Giscard écartelé entre l'Hexagone et l'Atlantique18/02/19801980Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1980/02/72.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Giscard écartelé entre l'Hexagone et l'Atlantique

Les hésitations, les déclarations et les démarches contradictoires du gouvernement français, en cette période de tension internationale qui a suivi l'invasion de l'Afghanistan par les troupes russes, montrent assez bien quelles sont les relations entre la France et les États-Unis et les limites de l'autonomie de la première par rapport aux seconds.

C'est ainsi que Giscard a tenu à marquer ses distances par rapport aux volontés du gouvernement américain en refusant d'approuver les sanctions économiques contre l'URSS d'abord, le boycottage des Jeux Olympiques de Moscou ensuite. Puis il rencontrait Schmidt et ce trente-cinquième sommet franco-allemand se conclut sur une déclaration commune dans laquelle les deux chefs d'État tombaient d'accord pour condamner fermement l'intervention russe et réaffirmer « leur fidélité à l'Alliance Atlantique et leur détermination à honorer les engagements » . Pourtant l'encre de cette déclaration atlantiste marquant son alignement sur la politique américaine n'était pas encore sèche que le Président français faisait à nouveau sa mauvaise tête en refusant de se rendre à un mini-sommet convoqué à Bonn pour le 21 février par Cyrus Vance, le Secrétaire d'État américain.

Alors la France est-elle l'alliée soumise ou au contraire l'orgueilleuse indépendante aussi fière que Cambronne à Waterloo et aussi capable que lui de dire son mot à n'importe qui, fût-ce les États-Unis ? Suivant l'heure, le jour, le sujet, on pourrait en faire l'un ou l'autre portrait. Et, si nous nous fions à ses déclarations, Giscard peut tout aussi bien être présenté comme l'atlantiste convaincu que comme le champion de l'indépendance nationale (indépendance nationale qui se confond avec la défense d'un certain nombre de trusts industriels français, dont les intérêts exigent de ménager l'URSS, comme par exemple Thomson qui s'est assuré le monopole pour fournir le matériel nécessaire à la retransmission télévisée des futurs Jeux Olympiques).

En fait ce que la situation actuelle met en lumière, une nouvelle fois, c'est que l'impérialisme français, impérialisme sur le déclin, est bien incapable de couper avec l'impérialisme américain pour mener une vie totalement indépendante. Tout ce qu'il se permet c'est, dans une marge de manoeuvre plus ou moins étroite, de louvoyer au mieux de ses intérêts en évitant, si possible, de heurter de front ceux de l'impérialisme américain.

Cette politique, dans ces limites, n'est pas nouvelle. C'est celle qu'ont menée les différents gouvernements et les différents régimes qui se sont succédé en France depuis 1945, c'est-à-dire depuis que le monde a pris le visage qu'il a aujourd'hui, avec un super-impérialisme dominant de loin la planète et tous les impérialismes rivaux. L'histoire des relations franco-américaines depuis cette date le montre bien.

C'est la Deuxième Guerre mondiale qui a sonné définitivement le glas des prétentions de l'impérialisme français, défait militairement dès juin 1940. Après cette date, quelle que soit l'issue de la guerre, il ne pouvait être que soumis au vainqueur quel qu'il soit. Il risquait même fort de faire les frais du repartage du monde au prof it des puissances victorieuses.

Certes, De gaulle, débarqué avec les alliés, parvint à prendre de vitesse le haut commandement américain et àassurer la continuité des pouvoirs de l'administration vichyste. grâce à la collaboration active du p.c.f., il maintint l'état français. et l'impérialisme français se trouva à la fin de la guerre en position de s'asseoir à la table des vainqueurs, même si c'était au bas bout. c'est ainsi que lors du repartage du monde, l'impérialisme français ne fut pas tout à fait oublié. il maintint son empire colonial et reçut le commandement d'une zone d'occupation en allemagne, comme les trois véritables vainqueurs.

La guerre avait ruiné l'économie française. La bourgeoisie avait besoin de capitaux pour la relance. L'impérialisme américain s'était déjà assuré la suprématie par sa victoire militaire. Mais ce fut le poids énorme de ses capitaux qui lui assura la véritable hégémonie sur les bourgeoisies vieillies et décadentes d'Europe. Avec le plan Marshall, les États-Unis fournirent aux puissances européennes les dollars dont elles avaient besoin. La France ne fut pas la dernière servie. Elle encaissa près du quart des sommes versées par les USA aux pays européens d'avril 1948 à décembre 1951.

