Irak-Iran : une guerre dont le bénéficiaire est l'impérialisme01/01/19831983Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1983/01/99.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Irak-Iran : une guerre dont le bénéficiaire est l'impérialisme

La guerre qui oppose l'Irak à l'Iran est entrée, le 21 septembre 1982, dans sa troisième année, sans que rien ne permette aujourd'hui d'en apercevoir la fin. Particulièrement dure et meurtrière, elle aurait fait en deux ans 300 000 morts et plus de 400 000 blessés. Des villes entières comme Abadan et Khorramchahr, en Iran, ont été presque entièrement rasées. Les infrastructures des deux pays, et notamment les installations pétrolières, aussi bien irakiennes qu'iraniennes, ont été en partie détruites. La guerre a coûté et continue à coûter cher tant humainement qu'économiquement aux populations des deux pays. Elle paraît d'autant plus absurde qu'elle ne semble avoir d'autre motif que la rivalité de deux régimes qui se servent d'elle pour justifier leur dictature.

Mais la guerre irako-iranienne, comme toutes les guerres, a sa logique. Elle s'explique bien sûr par des préoccupations locales, propres aux régimes de Téhéran et de Bagdad. Mais il n'y a pas que cela. On ne peut juger de cette guerre indépendamment du contexte international, et en particulier des intérêts impérialistes omniprésents dans une région aussi déterminante pour ceux-ci que le Proche et le Moyen-Orient, et plus précisément le Golfe Persique.

La guerre Irak-Iran n'est pas seulement un conflit entre deux États de pays sous-développés. Elle prend place dans un Moyen-Orient dominé par l'impérialisme. Et cette domination de l'impérialisme se traduit par un enchevêtrement de rivalités, de conflits, de tensions que l'on ne peut isoler les uns des autres.

Comme bien d'autres régions du monde, le Proche et le Moyen-Orient ont connu une véritable « balkanisation » en États concurrents, dont les frontières ne correspondaient pas à grand chose d'autre qu'à un découpage arbitraire effectué par l'impérialisme, et qui furent le résultat de la volonté systématique de celui-ci de « diviser pour régner ». C'est cette situation qui a créé les conditions du conflit irako-iranien, et qui porte d'ailleurs en germe bien d'autres conflits possibles. En ce sens, l'impérialisme porte une responsabilité, ne serait-ce qu'historique, dans le conflit. Mais le poids de l'impérialisme se fait aussi sentir chaque jour dans la guerre elle-même. Même s'il ne prend pas parti ouvertement pour l'un des camps en présence, il trouve son compte dans cette guerre, bien plus sûrement que chacun des deux régimes belligérants... pour ne pas parler des deux populations.

La balkanisation du golfe

C'est à juste titre que la guerre irako-iranienne a été baptisée la « guerre du Golfe ». Le contrôle du Golfe que l'on nomme Persique ou Arabique selon que l'on appartient à sa rive nord ou à sa rive sud en est un enjeu primordial. Le Golfe est de première importance pour l'impérialisme. Et c'est une des raisons pour lesquelles il est le siège de multiples conflits entre les pays riverains.

Le littoral arabe du Golfe, sur quelque 1 500 kilomètres, est aujourd'hui morcelé entre pas moins de treize États : l'Irak, le Koweit, l'Arabie Saoudite, Bahrein, le Qatar, le sultanat d'Oman, et les sept micro-États regroupés depuis 1971 au sein de la Fédération des émirats arabes unis : Abu Dhabi, Dubaï, Chardjah, Foudjeira, Adjman, Ras el Kheimah et Oum el Qowain. Ce morcellement extrême n'est pas le fait du hasard, mais le résultat de la politique consciente de l'ancienne puissance coloniale, la Grande-Bretagne. Celle-ci, présente dans la région depuis le début du 19e siècle, d'abord dans le souci de contrôler la route de l'Inde, imposa ensuite son protectorat sur la côte arabe du Golfe en s'appuyant sur les cheikhs locaux, dont elle arbitra les conflits et encouragea les ambitions contradictoires. Lorsque, à partir de 1961, elle commença à accorder à ces États une indépendance politique formelle, les dirigeants britanniques prirent grand soin de perpétuer les anciennes divisions.

