L'impérialisme français gendarme de l'Afrique01/06/19781978Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1978/06/54_0.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

L'impérialisme français gendarme de l'Afrique

Après l'envoi du millier de parachutistes de la Légion au Shaba qui n'en finissent pas de devoir être rapatriés de leur « mission humanitaire », l'intervention massive, brutale de l'armée au Tchad a fait justice des communiqués hypocrites et des mensonges du gouvernement français sur la nature des interventions en Afrique. Au Tchad, ces « coopérants français » dépêchés en avril dernier pour « aider le gouvernement du président Malloum » se sont donc révélés pour ce qu'ils étaient : un corps expéditionnaire de quelque 2 000 soldats professionnels, engagés directement dans une véritable guerre à armement lourd contre le Frolinat.

A la fin mai, après des opérations de reconnaissance qui durèrent deux semaines, une quinzaine de Mirage et de Jaguar de l'armée française ont ratissé au canon, à la roquette et à la bombe pendant 48 heures une des positions du Frolinat. Et le 2 juin, le Figaro pouvait annoncer à la une : « 600 soldats français écrasent 1 000 rebelles toubous encerclés dans une palmeraie » ; suivait le récit détaillé de l'ingénieuse tactique du corps expéditionnaire français qui sut faire tomber le Frolinat dans un piège parfait...

Au Zaïre, on peut encore se demander si oui ou non la prétendue « opération de sauvetage » des Européens de Kolwesi va se transformer en un enlisement dans une sale guerre ; mais au Tchad, on n'en est plus ni aux précautions oratoires, ni aux hésitations. C'est bien dans une vraie guerre coloniale et fière d'elle-même que l'armée française est engagée.

En 1978, c'est donc sur plusieurs fronts chauds que toute une partie de l'armée de métier, spécialement entraînée aux interventions contre ses ex-colonies, est mobilisée : 1 200 parachutistes au Zaïre, 1 100 hommes sous l'uniforme de l'ONU au Liban, probablement au moins 2 000 ou Tchad, quelques centaines en Mauritanie (eux aussi baptisés « coopérants » ) occupés principalement à piloter les Jaguar qui font la chasse au Polisario dans le désert. Ce n'est d'ailleurs pas tout. Sur la côte est de l'Afrique dans l'océan Indien, de Djibouti à Madagascar, le gouvernement français vient de renforcer son dispositif militaire : à Djibouti 4 500 hommes sont toujours sur le pied de guerre ; en outre des renforts de légionnaires ont été dépêchés voilà quelques semaines aux alentours des Comores et de Madagascar. Coïncidence, sans doute, ce fut juste au moment où se déroulait un coup d'État pro-français aux Comores dirigé par un mercenaire français ayant fait ses classes au Katanga en 1960.

Car la fameuse « décolonisation » gaulliste n'a jamais empêché l'État français et son armée de défendre pouce par pouce les moindres de ses intérêts en Afrique, bien au contraire. Depuis 1960, l'année où la plupart des ex-colonies françaises accédèrent au statut juridique d'État souverain, l'impérialisme français est intervenu militairement, violemment, brutalement, à chaque fois que ses intérêts étaient remis en question ou menaçaient de l'être. En 1960, au Cameroun, à la veille de l'indépendance, la rébellion touchait près de 400 000 Bamiléké. Le gouvernement de Ahidjo demanda à Paris le maintien des troupes françaises qui menèrent dans l'année une « campagne de pacification » poursuivie les années suivantes par la gendarmerie camerounaise. Dans les années qui suivirent, dès qu'un des dictateurs à la solde de l'État français fut en péril, l'armée française vint à son secours, pour peu que les intérêts français fussent en péril. C'est ainsi qu'au Gabon, c'est l'armée française qui rétablit au pouvoir le président Léon M'ba qu'un coup d'État militaire venait de renverser, en février 1964.

L'occupation militaire de Djibouti date de 1966 lors de l'accueil houleux fait à De Gaulle venu parler le langage de la France ». Les premiers ratissages au Tchad pour soutenir la dictature de Tombalbaye datent de 1968, sous De Gaulle. Et il ne s'agit là que des interventions militaires publiques et connues.

