union ». Dans ce cadre, les étudiants assamais « de souche » avaient antérieurement réclamé l'utilisation pour les examens de l'Assamais, qui les favorise par rapport aux Bengalis. Et en effet les jeunes Assamais diplômés, ou aspirant à l'être, se trouvent en concurrence avec les Bengalis.

Le problème des « chômeurs à diplômes » est un problème général dans l'Inde d'aujourd'hui. Depuis l'indépendance, avec le temps, l'éducation s'est répandue forcément un tout petit peu plus largement, l'appareil de l'État et de la Fonction Publique a ouvert des possibilités plus nombreuses à une petite partie de la population, comme dans la plupart des ex-colonies devenues indépendantes. La concurrence est d'autant plus acharnée pour accéder à ces emplois que l'industrie ne s'est absolument pas développée en proportion. Les très nombreux « chômeurs à diplômes » pouvaient sans doute espérer de l'indépendance davantage de perspectives.

Aussi le catalyseur qui a entraîné le déclenchement des massacres qui se sont déchaînés en Assam, opposant principalement Assamais et Bengalis, Hindous et Musulmans, a peut-être été la contestation régionaliste des étudiants. Ceux-ci comme la petite bourgeoisie en général, peuvent rechercher du côté des nationalismes régionaux d'autres possibilités, ne serait-ce tout simplement que l'espoir de « s'en sortir » un peu. Mais ils peuvent aussi jouer sur le désespoir et la rage des paysans. Que ceux-ci s'expriment au travers de la vengeance ethnique et religieuse est à peu près inéluctable dans les conditions de l'Inde, dans la mesure où aucune perspective politique différente basée sur l'unification de tous les opprimés, ne s'offre à eux.

Les contradictions sociales explosent souvent en empruntant les voies concrètes imprimées par l'histoire dans la réalité d'un pays.

...et surtout les classes dirigeantes

II est trop simple de parler de « fanatismes » à propos de ce qui se passe en Inde. Les haines religieuses, ethniques ou raciales sont d'un autre temps, certes, et le système des castes est particulièrement anachronique. Mais dans ces survivances et dans l'exacerbation de ces haines, les classes dominantes ont joué et jouent un rôle conscient.

Indira Gandhi peut se laver les mains des milliers de femmes et d'enfants massacrés en Assam : c'est en grande partie à ces dévoiements de la colère des misérables que son régime doit de se maintenir. Non seulement le pouvoir en Inde s'appuie sur les particularismes et les divisions, non seulement il a contribué et il contribue à les perpétuer, mais encore il les attise et les exploite. La bourgeoisie et les possédants indiens, les personnages au pouvoir, ont parfaitement retenu la leçon du colonisateur britannique qui, de la méthode du « diviser pour régner » avait fait un art de gouvernement. A leur tour, ils tirent parti de la manipulation des préjugés de tous ordres susceptibles de dresser les pauvres entre eux ; cela fait partie intégrante de leur dictature.

II n'est que trop vrai qu'avant de céder la place, l'impérialisme britannique avait délibérément miné le terrain. L'administration coloniale, non contente de laisser intactes les divisions et les oppositions, les avait souvent encouragées, utilisant certains peuples contre d'autres, par exemple en 1857-1858 les Sikhs pour réprimer la révolte des Cipayes. Elle avait contribué à susciter des États princiers - les fiefs féodaux des Maharadjahs - en grand nombre : plus de 500, la moitié du territoire de l'Union Indienne au moment de l'indépendance, pour mieux assurer sa domination sur l'ensemble.

Et la Grande-Bretagne joua tout particulièrement de la rivalité Hindous Musulmans, dressant les Brahmanes contre l'élite musulmane, et inversement lorsqu'elle voulut battre en brèche le nationalisme indien naissant du parti du Congrès. L'hostilité entre Musulmans et Hindous n'est, selon Tibor Mende, auteur de L'Inde devant l'orage, devenue vraiment violente et grave qu'au cours du vingtième siècle, sous la domination anglaise.

La Grande-Bretagne suscita l'apparition de la Ligue Musulmane, rassemblant propriétaires fonciers et industriels musulmans concurrents de leurs homologues hindous, dès le début du siècle ; et elle mena systématiquement dès lors une politique attisant les rivalités entre les petits-bourgeois des deux religions dans ce qui pouvait toucher à l'accès aux fonctions privilégiées, et dressant plus généralement Musulmans et Hindous entre eux.

L'aboutissement dans la partition du territoire indien sur des bases religieuses en 1947, en un État musulman et un État hindou, fut le fruit délibérément mûri de cette politique. Elle a entraîné le déplacement de 17 millions de personnes en quelques mois, à travers les États du nord de l'Inde, du Pendjab au Bengale. Elle s'est accompagnée de massacres de populations musulmanes, hindoues et sikhs, par centaines de milliers de personnes, un million peut-être.