Le premier des États « indépendants » nés de cette politique fut, en 1961, le Koweit, principauté de 18000 kilomètres carrés qui compte aujourd'hui 1 300 000 habitants, dont les trois-quarts de travailleurs immigrés n'ayant pas la nationalité koweitienne. Ce territoire exigu n'en a pas moins ses frontières si heureusement découpées que les réserves de pétrole qu'elles enferment situent le Koweit au troisième rang mondial sur ce plan. Aucune véritable tradition nationale particulière ne justifiait, historiquement, l'existence de Koweit comme État séparé qui fit d'ailleurs dans le passé partie de la province irakienne de Bassorah. Sa seule justification était en fait la volonté de l'impérialisme britannique de mettre les puits de pétrole - et les revenus pétroliers - hors d'atteinte des grands États voisins, et en particulier de l'Irak qui était alors l'un des foyers du nationalisme arabe. Dès l'indépendançe de Koweit, en juin 1961, le dirigeant irakien d'alors, Kassem, manifesta sa volonté d'annexer la principauté. Le gouvernement anglais s'y opposa par l'envoi de troupes bientôt relayées d'ailleurs par une force « interarabe ». Koweit devint un État membre à part entière de l'ONU et de la Ligue Arabe, aux frontières décrétées inviolables et garanties par ce que les journalistes nomment la « communauté internationale ».

Le procédé ayant réussi, il fut répété jusqu'à l'absurde par les dirigeants britanniques lorsqu'ils accordèrent en 1971 l'indépendance aux autres États de la rive arabe du Golfe. Un État comme le Qatar n'a que 200 000 habitants. Le produit national brut par habitant y était en 1980, si l'on en croit les statistiques internationales, de 26 080 dollars, soit plus du double de celui des USA. Mais ces « pétrodollars » vont dans les coffres des banques occidentales, bien plus qu'ils n'alimentent l'activité et le développement des économies locales.

Ajoutons que dans cet acharnement à morceler la côte de la péninsule arabique, il y avait aussi de la part des dirigeants anglais la volonté de faire pièce à l'Arabie Saoudite, qui, elle, était la chasse gardée de la célèbre Aramco et de l'impérialisme américain, allié et néanmoins rival de l'impérialisme anglais. L'Arabie Saoudite mit plusieurs années à reconnaître l'existence des Émirats, dont l'existence entant que tels n'a de fait guère plus de justification historique que celle de Koweit.

La Grande-Bretagne, grâce à cette ingénieuse « décolonisation », put garder des relations privilégiées avec les Émirats du Golfe. Mais elle n'avait plus guère les moyens de faire jouer aux troupes britanniques leur rôle passé de principal gendarme de la région. Ce rôle fut peu à peu dévolu à l'Iran du chah.

L'impérialisme américain s'était imposé après la seconde guerre mondiale comme le principal protecteur du régime du chah, appuyé sur l'aide directe de la CIA. L'Iran devint une véritable chasse gardée de l'impérialisme US. Les revenus pétroliers du régime se transformèrent en contrats fructueux pour les sociétés américaines ; ou bien ils servirent à acheter des armes américaines, dont l'impérialisme US comptait bien qu'elles serviraient à garantir leurs intérêts. En même temps que l'impérialisme anglais se voyait supplanter par l'impérialisme américain dans le Golfe, l'Iran pro-américain du chah devint la première puissance militaire de la région.

On peut voir un symbole de cette promotion dans la prise de possession par l'armée iranienne, en novembre 1971, des ilôts de Petite Tomb, Grande Tomb et Abou Moussa, qui contrôlent la navigation dans le détroit d'Ormuz, dans la partie orientale du Golfe. Les dirigeants britanniques avaient jusqu'alors constamment affirmé que ces îles minuscules étaient propriété de leurs protégés les émirs de Ras el Kheimah et de Chardjah, menaçant d'employer la force chaque fois que l'Iran voulut en prendre possession, en 1904, 1923, 1926 notamment. En 1971, ils découvrirent soudain que la revendication iranienne était somme toute fondée, et reconnurent sa souveraineté sur les trois îles. De toute évidence, les dirigeants impérialistes estimèrent alors que ces îles, entre les mains du chah, étaient entre de bonnes mains. Le Conseil de Sécurité de l'ONU n'accorda guère de considération aux plaintes de quatre États arabes qui réclamèrent le retour de ces îles à la souveraineté arabe. Ceux-ci, dont l'Irak, s'inclinèrent... jusqu'au moment où la chute du chah incita les dirigeants irakiens à réclamer les armes à la main le retour des trois îles du détroit d'Ormuz à la souveraineté arabe.

Si ces trois îles ont été en partie à l'origine du conflit entre l'Iran et l'Irak prétendant agir au nom de la « souveraineté arabe », il ne s'agit évidemment pas du seul conflit pendant dans cette région du monde incroyablement morcelée. L'Irak revendique, à défaut du Koweit lui-même, les îles Warba et Bubian cédées par Londres au Koweit. L'Arabie Saoudite conteste au Koweit sa souveraineté sur les îles Oum al Moradem et Ghano. Bahrein et le Qatar se disputent l'île de Huwar. L'Iran revendique la souveraineté sur l'archipel de Bahrein. L'Arabie Saoudite a de multiples conflits frontaliers avec l'Oman et avec les Émirats qui euxmêmes en ont de nombreux entre eux.