Accompagnant l'aide Marshall, il y eut aussi les alliances militaires qui rangèrent l'Europe derrière les États-Unis, alors que la guerre froide battait son plein. Seize pays européens dont la France, réunis sous l'égide des USA, créaient en 1948 l'Organisation européenne de coopération économique. Parallèlement un traité d'alliance mutuelle fut signé entre la France, la Grande-Bretagne et le Bénélux, prélude au Pacte Atlantique et à la création de l'OTAN Cette alliance militaire, conclue à Washington entre les pays d'Europe occidentale, le Canada et les USA, en avril 1949, paracheva le leadership des USA sur l'Europe, en instituant une force armée unique sous commandement américain. Bientôt, en mettant à profit la tension créée par la guerre de Corée, les USA installèrent leurs bases dans toute l'Europe jusqu'en Grèce et en Turquie, et réarmèrent l'Allemagne fédérale qui fut finalement intégrée à l'OTAN

C'est sous l'influence américaine que fut lancée l'idée de faire l'Europe, et de la faire avec l'ex-vaincue de la guerre, l'Allemagne. La communauté européenne apparaissait comme un moyen pour l'impérialisme américain de discipliner, économiquement et politiquement, les différents impérialismes européens dans le sens des intérêts de l'impérialisme en général, c'est-à-dire des siens en particulier. Les différentes bourgeoisies et leur personnel politique démocrate-chrétien ou social-démocrate acceptaient alors sans rechigner le leadership américain. En France c'était l'époque du MRP, pivot de tous les gouvernements de la Quatrième République, qui apparaissait comme le parti atlantiste et européen par excellence.

La fin du conflit coréen, l'atténuation progressive de la guerre froide, ouvrirent une nouvelle période entre les deux blocs. elle allait favoriser les velléités d'indépendance de certaines des bourgeoisies européennes.

Celles-ci avaient, en effet, moins besoin de serrer les rangs derrière les USA Chaque bourgeoisie nationale était plus libre de songer d'abord à la défense de ses intérêts particuliers. Ainsi la France était absorbée dans la vaine tâche de conserver son empire colonial alors que les USA, eux, étaient prêts à accepter la décolonisation, au moins si les nouveaux États décolonisés ne basculaient pas dans le camp de l'URSS A cette condition, la décolonisation correspondait même aux intérêts bien compris de l'impérialisme américain. Alors, celui-ci imposa de temps à autre son autorité aux vieux impérialismes européens renâclant mais n'en pouvant mais. Ainsi en 1956 il contraint les troupes franco-anglaises, intervenues à Suez pour empêcher la nationalisation du canal par Nasser, à se retirer aussi vite qu'elles étaient arrivées.

L'arrivée au pouvoir de De Gaulle en 1958 fut l'occasion pour la bourgeoisie française d'affirmer publiquement ses velléités d'indépendance vis-à-vis de l'impérialisme américain.

Ce qui permettait cela, c'était d'abord la situation internationale. La guerre froide faisait de plus en plus place à ce qu'on appellera, plus tard, la détente. De Gaulle, dès son arrivée au gouvernement, annonça que « l'alliance Atlantique est nécessaire » mais « qu'il n'a pas l'intention de s'y confiner » . Le style mis à part, c'étaient là déjà les déclarations actuelles de Giscard. Et il amorça graduellement le retrait des forces françaises de l'OTAN Celui-ci ne signifiait pourtant pas la rupture avec les États-Unis. On le vit en 1961, par exemple, quand la situation se tendit à nouveau à propos de Berlin. De Gaulle réagit alors comme l'aurait fait n'importe lequel de ses prédécesseurs. Il rappela immédiatement en métropole des troupes d'Algérie afin, dit-il, « d'être en mesure de tenir les engagements militaires de la France visà-vis de ses alliés de l'OTAN » . Preuve que De Gaulle lui-même était bien conscient qu'en cas d'aggravation de la situation, l'impérialisme français n'avait pas d'autre choix que de se ranger bien vite, à nouveau, derrière les U. S. A.

Mais le pouvoir personnel incontesté dont il bénéficia à l'intérieur, du moins durant les premières années de son règne, lui permettait de mener une politique nationale et indépendante qu'il estimait nécessaire aux intérêts généraux de la bourgeoisie française, même si une partie de celle-ci demeurait pro-américaine. Il le fit d'autant plus que cette politique anti-américaine renforçait sa position de « Bonaparte », en lui assurant l'accord du PCF dont il satisfaisait l'une des revendications en supprimant les bases de l'OTAN en France et en retirant les troupes françaises de l'OTAN

La politique d'indépendance - de gaulle disait de « grandeur » - nationale pourrait se ramener en fait à une chose essentielle : mettre toutes les ressources de l'état, politiques et économiques, au service des trusts français en butte à la concurrence des trusts étrangers, et en premier lieu américains.

Ainsi, l'indépendance militaire, la sortie de l'OTAN, n'avaient pas grande signification militaire puisque, on l'a vu, en cas de crise, l'impérialisme français n'avait guère d'autre recours que de se précipiter derrière les USA Elles en avaient davantage par contre pour les industriels français. Car elles signifiaient indépendance dans le choix de l'armement, du matériel technique, dans l'orientation des recherches. Tout cela financé par l'État français, fut du coup confié aux trusts français qui se virent ainsi garantir ce marché.

