Iran : Khomeiny et l'armée du chah.07/07/19801980Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1980/07/77.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Iran : Khomeiny et l'armée du chah.

Le président de la République islamique, Bani Sadr, affirmait lui-même fin juin, au cours d'un entretien avec l'envoyé spécial du journal Le Monde que, depuis quatre mois, « six conjurations militaires d'envergure ont été déjouées au sein de l'armée » . Bani Sadr exagérait-il pour les besoins de sa cause dans une interview où il se posait en chef d'État capable de résoudre tous les problèmes ? Peut-être. Mais il est bien certain que l'armée n'est en rien un instrument sûr pour l'actuel régime iranien.

Le 3 juin, le commandant en chef de l'Aviation démissionnait. Le bruit avait même couru qu'il avait été arrêté pour avoir fait bombarder et incendier une partie des hélicoptères abandonnés par les Américains à Tabas afin d'empêcher que des documents compromettants y soient découverts. Quinze jours plus tard, le chef d'état-major des Forces Armées, le général Chadmehr, démissionnait à son tour pour être nommé « conseiller militaire » de Bani Sadr, un poste honorifique, certes, mais sans pouvoir et sous le contrôle direct du président de la République. Bien qu'officiellement ces démissions et ces mutations ne soient pas des sanctions, elles ont pourtant été interprétées comme des tentatives des dirigeants islamiques de s'assurer le contrôle d'une armée où, semble-t-il, conjurations et complots vont bon train.

Le 3 juin s'est ouvert le procès de l'ancien commandant en chef de la Marine, l'amiral Alavi accusé d'avoir entretenu des « contacts illégaux » avec des conseillers militaires américains. Le 12 juin, la Cour militaire de Téhéran annonçait qu'un « réseau contre-révolutionnaire d'officiers » avait été démantelé. Les onze officiers arrêtés voulaient « rétablir la monarchie, rendre le pouvoir au chah et ramener dans le pays lancien premier ministre Bakhtiar » .

Enfin, le 21 juin, le chef du tribunal révolutionnaire de l'armée faisait état de 27 arrestations parmi les militaires iraniens. Avec deux cent cinquante de leurs camarades - dont des membres de la haute hiérarchie militaire - ils auraient participé à la conjuration destinée à appuyer l'intervention américaine de Tabas.

Pendant presque trente ans, l'armée iranienne a été l'enfant chéri du chah. Il voulait faire d'elle « la cinquième armée du monde ». Représentant plus de 30 % des dépenses de l'État, son budget était supérieur, en 1978, à la somme des crédits alloués à l'enseignement, à la santé publique, à la sécurité sociale, à l'urbanisme, au logement et à l'agriculture. C'était en fait son principal soutien, avec la Savak, la police politique. On l'a vu dans les derniers temps de la monarchie, quand celle-ci n'a survécu que parce que, pendant des mois, l'armée, contre toute la population mobilisée, restait fidèle au souverain.

Par ailleurs l'impérialisme américain lui assignait ouvertement le rôle de gardien de ses intérêts dans cette partie du globe. Ses officiers étaient formés en Occident, en France, en Allemagne et surtout aux États-Unis. Des milliers d'entre eux y ont fait des séjours longs et répétés. De huit mille à vingt-cinq mille « conseillers » militaires américains séjournaient en permanence en Iran. Son matériel, ultra-moderne, était pour l'essentiel fourni par les USA dont le chah était le premier acheteur de matériel de guerre. Aussi le corps des officiers iraniens était non seulement loyal au chah mais aussi étroitement lié à l'impérialisme américain. Tout autant que les défenseurs de l'ordre impérial ils se considéraient comme celui du « monde libre ».

L'anti-américanisme de Khomeiny va contre tout ce qui leur avait été inculqué jusqu'alors : leurs idéaux, leurs conceptions politiques, leur mode de vie même. Mais surtout, Khomeiny est venu au pouvoir, porté par cette population misérable que le corps des officiers avait, des décennies durant, été dresse a mépriser et à traiter à la cravache. En imposant le départ du chah, en paralysant la répression militaire, en portant Khomeiny au pouvoir, la population iranienne a fait de Khomeiny et de son régime le symbole de tout ce que les officiers formés dans les académies militaires américaines exècrent.

Alors, que dans ces conditions l'armée iranienne soit le lieu privilégié où se développent les complots contre le régime islamique, n'a rien de surprenant. Elle est et elle demeure l'armée du chah. Et sans aucun doute nombreux doivent être les officiers qui aspirent à rétablir l'ancien régime et en tous cas un ordre conforme à leurs conceptions, avec ou sans le chah.

Pourtant, face à l'armée, Khomeiny et ses partisans ont depuis le début fait preuve d'une modération qui tranche sur la rigueur et la violence qu'ils n'hésitent pas à utiliser contre d'autres couches de la population.