Et, aujourd'hui, la politique de Giscard d'Estaing en Afrique sort en droite ligne de la politique de l'État français depuis 20 ans. La multiplication des interventions actuelles tient seulement au fait que, depuis les deux dernières décennies, un certain nombre de dictatures ont épuisé leurs possibilités et se voient confrontées, comme partout ailleurs en Afrique, à la rébellion de minorités ethniques ou nationales opprimées et sont au bord de l'effondrement. L'ordre post-colonial est menacé, et avec lui les intérêts impérialistes.

er régiment étranger de cavalerie de la Légion étrangère, stationné en Corse. Ce sont ces corps d'armée qui sont aujourd'hui, pour l'essentiel de leurs forces permanentes, mobilisés en Mauritanie, au Tchad, au Zaïre et dans l'océan Indien. Des manoeuvres ont lieu très régulièrement en Afrique entre les forces françaises et les forces africaines pour tester les capacités opérationnelles de ces forces d'intervention ainsi que leur bonne coordination avec les armées des dictateurs africains concernés, elles-mêmes fortement encadrées par des officiers « coopérants » français.

La première intervention française au Zaïre en 1977 avait ainsi été précédée de manoeuvres effectuées en octobre 1976 par le commandement opérationnel du transport aérien militaire (le COTAM) à partir de la Côte d'Ivoire, et permit d'expérimenter le dispositif militaire utilisé quelques mois après au Shaba. Les interventions françaises extrêmement rapides en Afrique sont facilitées d'une part par un rodage et un entraînement permanents, d'autre part par le fait que dans ces ex-colonies, la France dispose de bases permanentes comme au Gabon, au Sénégal, au Cameroun, et en Côte d'Ivoire. Pour ses interventions, l'armée française n'est d'ailleurs pas contrainte « d'occuper » constamment le terrain. Elle agit aussi à travers des armées africaines qu'elle a contribué à mettre sur pied et à encadrer très étroitement, et qui lui servent de relais. Ce qu'on appelle « l'Assistance Militaire Technique » aux pays africains et malgache rattachés au ministère de la Coopération (qui a pris le relais du ministère des Colonies depuis 1959) a consisté dans un premier temps, de 1960 à 1968, à mettre sur pied dans chaque État une gendarmerie et une armée de 2 000 à 5 000 fantassins légèrement équipés. La troupe et les cadres africains furent transférés des armées françaises aux États indépendants avec la dotation de matériel, tandis que quelque 3 000 coopérants militaires français étaient détachés dans les nouvelles armées nationales, non seulement comme conseillers et instructeurs, mais aussi pour assurer les fonctions de commandement. Depuis, le nombre des assistants français diminue, tout en monopolisant les fonctions de haut commandement, mais le nombre de stagiaires africains formés en France augmente. Et le premier résultat de cette assistance militaire est d'avoir organisé des armées entièrement dépendantes de la logistique et de l'encadrement de l'ancienne métropole. Si ces armées africaines se révèlent la plupart du temps insuffisantes pour mener de véritables guerres, elles jouent par contre ordinairement un rôle répressif et policier efficace contre les ouvriers et les paysans (il y eut des centaines de morts lors de l'insurrection populaire de mars 1965 à Casablanca ; l'armée mauritanienne réprima la grève des mineurs de Zouerate en 1968 ... ).

Depuis près de 20 ans donc, l'impérialisme français dispose, grâce aux liens administratifs et militaires très étroits qu'il a maintenus avec ses ex-colonies, d'une sorte de dispositif « naturel » d'intervention militaire de fait très efficace, et débordant largement les seules capacités techniques de l'armée française. Et si aujourd'hui Giscard d'Estaing nourrit les ambitions de « premier gendarme » occidental en Afrique, alors que l'État français ne représente plus qu'un impérialisme essoufflé, de rang secondaire, disposant de moyens financiers et économiques limités, ce n'est pas par pure mégalomanie impérialiste. C'est un fait que son passé de puissance coloniale de premier rang a laissé en héritage à l'État français des liens privilégiés avec les États africains francophones en place. Pour un certain nombre d'entre eux, l'administration coloniale a été à peine changée ; la plupart des « ambassadeurs » français en Afrique ont moins le rôle d'hôtes diplomatiques, que celui de véritables gouverneurs locaux par qui passent bien des décisions des gouvernements « indépendants ». Bien sûr, nous n'en sommes plus au temps des années 50 où le « lobbie colonial », fortement représenté à la Chambre des députés, faisait et défaisait en France les ministères et les présidents du Conseil. Mais ce lobbie français n'en existe pas moins sous une forme modernisée mais tout autant réactionnaire et pas forcément moins efficace, au travers des grandes compagnies commerciales et minières françaises en Afrique. Ce sont eux qui assurent ces « liens particuliers et privilégiés » qui « unissent » la France à ses ex-colonies pour que d'une part, « la France les protège » et que d'autre part elle fasse en sorte « que rien ne change » à un style de vie qui n'a rien à envier à l'ancien mode de vie coloniale.