Enfin et surtout, les trois grands États qui bordent le golfe, l'Arabie Saoudite, l'Irak et l'Iran, sont en concurrence pour jouer le rôle de première puissance de la région. Autant de conflits qui ont leur source dans les découpages arbitraires effectués par l'impérialisme et qui forment tout l'arrière-plan de la « guerre du Golfe » entre l'Irak et l'Iran.

La question du chatt el arab

Sous l'Iran du chah, on assista pourtant à une certaine normalisation des rapports entre l'Irak et l'Iran. Le principal conflit de souveraineté entre les deux pays a pour objet le Chatt el Arab, embouchure commune du Tigre et de l'Euphrate - et débouché - de la ville pétrolière iranienne d'Abadan sur le Golfe. L'Irak jusqu'en 1975 a revendiqué la pleine souveraineté sur le Chatt el Arab, au nom d'un traité signé en 1937 alors que les deux pays étaient sous influence anglaise.

L'accord d'Alger de 1975 mit un terme provisoire au conflit : la ligne médiane du Chatt el Arab fut reconnue comme frontière par l'Irak et l'Iran, la liberté de navigation des navires des deux pays sur la voie d'eau en découlant. Pour prix de l'abandon des revendications de l'Irak sur le Chatt el Arab - et d'ailleurs aussi de ses revendications sur les îles du détroit d'Ormuz - le chah d'Iran de son côté abandonna son soutien militaire aux maquisards du Kurdistan irakien. La résistance kurde du nord-est de l'Irak, dirigée par Mustapha el Barzani, s'effondra alors.

Cette modération des revendications irakiennes à l'égard de l'Iran alla de pair, il faut le noter, avec l'assagissement de « l'anti-impérialisme » des dirigeants baasistes irakiens. Les dirigeants irakiens et leur parti, le Baas, dans leur désir d'échapper à l'emprise de l'impérialisme britannique et à l'encerclement de l'impérialisme américain, firent longtemps figure « d'anti-impérialistes » radicaux. Tout en se faisant les champions du nationalisme et du socialisme arabes, ils nouèrent des relations privilégiées avec l'URSS, obtenant notamment d'elle une assistance militaire.

Mais leur but était en fait de tenter de diversifier leurs alliances pour améliorer en leur faveur le rapport de forces avec l'impérialisme. A la collaboration avec l'URSS s'ajouta la signature d'un grand nombre de contrats avec l'impérialisme français - entre autres celui portant sur la construction de la centrale nucléaire de Tamuz. Et les dirigeants irakiens Hassan el Bakr et Saddam Hussein se sont faits depuis plusieurs années les artisans d'un rapprochement avec les dirigeants arabes dits « modérés », en premier lieu ceux d'Arabie Saoudite.

La chute du chah et ses conséquences

Avant la chute du régime du chah en 1979 sous les coups de la « révolution islamique » dirigée par l'imam Khomeiny, un équilibre précaire était donc établi dans et autour du Golfe. L'Iran du chah était bon gré mal gré accepté comme la première puissance de la région et la mandataire officielle de la première puissance impérialiste, les USA. L'Irak avait mis en sommeil ses revendications territoriales à l'égard de l'Iran et ses contestations du découpage du Golfe Persique légué par l'impérialisme britannique. L'Arabie Saoudite avait accepté de son côté de reconnaître le découpage de la rive arabe du Golfe en une poussière d'États, et même développé une coopération avec les Émirats pour l'exploitation du pétrole. L'Irak, moins pro-soviétique, s'était rapproché de l'Arabie Saoudite pro-américaine dans le même temps qu'il avait établi un pacte de non-agression avec l'Iran du chah.

C'est ce fragile équilibre qui vacilla avec la chute du chah. L'arrivée au pouvoir à Téhéran d'un régime très nationaliste et anti-américain changeait les données du problème.

Pour les dirigeants impérialistes d'abord, la chute du chah comportait d'importants sujets d'inquiétude. Par le Golfe Persique transitent des tankers transportant une grande partie de la consommation mondiale du pétrole, et brusquement, la puissance promue au rôle de gardien en chef de la route du pétrole venait à faire défaut.