C'est ainsi que Khomeiny couvre - au moins en ne les condamnant pas - les violences de l'extrême-droite islamique (les Hezbolahi, le Parti de Dieu) contre l'ensemble des organisations de gauche. Il ne se passe guère de semaine sans que parviennent les échos des agressions contre les militants, les rassemblements et les locaux des organisations de la gauche iranienne. Contre les minorités nationales, kurde ou arabe par exemple, Khomeiny poursuit la politique d'oppression et de répression du chah. Quant à la justice islamique, elle apparaît extrêmement rude, pour ne pas dire sommaire : proxénètes, prostituées, trafiquants de drogue, homosexuels, médecin coupable d'avoir hébergé des étudiants de gauche sont, pêle-mêle, fusillés.

Les militaires convaincus de complot contre la république islamique sont, eux, traités avec infiniment plus de ménagements. sur les deux cent cinquante militaires soupçonnés de complicité avec les états-unis dans l'affaire de tabas, une centaine seraient identifiés. seuls 27 ont été mis en état d'arrestation. ainsi le régime qui fait preuve de tant de rigueur vis-à-vis des opposants de gauche et des délinquants (ou supposés tels) avance avec d'infinies précautions dans la répression dès lors qu'il s'agit de militaires.

Cette volonté de Khomeiny de ne pas s'en prendre à l'armée a toujours été la sienne. Ce fut celle qui l'anima pendant toute l'année 1978 où, de quarante jours en quarante jours (durée du deuil musulman), des centaines de milliers de manifestants descendirent à mains nues dans les rues des villes iraniennes où ils étaient accueillis par les chars et les fusils de l'armée du chah. Des milliers d'iraniens payèrent ainsi de leur vie, sans pouvoir riposter, le droit de manifester leur volonté de se débarrasser du chah. Mais jamais Khomeiny ne les incita à s'armer ni même n'expliqua qu'il faudrait, si l'armée se maintenait en travers du chemin, s'attaquer à elle et la briser.

Pour rentrer en Iran, après le départ du chah en janvier 1979, Khomeiny tint à obtenir l'aval - au moins tacite - de l'armée. Cette dernière en effet bloquait les pistes des aéroports. A force de manifestations la population obtint que ceux-ci soient dégagés. Pour la population, c'était une victoire. Pour Khomeiny, c'était un geste en direction des militaires : il leur avait certes imposé un recul mais il leur avait aussi montré qu'il ne passait pas outre leur volonté, qu'il rentrait en Iran après avoir obtenu leur accord, même si celui-ci avait été obtenu de bien mauvais gré, et donc qu'il n'avait pas du tout l'intention de détruire l'armée.

Le 10 février 1979 des aviateurs cernés dans leur caserne par les « Immortels », des troupes de choc du chah, distribuèrent des armes à la population pour échapper au massacre. En quelques heures, Téhéran se couvrit de barricades. Les commissariats furent attaqués, des soldats fraternisèrent avec la population qui commença à s'armer. Mais, cet armement de la population, Khomeiny ne l'a pas voulu, et son premier geste fut de la désarmer.

Le 11 février, en pleine insurrection populaire, un porte-parole de l'ayatollah déclarait « Notre chef a seulement donné l'ordre au peuple de se préparer au combat. Il n'a pas décrété la guerre sainte et c'est pourquoi nous avons demandé de regrouper les armes avant de les redistribuer, quand l'heure sera venue... »

Dès ce jour-là, les Gardiens de la Révolution, les miliciens de Khomeiny, entreprirent de contrôler la distribution des armes. Deux jours plus tard, le 14, ils recevaient l'ordre de tirer sur les civils armés sans autorisation.

Face à la montée populaire qui commençait à porter le trouble dans les casernes, l'état-major, conscient que persister dans l'autre voie pourrait amener à l'effondrement de l'armée, choisit de limiter les dégâts. Le 11 février, le chef de l'armée, le général Gharabaghi, se ralliait à Khomeiny et décidait de retirer les troupes de Téhéran pour éviter leur contamination. Ainsi, bien que certaines unités aient fraternisé avec la population et aient participé à l'assaut contre les derniers bastions de l'ancien régime, l'armée, dans son ensemble fut relativement épargnée. Elle demeura à peu près en ordre et en place, bien que désormais un instrument peu fiable et peu utilisable, avec des soldats méfiants sinon opposés à leurs officiers et des officiers démoralisés, peu sûrs de leur troupe et sans volonté de servir le nouveau régime.

L'épuration qui suivit au cours de laquelle quelques centaines de généraux, d'officiers et de policiers particulièrement compromis furent fusillés, arrêtés ou... mis à la retraite, ne l'a pas changée. Il était sans doute impossible d'éviter que quelques hommes des plus compromis de l'ancien régime, politiciens, fonctionnaires ou militaires le paient de leur vie. Mais en faisant fusiller spectaculairement quelques généraux, Khomeiny blanchissait les autres, ceux qu'il laissait en place.