Ce sont de tels liens, ses habitudes coloniales, ses liens administratifs et militaires avec les nouveaux États indépendants, en un mot sa « connaissance » du terrain, qui donnent à l'impérialisme français une compétence toute particulière pour jouer le gardien de l'ordre en Afrique, du moins dans la sphère qui recouvre ses anciennes colonies, c'est-à-dire une partie non négligeable de l'Afrique.

Les visées politiques de giscard

Jusqu'à présent, personne n'a jamais d'ailleurs contesté à l'impérialisme français la liberté d'intervenir militairement dans ses chasses gardées que restent toujours ses anciennes colonies.

Mais la nouveauté relative de la situation actuelle fut d'abord l'intervention aéroportée de la France au Shaba l'année dernière, et la récidive de cette année. C'est-à-dire les prétentions militaires françaises à l'égard d'une ex-colonie belge et non française, où les intérêts économiques français sont d'ailleurs très secondaires.

C'est cette nouvelle prétention française qui a fait dire que Giscard voulait jouer le rôle de gendarme tous azimuts en Afrique. En réalité, cette ambition n'est elle-même pas tout à fait nouvelle. Elle était aussi celle de De Gaulle, et depuis les indépendances africaines de 1960, l'impérialisme français nourrit des ambitions certaines à l'égard de toute l'Afrique francophone. Tous les beaux discours sur la « francophonie », accompagnés d'une « assistance culturelle » qui peut s'étendre à bien des domaines (militaires et administratifs), est en réalité une politique qui n'est pas récente. C'est sans doute une façon pour l'impérialisme français de compenser sur le plan politique ce qu'il n'est pas capable d'assurer sur le plan financier et économique. Au Zaïre par exemple, tout se passe comme s'il y avait une sorte de division du travail entre les différents impérialismes : la France encadre l'armée de Mobutu, espère en échange qu'on lui accordera certaines faveurs dans l'approvisionnement en cuivre et en cobalt, mais ce sont les dollars américains qui renflouent (peut-être à fonds perdus, déplore périodiquement le gouvernement américain), le gouvernement de Mobutu. Et l'intervention militaire française actuelle a son pendant dans ce que certains observateurs ont déjà qualifié de plan Marshall pour le Zaïre.

Ceci étant dit, avec l'intervention au Zaïre, presque « gratuite » pourrait-on dire, ce sont des buts d'abord politiques que vise le gouvernement français : au-delà de Mobutu, Giscard d'Estaing veut faire la démonstration spectaculaire auprès de tous les dictateurs africains francophones, plus peut-être quelques autres, qu'ils trouveront dans l'État français un soutien inconditionnel à leur régime, et qu'ils peuvent se permettre de faire appel à lui en cas de besoin. Et pour que l'opération soit crédible, il faut bien sûr que l'intervention au Zaïre représente un succès. Mais l'intervention de 1977 au Shaba en fut déjà un pour l'impérialisme français. Après tout, son intervention jointe à celle de l'armée marocaine (qui décidément est en passe de jouer le rôle des tirailleurs sénégalais du temps de la coloniale) a donné un sursis d'un an au régime de Mobutu. Et aux yeux des autres dictateurs africains, ce résultat, aussi limité soit-il, a dû être apprécié à sa juste valeur.