De plus les dirigeants impérialistes pouvaient craindre que l'arrivée de Khomeiny au pouvoir à Téhéran entraîne une déstabilisation de toute la région. Le nationalisme anti-américain exprimé sous la forme de la mystique religieuse musulmane chiite rencontra un écho dans toute la région du Golfe, de Koweit aux Émirats, dans lesquels vivent de nombreux musulmans chiites, arabes ou même d'origine persane. En Arabie Saoudite, en novembre 1979, un groupe armé occupa durant plusieurs jours la grande mosquée de La Mecque, dénonçant la corruption des dirigeants du pays et annonçant la venue d'un messie. Ce groupe, délogé avec « l'aide technique » d'un commando de gendarmes français, était composé de membres des tribus vivant près du Golfe Persique, région de l'Arabie Saoudite où vivent de nombreux musulmans chiites, mais qui est aussi la principale zone productrice de pétrole et celle où se trouvent la plupart de ses terminaux pétroliers.

L'inquiétude des dirigeants impérialistes à la suite de la chute du chah avait donc des raisons sérieuses. La place de gendarme du Golfe était à prendre, suite à la défection de l'Iran. II était clair d'ailleurs que la puissance candidate à ce rôle devait montrer sa capacité à se mesurer à l'Iran de Khomeiny et à réduire son influence.

C'est l'Irak qui se porta candidat à ce rôle. II réclama de l'Iran la restitution aux Émirats des trois îles du détroit d'Ormuz, offrit ses troupes à l'émir de Bahrein pour le protéger de l'Iran, exigea de l'Iran la révision des accords d'Alger de 1975. Les incidents frontaliers irako-iraniens se multiplièrent, tandis que l'Irak resserrait ses liens avec l'Arabie Saoudite, marquait ses distances d'avec l'URSS, se montrait moins jusqu'au-boutiste dans ses déclarations sur le conflit israélo-arabe. Les dirigeants irakiens cherchaient ainsi à se présenter comme les protecteurs des Émirats et de l'Arabie Saoudite elle-même face à un Iran révolutionnaire, et à donner le visage d'un régime modéré, loin des proclamations révolutionnaires et jusqu'au-boutistes des débuts du régime baasiste. Enfin, par Arabie Saoudite interposée, l'Irak cherchait de toute évidence la caution de l'impérialisme pour s'imposer comme la nouvelle grande puissance régionale, garante des intérêts impérialistes et gendarme du Golfe.

Les débuts de la guerre

En septembre 1980, lors du déclenchement de la guerre contre l'Iran, le dirigeant irakien Saddam Hussein affirma encore une fois vouloir le retour du Chatt el Arab à la souveraineté irakienne et celui des îles du détroit d'Ormuz à la souveraineté arabe. II ajouta à ces vieilles revendications une revendication à l'égard du Khouzistan iranien, région d'Abadan et de Khorramchahr où se trouvent les principaux gisements pétroliers, dont la population est en grande partie arabophone et non persane et rebaptisée pour cette raison « Arabistan » par les dirigeants irakiens. Saddam Hussein proclama que « l'Arabistan » était un territoire arabe occupé que l'Irak se devait de libérer. Un « mouvement des masses arabes d'Arabistan », créé avec le soutien de Bagdad, demanda aux chefs d'État arabes de « soutenir la juste cause de l'Arabistan ».

Les déclarations des dirigeants irakiens, tout comme le moment choisi pour procéder à leur attaque, montrent assez bien quel était leur calcul. Le régime iranien semblait parvenu à un point de faiblesse critique et être au bord de l'effondrement. On était alors au milieu de la crise ouverte par la séquestration des otages de l'ambassade américaine de Téhéran, et l'Iran ne pouvait compter sur aucun appui extérieur. A l'intérieur, des régions entières - le Kurdistan mais aussi en partie le Khouzistan - semblaient proches de la sécession, et le régime miné par ses contradictions. L'armée iranienne semblait en pleine décomposition et en très mauvais termes avec les dirigeants islamiques. Le moment semblait donc bien choisi pour tenter d'abattre le régime de Khomeiny par une guerre éclair, éventuellement en provoquant un véritable démantèlement du pays, le déssaisissant du Khouzistan.

Enfin, l'opération contre le régime de Khomeiny ne pouvait que recueillir la neutralité bienveillante, voire le soutien actif, de l'impérialisme. Et il semble exclu en effet que le régime irakien ait pu se lancer dans l'aventure de la guerre avec l'Iran sans avoir reçu un « feu vert » quelconque de l'Occident et de Washington, fût-ce par Arabie Saoudite interposée. En tout cas, le soutien financier de celle-ci semblait acquis pour l'Irak, signe au moins que l'impérialisme américain ne s'opposait pas à l'initiative irakienne.