Les cadres actuels de l'armée sont les mêmes, exactement, que sous l'ancien régime. C'est ainsi par exemple que le général Bagheri, le commandant de l'Aviation qui vient d'être écarté de son poste, fut, pendant des années, l'aide de camp du chah et l'instructeur privé du prince héritier. L'amiral Alavi, ancien chef de la Marine qui passe en ce moment en jugement, avait été nommé à son poste par les comités Khomeiny peu après la Révolution. Quant au remplaçant du général Chadmehr, le chef d'état-major écarté en juin 80, le général Fallahi, il avait été emprisonné au lendemain de la révolution comme « contre-révolutionnaire ».

A la suite de la récente vague de mutations et de démissions au sein de l'armée, la presse a cru pouvoir faire remarquer que l'ensemble des chefs de l'armée avaient maintenant été nommés par Bani Sadr. Mais, bien entendu, cela ne constitue en rien une garantie pour le pouvoir islamique. Ils n'ont pas changé de nature parce qu'ils ont reçu leur commandement de l'actuel président de la République. Ils ne se sentiront pas davantage obligés de lui être loyaux. Il suffit pour s'en convaincre de se souvenir que Pinochet, l'actuel dictateur chilien avait été nommé par Allende lui-même et qu'il avait une réputation de général « loyaliste » ! Et les généraux iraniens sont exactement les mêmes que les généraux chiliens. Ils sont d'ailleurs passés par les mêmes écoles américaines.

Cette mansuétude ne s'explique pas par le fait que khomeiny n'aurait pas ou n'avait pas les moyens de s'attaquer à l'armée. dans le passé, s'il l'avait voulu, il aurait pu désarmer, disperser et mettre hors d'état de nuire la caste des officiers et aujourd'hui encore probablement s'il le souhaitait, il le pourrait peut-être. il aurait pu, en particulier au moment où elle se désagrégeait en appeler à la population mais aussi aux soldats pour surveiller les officiers, démettre ceux dont les sentiments n'étaient pas pour le nouveau régime - mais c'était certainement l'immense majorité - en tous les cas les mettre sous contrôle permanent des hommes de troupe et du peuple.

En un mot, il aurait pu, s'il l'avait voulu et il pourrait encore, briser l'armée. S'il ne le fait pas, c'est qu'il ne le veut pas.

En ce sens, malgré tout ce qui peut l'opposer sur le plan des idées sociales et des conceptions politiques, à certaines couches de la bourgeoisie et à l'armée elle-même, il montre qu'il est un homme politique bourgeois. Il montre par son attitude qu'il est conscient que son rôle est de préserver, dans la tourmente que traverse l'Iran, et qu'il a en partie déclenchée lui-même, l'appareil qui peut être le recours ultime des classes possédantes contre la population.

Cette conscience d'appartenir à une classe et d'en défendre les intérêts par-delà les oppositions, les antagonismes et les haines mêmes qui peuvent le séparer des militaires iraniens l'empêche toujours aujourd'hui de briser l'armée, même lorsqu'elle se montre menaçante à son égard, comme elle l'avait empêché de le faire avant ou pendant sa prise de pouvoir en février 1979.

Sans doute les chefs militaires hostiles au régime, même si certains ourdissent des complots dans l'ombre en liaison avec la CIA ou l'armée américaine, hésitent-ils beaucoup à s'attaquer à Khomeiny. Il est évident que dans les circonstances présentes, ils ne sont nullement assurés du succès d'un coup d'État et de sortir vainqueurs d'un affrontement avec la population. Même si, par toute la politique qu'il a suivie depuis bientôt trois ans Khomeiny leur a suffisamment montré qu'il ne voulait pas de la destruction de l'armée, il ne veut sans doute pas non plus se laisser étrangler sans réagir. Et il peut faire appel à la population. Bien plus, les officiers ne peuvent même pas être assurés que leurs propres soldats ne prendraient pas fait et cause pour le régime contre eux.

Pour le moment, mis à part quelques impatients, l'armée iranienne attend donc son heure. Et celle-ci pourra sonner soit lorsque le régime aura perdu le soutien de toute ou partie de la population, soit même simplement lorsque la troupe elle-même aura été reprise solidement en main par la hiérarchie militaire. Mais celle-ci sait que Khomeiny n'entreprendra rien de décisif contre elle.

Khomeiny peut bien sûr, réprimer des complots, il peut révoquer, voire même fusiller quelques généraux - et encore, on l'a vu, ne le fait-il qu'avec beaucoup de prudence - mais il n'envisage pas de détruire l'armée. Il montre bien par là sa conscience de classe qui lui interdit de priver la bourgeoisie d'un recours, y compris si son propre régime et lui-même devaient en mourir un jour.

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