Aujourd'hui, la dernière intervention au Zaïre, pour être crédible, vise différents buts : le premier, celui qui sans doute assurerait solidement la popularité de l'État français auprès de tous les régimes branlants d'Afrique en butte à des velléités de sécessions nationales, serait d'empêcher toute sécession à moyen et long terme du Shaba, et de rétablir définitivement l'ordre dans cette province du Zaïre. C'est certainement le plus difficile, et c'est là où l'armée française, si elle persistait dans une telle ambition, pourrait bien risquer un « enlisement » de moins en moins glorieux. En définitive, ce seront surtout les capacités militaires réelles des ex-Katangais et leurs capacités à se faire reconnaître comme des libérateurs par la population qui trancheraient cet aspect de la question du Shaba. Et à cet égard, toutes les hypothèses subsistent.

Mais pour que l'opération française reste néanmoins un succès, il suffirait qu'elle se contente de faire « tenir » le régime de Mobutu. Et cet objectif-là est sans doute plus réalisable, la rébellion du FNLC restant en fait cantonnée au sud du Zaïre. Mais là aussi, l'armée française devra peut-être y mettre un certain prix...

Une force d'intervention inter-africaine : une couverture à l'impérialisme français que les dictateurs d'afrique accorderont difficilement

Le gouvernement français aurait bien aimé consacrer son opération militaro-politique à l'intention des chefs d'États africains en leur faisant admettre la constitution d'une force d'intervention commune (cette « idée séduisante » dont parlait le socialiste Hernu, à condition qu'on comprenne bien, ajoutait-il, que l'armée française y jouerait un rôle de premier plan), qui aurait en quelque sorte la caution de l'O.U.A. Pour la France, les avantages sont évidents : ce serait une façon de faire reconnaître par un traité militaire multi-latéral un rôle de premier plan à l'État français en Afrique tout en donnant une couverture honorable à ses interventions militaires. Mais du côté africain, les réticences se sont multipliées. Même le Maroc, qui pourtant devait être le fer de lance d'une telle entreprise (on réalité pratiquement le seul pays capable de seconder militairement un tant soit peu réellement les troupes françaises à l'extérieur de ses frontières) a fait grise mine en se rendant compte qu'il serait le principal sollicité dans l'histoire. Quant aux autres dictatures, elles ont trop besoin de leur propre armée, déjà si peu fiable, à l'intérieur de leurs propres frontières, pour pouvoir les promettre dans des interventions extérieures. Quant à la reconnaissance de l'hégémonie militaire et politique de l'impérialisme français, elles demandent aussi à voir...

À la place de l'impérialisme américain

Finalement, le plus significatif dans la réédition de l'intervention française dans un pays qui n'était pas censé faire partie de ses chasses gardées traditionnelles, aura été l'attitude des États-Unis.

Il y a un an, lors de la première intervention française au Zaïre, le gouvernement US donna son accord tacite, mais son attitude fut alors plus remarquable par son abstention que par ses prises de position. En 1977, Giscard alla chercher aux États-Unis la caution de Carter, et il l'obtint. Il obtint du moins des déclarations de style « guerre froide », ou plutôt guerre « fraîche » comme dit Brejnev, à l'encontre de l'aide supposée des Cubains et de l'URSS au FNLC, et surtout, il obtint presque des félicitations officielles pour son esprit d'initiative dans la défense de l'Occident en Afrique.

Dire que depuis 1977, avec la première intervention française au Shaba, Giscard d'Estaing agit comme le simple exécuteur des États-Unis, serait simplifier les choses. Très probablement, les initiatives françaises d'il y a un an et peut-être de cette année ont mis l'impérialisme américain devant le fait accompli. Mais si le gouvernement fronçais peut nourrir certaines ambitions qui dépassent un tout petit peu ses attributions habituelles en Afrique et prendre de telles initiatives, c'est aussi avant tout parce que depuis la guerre d'Angola (où le gouvernement américain a délibérément refusé d'engager directement des forces dans un camp ou un autre), l'impérialisme américain se refuse à toute intervention militaire en Afrique et mène une politique diplomatique tous azimuts d'une extrême prudence. Pour le moment, dans cette poudrière en puissance qu'est devenue l'Afrique, les États-Unis se cantonnent dans une attitude très attentiste. Le gouvernement américain a payé trop cher l'enlisement au Vietnam et n'est pas prêt avant longtemps à rééditer l'expérience ailleurs. Et tant qu'à faire, autant que d'autres impérialismes paient le prix, s'ils le souhaitent. Mais du même coup, en Afrique, il y a dans une certaine mesure une place à prendre par un impérialisme de second rang certes, mais qui aurait, par exemple par son passé colonial et ses accointances dans deux dizaines de dictatures africaines, un avantage de situation. Et c'est précisément le cas de la France...