L'échec de l'offensive irakienne

Mais le calcul de Saddam Hussein s'avéra rapidement faux. Certes, l'offensive irakienne commença par des succès. La désorganisation de l'armée iranienne aidant, les troupes de Saddam Hussein purent avancer de façon importante. Et la guerre eut un premier résultat, sinon pour l'Irak du moins pour le gouvernement américain ; elle incita, fin 1980, les dirigeants iraniens, pressés de sortir de leur isolement international et d'obtenir la disposition des avoirs iraniens gelés dans les banques occidentales pour pouvoir acheter des armes, à négocier un compromis avec les USA dans l'affaire des otages.

Mais l'écroulement du régime khomeinyste que semblait escompter Saddam Hussein ne vint pas. Les masses arabes iraniennes du Khouzistan n'accueillirent pas les troupes irakiennes en libératrices. Au contraire même, à Khorramchahr, la population mena elle-même la lutte contre l'avance irakienne. La guerre fournit au régime de Khomeiny l'occasion de reprendre en mains l'armée. Celle-ci fut bientôt en mesure de résister à l'armée adverse. Le conflit s'enlisa en une guerre de position meurtrière et destructrice. Enfin, au printemps 1982, des offensives iraniennes successives entraînèrent un début de déroute pour l'armée de Saddam Hussein. Celui-ci, en juin 1982, se reconnut vaincu en évacuant ses troupes des dernières portions de territoire iranien qu'elles occupaient et proposa un cessez-le-feu aux dirigeants de Téhéran. Ceux-ci y répondirent en proclamant qu'ils n'arrêteraient la guerre qu'une fois obtenue la chute de Saddam Hussein, et menèrent plusieurs offensives, en territoire irakien cette fois, sans obtenir pourtant de succès décisifs jusqu'à présent.

Bien sûr, il est impossible de prévoir les développements à venir de la guerre irako-iranienne. Mais le pari fait par Saddam Hussein en 1980 est en tout cas perdu. L'Irak ne s'est pas imposé comme le nouveau « gendarme du Golfe ». Du coup, les autres États arabes du Golfe, au nom desquels l'Irak affirmait se battre, semblent se faire prier pour soutenir l'action irakienne. C'est ainsi que le vice-président irakien Tarek Aziz s'est plaint dans une interview au journal Le Monde (8 janvier 1982) que « nos frères arabes ont virtuellement cessé de nous aider depuis un an (...) et nous ont prêté depuis le début de l'agression non pas cinquante mais moins de vingt milliards de dollars ». Visiblement, les « frères arabes » et notamment les États du Golfe et l'Arabie Saoudite, au fur et à mesure du déroulement de la guerre, ont vu moins d'intérêt à soutenir l'Irak.

De même, l'impérialisme américain s'est gardé de prendre ouvertement le parti de l'Irak. II y a sans doute à cela plusieurs raisons. Le régime irakien n'est pas de nature à inspirer une confiance absolue aux dirigeants de Washington. C'est un régime qui cherche encore beaucoup trop à jouer son propre jeu particulier. II est prêt à rendre des services à l'impérialisme s'il y trouve son intérêt, mais ne lui est pas inféodé complètement. Le fait qu'il maintienne des liens avec l'URSS n'est pas de nature, en particulier, à rassurer complètement les USA. D'autre part, ce qui s'est produit avec l'Iran incite sans doute les dirigeants US à être plus prudents avant de tabler sur une puissance régionale pour en faire le gardien privilégié de leurs intérêts dans la région. Les événements ont montré que la dictature la plus stable en apparence - et ce n'est même pas le cas de l'Irak - pouvait rapidement s'écrouler sous les coups d'un mouvement populaire. Si l'impérialisme choisissait de s'appuyer sur le régime de Saddam Hussein, quelle garantie aurait-il que ce régime ne s'écroule pas comme l'a fait le régime du chah ? II semble que les dirigeants américains aient tiré à leur façon la leçon des événements d'Iran, en concluant qu'il vaut mieux s'appuyer sur une série de régimes et jouer de leurs rivalités, plutôt que sur un seul, s'orientant en somme vers une stratégie rappelant celle dont la Grande-Bretagne se fit, en son temps, une spécialité.

Cette prudence de l'impérialisme à l'égard de l'Irak rejoint d'ailleurs les préoccupations d'un important allié des USA dans la région : Israël. Si l'affirmation de la puissance de l'Irak pourrait aller dans le sens des intérêts de l'impérialisme, elle irait par contre à l'opposé de ceux d'Israël, qui cherche à empêcher de toute façon l'émergence d'une force qui contrecarrerait ses désirs d'hégémonie dans la région. C'est ce qui explique le fait, à première vue surprenant, que les dirigeants israéliens aient contribué à la résistance militaire de l'Iran en lui vendant les pièces détachées d'armes américaines qui lui faisaient défaut, au moment où les Américains eux-mêmes refusaient de le faire.