Mais on peut difficilement parler de guerres de religions à ce propos. Des millions de gens misérables chassés de leur coin de terre du jour au lendemain, pour une destination inconnue, ne pouvaient certes pas manquer de voir des usurpateurs dans les nouveaux venus. L'administrateur colonial avait tracé sa ligne de démarcation entre les deux nouveaux États. Elle pouvait couper des villages, voire des maisons, en deux, passer au milieu des champs, faire fi de la répartition des richesses agricoles et des activités industrielles, il fallait que chacun décampe, se ruant dans des gares pour y voir parfois défiler des trains chargés uniquement de cadavres.

Ce fut un gigantesque traumatisme collectif, et qu'on ne s'étonne pas que les souvenirs en marquent encore aujourd'hui la mémoire de tout un peuple.

Mais ce bain de sang qui a présidé à la naissance du nouvel État indien ne s'explique pas seulement par le rôle de l'impérialisme anglais. Le mouvement nationaliste encouragea de son côté les haines religieuses par peur du mouvement des masses.

L'accession du pays à l'indépendance était porteuse d'espoir, pour les populations du moins qui étaient en état de prendre conscience des événements politiques. Et il s'agissait de contrôler, de canaliser, le potentiel de révolte mis en branle. Dans ces conditions, les rivalités religieuses offraient à la violence accumulée un exutoire providentiel pour la bourgeoisie et tous les possédants. Dans son témoignage, Tibor Mende relate le rôle joué par les propriétaires fonciers, qui provoquèrent des massacres pour semer la division parmi les petits fermiers et les ouvriers agricoles, pour les détourner en l'occurrence des idées naissantes en faveur de la réforme agraire...

De fait, brandir le drapeau de la religion, faire appel aux sentiments de solidarité religieuse, reste un moyen pour les détenteurs du pouvoir, à tous les niveaux, ou pour ceux qui aspirent à y accéder, de mobiliser des troupes nombreuses parmi les masses rurales maintenues dans la misère et l'analphabétisme. Spéculer par exemple sur l'antagonisme Hindous-Musulmans en ravivant les souvenirs de 1947-1948 est une méthode éprouvée en Inde.

De la même façon que les possédants exploitent, comme on l'a vu à propos des « intouchables », la survivance du système des castes, malgré son abolition officielle, afin de masquer sous des dehors consacrés par la religion leur dictature dans les campagnes, ils savent aussi l'art d'utiliser les particularismes régionaux et locaux. Par exemple, aux derniers événements d'Assam, il y avait eu un précédent en 1980, dans des circonstances analogues. Cela n'a nullement empêché Indira Gandhi de prendre délibérément le risque de nouveaux massacres. Certains commentateurs la suspectent de laisser les troubles se développer afin d'y trouver une justification pour renforcer le caractère autoritaire et répressif de son régime.

Quant le pouvoir a prétendu mettre sur pied un système de discrimination en faveur des castes et des tribus défavorisées, cela lui a servi avant tout de manoeuvre pour s'assurer une clientèle à tous les échelons, national, régional et local, avec tous les moyens de pression qu'une politique d'emplois réservés pouvait lui fournir. Et tant pis, ou tant mieux, pour les rivalités acharnées et les conflits violents que ce système ne pouvait manquer de susciter dans le dénuement général.

Si la violence populaire, lorsqu'elle éclate, s'engouffre dans les canaux hérités du passé, il se trouve incontestablement de nombreux éclusiers pour l'y pousser.

Non, l'Inde n'est pas ce pays arriéré, archaïque ou médiéval, que des dirigeants démocrates essaieraient vaillamment d'amener à l'ère moderne, que l'on nous présente le plus souvent. C'est un pays que le capitalisme a bloqué dans le sous-développement, et où les puissants exercent leur domination, notamment au travers de ses caractéristiques sociales les plus périmées. Ils s'en servent en leur donnant le nouveau contenu qui correspond à leurs intérêts de classe bien actuels.

L'Inde, c'est finalement bien un pays de notre temps : un immense pays sous-développé dans l'univers capitaliste.

Sa situation présente le degré maximum de modernisation que peut donner dans ces conditions un capitalisme d'autant plus sauvage qu'il est réduit à rechercher ses profits dans la dépendance de l'impérialisme tout-puissant.

Ce n'est pas le poids de la tradition qui ligote le Congrès et le gouvernement, et freinerait ses intentions réformatrices. Ce sont eux, ou leurs politiciens rivaux, tous au service des capitalistes bien modernes et leurs alliés dans le pays comme dans les organismes du capitalisme international, qui se servent de l'obscurantisme et des clivages traditionnels pour tenir le pays. On ne peut pas réformer les choses en Inde. On ne peut que, soit y survivre dans des conditions barbares qui condamnent des millions de gens à mourir de faim ou de misère, soit bouleverser tout le système du haut jusqu'en bas.

Mais la voie de la révolution sociale ne peut être qu'une voie consciemment choisie. Elle exige une volonté et un programme politiques clairs, qui ne peuvent naître spontanément de masses rurales profondément opprimées.

C'est de la classe ouvrière indienne, partie du prolétariat international, qu'ils peuvent surgir. Celle-ci ne forme qu'une toute petite fraction de la population. Mais dans un pays aux contradictions sociales si énormes et si nombreuses, une petite minorité peut jouer un rôle déterminant si elle sait offrir des perspectives politiques à ces masses opprimées.

Partager