Certaines ambitions économiques et politiques françaises y trouveront sans doute leur compte, bien sûr. Mais finalement, ce sera l'armée française qui paiera le prix et le gouvernement français les retombées de ce prix-là, plutôt que le gouvernement américain encore traumatisé par la contestation de toute sa jeunesse des campus universitaires contre la guerre au Vietnam.

Jusqu'où l'impérialisme français peut-il aller trop loin ?

Le fait que l'impérialisme français intervienne militairement en Afrique n'est certes pas nouveau. Il reste qu'à l'heure actuelle il s'est engagé dans différents conflits où, de fait, il a immobilisé la quasi totalité de ses troupes professionnelles d'intervention. Et aussi bien en Mauritanie qu'au Tchad, et peut-être demain au Zaïre, ses corps expéditionnaires sont peut-être destinés à s'engager dans des guerres longues, où quelques raids éclairs seront loin de suffire à « rétablir l'ordre ».

Au Zaïre, le 2e régiment étranger de parachutistes de la Légion, malgré les promesses, n'est toujours pas rapatrié. Il doit paraît-il l'être le 7 juin. Si le gouvernement français choisit d'intensifier l'intervention (et cela dépend surtout de la riposte dont seront capables les troupes du FNLC au Shaba), il ne pourra pas se contenter de quelques centaines de parachutistes. Aux dires des responsables militaires eux-mêmes, c'est au moins 30 000 hommes qu'il faudrait pour être à même de contenir, sinon de mater, une véritable guérilla dans la savane et la jungle du Shaba. De la même façon au Tchad, l'engagement direct de l'armée française menant une guerre « totale » contre le Frolinat, lui-même équipé en armements lourds, demandera, s'il se prolonge, une relève des troupes. Et ainsi de suite...

Si les interventions des troupes françaises se multiplient et se prolongent dans de véritables guerres, les corps expéditionnaires actuels, même entraînés à cet usage, risquent de n'être pas suffisants en nombre et devront être relayés régulièrement.

C'est bien ce dont est consciente toute une partie de l'opinion bourgeoise qui n'approuve pas les initiatives de Giscard et n'est pas loin de penser qu'il engage l'armée française dans une aventure qui pourrait coûter cher. Et dans cette affaire, Giscard est loin d'avoir le consensus de l'ensemble de sa propre majorité. Il est significatif que ce soit la presse d'Hersant et en premier le Figaro, qui ait laissé publier des reportages de son correspondant de guerre sur les états d'âme des légionnaires au Shaba, dont le moral n'était visiblement pas au beau fixe. Et c'est dans la presse bourgeoise qu'on pouvait lire, ce n'est pas fréquent lors de telles interventions militaires, des propos désabusés d'officiers rapportés de la façon suivante : « Faire un aller et retour à Kolwesi et en revenir couvert de gloire, c'est une chose. Mais rester s'enliser dans la guérilla et se faire en prime traiter d'assassins, c'en est une autre ». C'est Erulin lui-même, le commandant du 2e REP, qui aurait participé pendant la guerre d'Algérie aux tortures à la suite desquelles Maurice Audin est mort, qui fit des commentaires édifiants sur l'état de désorganisation de l'armée « alliée » de Mobutu à laquelle les paras eurent autant affaire en la circonstance qu'aux troupes du FNLC : « Il a fallu qu'à coups de crosse dans les visages les bérets verts dessoûlent les paras zaïrois » qui déchargeaient leurs armes dans tous les sens sur les aéroports, rapportèrent des officiers français à Thierry Desjardins, le correspondant du Figaro, qui concluait son reportage de la façon suivante : « C'est tout juste si on ne souhaite pas secrètement que les rebelles soient encore dans la région pour protéger les civils shabaïa des militaires zaïrois ! ».