II semble en tout cas que l'impérialisme américain, plutôt que de tabler sur la victoire du camp irakien contre le camp iranien, ait vu son intérêt dans la paralysie mutuelle des deux régimes par la guerre. Le régime irakien, pour sa part, en a été réduit à ses alliés traditionnels : l'URSS d'une part, et d'autre part... l'impérialisme français pour qui l'établissement de relations privilégiées avec l'Irak est un moyen de se réintroduire dans une région dont il est en grande partie exclu, et aussi tout simplement un moyen de vendre des armes.

En fait, c'est sans doute pour l'impérialisme en général que le bilan de la guerre irako-iranienne est aujourd'hui le plus positif. En 1980, il pouvait craindre le régime iranien luimême et sinon lui du moins les retombées possibles des événements d'Iran dans le Golfe et en Arabie Saoudite. Or la guerre avec l'Irak a incontestablement joué un rôle d'accélérateur dans l'évolution interne du régime khomeinyste.

L'armée iranienne discréditée et ébranlée par son appui au chah avant sa chute, a retrouvé une popularité dans le pays à la faveur de la guerre en même temps que les aspects les plus réactionnaires du régime prenaient le dessus et que la répression contre les éléments les plus radicaux des masses populaires iraniennes devenait féroce. La soumission de celles-ci à l'effort de guerre a contribué à stabiliser le régime et à écarter -au moins pour l'instant- le risque d'une évolution politique plus radicale en Iran. La nécessité pour le régime de se procurer des armes et pour cela de passer des marchés avec l'Occident, a joué dans le même sens.

Le même régime de Khomeiny a su d'ailleurs, malgré ses déclarations tonitruantes, se montrer responsable à l'égard de l'impérialisme. Il n'a en fait guère cherché à utiliser l'écho que rencontrait la révolution iranienne au-delà de ses frontières, en Arabie Saoudite, dans le Golfe ou même en Irak. Il a, sans doute, fait des déclarations appelant les masses irakiennes à renverser Saddam Hussein, tablant d'ailleurs surtout sur les sentiments musulmans chiites de 60 % de la population irakienne. Mais dans les faits, l'Iran a utilisé contre l'Irak bien plus les moyens d'une armée moderne mise en place du temps du chah par les conseillers US que l'appel aux masses populaires de la région.

En fait, malgré une démagogie nationaliste et se voulant « anti-impérialiste », les dirigeants iraniens ont respecté cette solidarité de fait qui unit les dirigeants d'un État en guerre et ceux de l'État avec lequel ils se mesurent. Si les dirigeants réactionnaires de l'Iran, de l'Irak, mais aussi -par Irak interposé- d'Arabie Saoudite et des États du Golfe se font la guerre, ils n'en ont pas moins conscience d'avoir des intérêts communs qui les opposent aux masses opprimées.

D'ailleurs, pour inspirer confiance aux paysans pauvres du sud de l'Irak - tout musulmans chiites qu'ils soient - ou aux masses opprimées du Kurdistan irakien, il eût fallu d'abord que les dirigeants iraniens ne répriment pas le mouvement des masses populaires d'Iran ou du Kurdistan iranien lui-même. Ennemis des masses iraniennes, malgré le soutien populaire qu'a eu le régime khomeinyste à ses débuts et qu'il continue même semble-t-il à avoir, les dirigeants iraniens ne pouvaient être à même de chercher et de trouver réellement le soutien des masses populaires d'Irak ou des États du Golfe contre leurs gouvernements La réciproque était vraie d'ailleurs du régime irakien à l'égard des masses opprimées d'Iran.

Malgré la guerre, une chaîne de complicité de fait contre les masses populaires de la région liait ainsi les régimes entre eux et les liait tous finalement à l'impérialisme. La guerre a tendu ainsi à restaurer la stabilité des régimes - y compris celui de l'Iran - bien plus qu'à la miner. Et avec la guerre qui se prolonge, la présence impérialiste dans le Golfe apparaît moins menacée qu'il y a deux ou trois ans, à la veille de la guerre et au lendemain de la révolution iranienne.

Finalement la guerre irako-iranienne rend bien service à l'impérialisme : dans une région « balkanisée » comme celle du Proche et du Moyen-Orient, elle a contribué à rendre encore un peu plus inextricable la somme de conflits, de rivalités, de complicités, qui lient et opposent entre eux les régimes de la région et grâce à laquelle l'impérialisme peut maintenir sans peine sa présence en tant qu'arbitre suprême. L'Irak s'est éloigné de l'URSS et rapproché de l'Arabie Saoudite et des États du Golfe. La Syrie, pour cause de rivalité avec l'Irak s'est rapprochée de l'Iran. Israël, pour empêcher la victoire de l'Irak a aidé en sous-main l'Iran. Enfin l'Iran comme l'Irak ont été militairement et économiquement affaiblis, et pour cette raison rendus encore plus dépendants de l'extérieur. Leurs ambitions à jouer le rôle de puissances régionales ne peuvent aujourd'hui qu'être très limitées.

L'impasse du nationalisme

La guerre irako-iranienne n'est pas terminée. Elle peut comporter encore bien des développements aujourd'hui imprévisibles. A moins d'un retournement de la situation qui paraît aujourd'hui bien peu probable, la victoire militaire de l'Irak semble exclue. Mais on l'a vu, même en l'absence d'une telle victoire, l'impérialisme est en fait déjà bénéficiaire dans cette guerre.

Il est possible que la guerre continue à s'enliser comme elle le fait actuellement, sans qu'il y ait de véritable vainqueur ou vaincu, mais sans que les dirigeants iraniens, en particulier, souhaitent y mettre fin. Ils semblent avoir à cela des raisons de politique intérieure, la situation de guerre permettant de prolonger le climat « d'union nationale » et de justifier la répression des opposants, et aussi de fournir une explication commode aux graves difficultés économiques qui se traduisent par une aggravation des conditions de vie des masses iraniennes.

II reste une éventualité que les dirigeants impérialistes redoutent certainement : celle de la victoire complète de l'Iran qui pourrait alors déboucher sur l'effondrement du régime de Saddam Hussein, et peut-être sur la mise en place à Bagdad d'un régime « islamique » proche de celui de Téhéran. Elle créerait une situation où le contrôle de l'impérialisme sur la région serait rendu notablement plus difficile. Celui-ci pourrait avoir à compter avec un deuxième régime aux velléités « anti-impérialistes », dans un pays dont le poids économique et militaire dans la région est important. Et on peut d'ailleurs penser que, si le rapport de forces devenait trop défavorable à l'Irak dans la guerre actuelle, les dirigeants US feraient ce qui est en leur pouvoir pour empêcher la chute du régime de Saddam Hussein.

Cela dit, s'il est vrai que cette éventualité poserait d'importants problèmes aux dirigeants américains, elle ne signifierait pas la fin de la domination de l'impérialisme sur la région. Le danger à long terme que représenterait pour celui-ci l'avènement éventuel d'un régime « islamique » à Bagdad serait-il à tout prendre plus grand que celui qu'a représenté le régime baasiste au temps où les dirigeants irakiens faisaient profession de « jusqu'au-boutisme » et de déclarations « révolutionnaires » ? II n'y a guère de raison de le penser.

II est d'ailleurs probable qu'un tel régime, même s'il voyait le jour parle fait d'une victoire iranienne, en viendrait immanquablement à brève ou longue échéance à s'opposer à son tour à l'Iran de Khomeiny tout comme l'a fait celui de Saddam Hussein. La soidisant solidarité islamique pèserait bien peu en fait devant les intérêts nationaux des États. Et pour l'Iran, un tel régime serait à coup sûr un jour plus un rival qu'un allié. Les deux régimes « frères » de Syrie et d'Irak, dirigés par un même parti, le Baas, se réclamant tous deux du « socialisme arabe », donnent tous les jours le spectacle de leurs rivalités.

Deux régimes islamiques « frères » à Bagdad et àTéhéran pourraient en faire tout autant. C'est d'ailleurs pourquoi il n'est même pas certain que les dirigeants iraniens aient vraiment pour but, comme ils l'affirment, le renversement du régime de Saddam Hussein.

De ce point de vue, l'Iran de Khomeiny n'est pas le premier État aux prétentions « anti-impérialistes » auquel les dirigeants US ont à faire face dans la région. Ils en ont vu d'autres : l'Égypte de Nasser, la Syrie de Assad et de ses prédécesseurs, et justement l'Irak baasiste ont fait chacun à leur tour de telles professions de foi, avec des paroles souvent bien plus audacieuses qu'un Khomeiny, allant jusqu'à rechercher par exemple le soutien de l'URSS que les dirigeants islamiques de Téhéran disent refuser aujourd'hui par principe. Mais ce soi-disant anti-impérialisme, en fait, ne sortait jamais des limites étroites de la défense des intérêts des bourgeoisies nationales de ces États. Elles cherchaient simplement à élargir leur marge de manceuvre par rapport à l'impérialisme et nullement à remettre en cause le système de domination de celui-ci.