Visiblement, il était difficile dans ces conditions de convaincre les paras français qu'ils menaient une croisade humanitaire.

Alors bien sûr, pour le moment, les parachutistes peuvent encore se dorer au soleil à Lubumbashi au bord des piscines de luxe des grands hôtels, car aucun véritable combat n'a été engagé et leur situation de protecteurs des Européens (quasiment gardés en otages au Shaba par les gouvernements français et zaïrois) n'est pas encore trop inconfortable. Mais tout pourrait changer. Et comme l'écrivait l'éditorialiste du Figaro du 26 moi, se faisant interprète de l'état d'esprit de l'encadrement militaire français au Shaba : « Il fallait intervenir au Shaba, Il faut maintenant en partir au plus vite ». Le même éditorialiste continuait : « Ce type de guerre dévore, les uns après les autres, les compagnies, les bataillons, puis les régiments, enfin les divisions ». Et Thierry Desjardins, dans le même journal, commentait : « Dire qu'on va droit vers l'enlisement est donc peut-être déjà un euphémisme », après avoir constaté que les légionnaires se sentent « non, seulement pris dans un piège politique mais aussi, ce qu'ils aiment moins, entourés de guerilleros hostiles ».

En réalité, tous ces commentaires font état des inquiétudes et des réticences de toute une partie de l'opinion bourgeoise elle-même à s'engager dans des conflits aventureux. Car si l'impérialisme français est amené à engager des corps expéditionnaires dans de véritables guerres coloniales en Afrique, durant des mois et des années, il aura à compter avec les réticences de sa propre armée qui pourrait bien se révéler pas suffisamment fiable, et en tous cas sans moyens suffisants.

Le gouvernement US au Vietnam, disposant pourtant de moyens humains et militaires infiniment plus imposants que ceux de l'armée française, connut néanmoins les mêmes problèmes : les troupes d'élite, ses marines, se démoralisaient extrêmement rapidement. Il fallait les relever au bout de quelques semaines. Ce qui signifie que toute l'armée américaine fut touchée par l'engagement au Vietnam. Et tant qu'un impérialisme engage une guerre sans morts de son côté, tout vu bien. Mais quand surviennent les morts et les blessés de la métropole, les doutes, les interrogations de l'opinion et la démoralisation viennent vite, suivis de près de complications politiques intérieures.

En ce qui concerne un engagement de l'armée française, il en sera de même. S'il veut intensifier son intervention, le gouvernement français donnera son armée de métier, certes, mais ce sera une armée entraînée en temps de paix. Et il est toujours difficile de faire faire la guerre en temps de paix. Cela signifiera alors qu'il faudra engager non seulement les corps d'armée spécialement prévus pour « l'intervention extérieure », quelque 20 000 hommes en tout si on ne compte pas le contingent, mais aussi tout le reste de l'armée permanente. Cela signifierait que tous les officiers et les sous-officiers de l'armée d'active des différents corps, des légionnaires aux CRS eux-mêmes, devraient alors faire un stage de quelques mois sur, au meilleur des cas, les arrières d'une guerre au Shaba, au Tchad ou ailleurs, ou pour encadrer l'armée « indigène ». Et un tel engrenage comporte des risques. Mais toutes les véritables guerres coloniales commencent en réalité de cette façon. C'est ce qui s'est passé au début de la guerre d'Algérie, jusqu'à ce que le gouvernement se décide à envoyer le contingent lui-même.

En réalité, s'il y a une opposition au sein même de la majorité gouvernementale aux initiatives militaires de Giscard, c'est seulement parce que l'impérialisme français n'a pas vraiment les moyens de continuer longtemps cette politique-là. Ses ambitions dépassent sa puissance, dont le nombre, l'armement et le moral de ses troupes sont une des composantes.

Mais les pires criminels ne sont pas forcément ceux qui ont les moyens de leurs crimes. Et la classe ouvrière française ne doit pas rester neutre face à la politique de l'impérialisme français, même si cette politique est dérisoire et, par la logique même des événements, condamnée à l'échec.

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