Quel que soit leur radicalisme en paroles et la tonalité de leur verbe « anti-impérialiste », les dirigeants égyptiens, syriens, irakiens, et aujourd'hui iraniens se plaçaient dès le départ à l'intérieur de ce système. Leurs revendications se plaçaient dans le cadre des délimitations, des frontières, des systèmes de relation, de rivalités, de concurrence instaurés par l'impérialisme et qui lui permettent, globalement, de maintenir sa domination sur la région. II était dans la logique des choses qu'à un moment donné le jeu de ces rivalités et de ces conflits ramène les dirigeants nationaux, même les plus radicaux, à chercher à jouer leur jeu non plus contre l'impérialisme, mais en recherchant son soutien.

Le régime égyptien a donné l'exemple d'une telle évolution lorsque Sadate fit de son pays un allié privilégié des USA, après plus de quinze ans de « neutralisme » nassérien.

Le régime syrien de Assad chercha aussi à gagner les bonnes grâces des USA, voire d'Israël, en se faisant au Liban en 1976 le gardien de l'ordre impérialiste face à la menace d'une victoire de la coalition des Palestiniens et de la gauche libanaise dans la guerre civile.

Quant au régime baasiste, « socialiste arabe » de l'Irak, qui mit longtemps grand soin à perfectionner son image « révolutionnaire », la guerre irakoiranienne montre précisément comment il a pu se porter candidat au rôle de gardien de l'ordre impérialiste dans le Golfe dès qu'il a estimé que la place était à prendre.

Et si le régime iranien de Khomeiny n'a pas encore donné l'exemple d'un tel assagissement de son « anti-impérialisme », ce n'est sans doute qu'une question de temps, et d'occasion.

En fait, une telle évolution est impliquée, dès le départ, par le nationalisme bourgeois. Sa fonction, dans ses différentes versions idéologiques qui vont, au Moyen-Orient, du « socialisme arabe » à l'intégrisme islamique est d'enchaîner les peuples aux intérêts nationaux étroits des bourgeoisies et de leurs États, et non pas de les entraîner dans une lutte réelle contre l'oppression qu'exerce l'impérialisme, directement ou par l'intermédiaire des couches dirigeantes nationales.

C'est pourquoi, tout compte fait, ce que l'impérialisme peut avoir à craindre de la part de nationalistes bourgeois, qu'ils s'appellent Saddam Hussein ou Khomeiny, est en définitive bien limité.

La guerre irako-iranienne montre comment, finalement, le simple jeu de ces intérêts nationaux mène ces États et leurs peuples avec eux dans une impasse qui peut prendre la forme d'une guerre absurde dont le seul véritable bénéficiaire est, justement, l'impérialisme.

Le véritable anti-impérialisme

Une véritable lutte anti-impérialiste impliquerait en premier lieu, dans la situation du Moyen-Orient, de chercher à dépasser les divisions nationales et religieuses, les conflits hérités du passé, de ne pas hésiter à briser les frontières, les structures étatiques, les délimitations artificielles imposées par l'impérialisme.

Mais comment le faire sans s'appuyer sur le mouvement des masses, sans l'exprimer pleinement, démocratiquement, pour lui donner ainsi toute sa force et lui permettre de balayer devant lui les structures établies, les classes oppresseuses, les États qui sont les instruments de l'oppression ?

A plusieurs reprises au Moyen-Orient, les événements ont montré que cette aspiration commune des peuples de la région existe.

L'écho qu'a rencontré dans le passé le nassérisme qui se réclamait de l'unité des peuples arabes contre l'impérialisme, l'a montré, de même que l'audience internationale qu'a acquis un peu plus tard la résistance palestinienne.

L'écho rencontré, en dehors des frontières de l'Iran, par le mouvement des masses populaires iraniennes contre le chah, l'a montré à son tour dans les années 1979-1980.

Mais justement, les dirigeants nationalistes dans chacun de ces cas ont montré qu'ils n'étaient pas prêts à s'appuyer réellement sur les peuples, sur leurs sentiments et leurs aspirations à l'unité.

Car pour être capables de le faire, il eût fallu qu'ils n'aient pas d'intérêt particulier à défendre : ni celui d'une bourgeoisie contre une autre, ni celui d'un État contre un autre, ni celui d'une nationalité contre une autre, et finalement aucune forme de privilège d'une classe dominante contre des classes opprimées.

La classe bourgeoise, dans le passé, n'a été capable d'être ainsi une classe réellement révolutionnaire que pendant de courtes périodes, et à de rares époques.

Les bourgeoisies nationales des pays sous-développés d'aujourd'hui, parce qu'elles vivent à l'époque de l'impérialisme s'en montrent totalement incapables. Tant il est vrai qu'aujourd'hui dans le monde entier, la seule classe qui puisse être révolutionnaire, au plein sens du terme, est la classe ouvrière.

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