Ainsi de la décision de construire la bombe atomique française. Celle-ci non plus n'avait pas une grande importance militaire puisqu'en cas de guerre atomique, la France serait bien incapable de jouer un rôle indépendant, même avec sa bombe, face aux deux super-grandes puissances atomiques. Mais elle eut en revanche une importance primordiale pour les trusts français en développant un énorme marché, protégé et réservé par l'État à ces trusts, et en permettant le développement de techniques modernes dans de nombreuses branches de l'industrie, bien au-delà des simples trusts de l'armement, et ayant des prolongements dans bien d'autres domaines que celui-ci. Notons d'ailleurs en passant que cette construction avait été commencée par les gouvernements de la Quatrième République preuve que ceux-ci, même au moment où les circonstances ne leur permettaient pas de faire autrement que de s'aligner complètement derrière Washington, oevraient quand même à défendre vaille que vaille les intérêts particuliers de la bourgeoisie française, y compris à plus longue échéance.

Et il en fut du domaine civil comme du domaine militaire. L'État, sous couleur de favoriser l'indépendance nationale, assura le marché français aux trusts français, dans la mesure où c'était possible. Témoin le secteur télévisé : quand l'État décida que la France adopterait le 819 lignes alors que la norme qui semblait l'emporter en Europe était le 625 lignes, c'était décider que les fabricants de matériel télévisé français seraient mis à l'abri de la concurrence étrangère. Et de même lorsque fut adopté en France le procédé S.E.C.A.M. de télévision couleur contre le procédé P.A.L. dans le reste de l'Europe.

Enfin la politique étrangère « d'indépendance nationale » fut elle-même simplement un service rendu aux industriels f rançais. De Gaulle proposant à l'Amérique latine de marcher « la mano en la mano », criant « vive le Québec libre » à Montréal ou dénonçant de Phnom Penh l'ingérence américaine au Vietnam, n'avait pas seulement pour but d'affirmer « l'indépendance de la France » en allant narguer les USA jusque dans leurs chasses gardées. Il était, alors, d'abord le représentant du capital français, le commis voyageur qui voulait plaire à d'éventuels clients en se présentant comme le concurrent du fournisseur attitré, et en général obligé, de ces clients.

Évidemment, cela ne pouvait pas suffire pour ouvrir ses marchés aux produits ou aux capitaux français. Quel que soit le talent du voyageur de commerce, il faut que l'industriel soit capable de fournir un aussi bon produit à aussi bon prix, sinon meilleur, dans d'aussi bonnes conditions, pour avoir une chance d'évincer le concurrent. De ce point de vue, De Gaulle ne pouvait évidemment rien changer à la situation réelle de l'économie française par rapport à ses concurrentes, américaine ou autres. Le succès d'estime de De Gaulle en Amérique ou en Asie n'a certainement pas permis à l'impérialisme français de ravir la première place aux États-Unis.

Bien entendu, la politique menée par De Gaulle n'était pas la seule possible pour l'impérialisme français. La politique contraire : s'aligner inconditionnellement derrière les États-Unis, sous couvert d'intégration européenne par exemple, et obtenir sa place au soleil non pas contre les États-Unis mais grâce à eux, était une autre politique possible.

De toute façon, dans un cas comme dans l'autre, la place qui revient à un impérialisme dépend fondamentalement de sa puissance économique bien plus que de la politique de ses dirigeants, du moins quand il s'agit d'un impérialisme secondaire, dont l'indépendance a d'étroites limites, comme l'est l'impérialisme français vis-à-vis de l'impérialisme américain. L'exemple de l'Allemagne, qui a su se faire, en alliance étroite avec les USA, une place bien plus importante que la France sur l'échiquier économique mondial, le montre bien.

Face à De gaulle, et généralement au nom de l'europe, un certain nombre de politiciens essayèrent assez tôt d'incarner cette autre politique. c'est ainsi qu'en 1962, cinq ministres m.r.p. démissionnèrent à grand fracas du gouvernement suite à une conférence de de gaulle dans laquelle il ironisa sur l'europe supranationale et le « volapük intégré » qui en serait la nouvelle langue. trois ans plus tard, l'atlantiste, lecanuet mettait de gaulle en ballotage aux élections présidentielles de 1965.

Mais que la politique gaulliste « d'indépendance nationale » soit affaire d'abord de circonstances extérieures et intérieures fut bien montré dans les derniers mois du règne de De Gaulle lui-même. Mai 68 avait ruiné définitivement les bases du bonapartisme gaulliste, déjà minées sérieusement depuis des années. Le mythe de l'État fort, de l'homme providentiel s'était effondré. De Gaulle n'avait plus du coup tous les moyens qu'il avait précédemment d'une politique « indépendante ». Et c'est ainsi que lors de la venue de Nixon à Paris, en 1969, un mois avant le renouvellement des accords sur le Pacte Atlantique, le ton avait changé. Pas de coups d'épingle contre les États-Unis, pas d'insolences, il n'y eut que des sourires de complaisance. Bon gré, mal gré, De Gaulle avait dû se rappeler qu'il avait toujours été atlantiste.

Les successeurs de De Gaulle n'ont jamais retrouvé la position de Bonaparte, qui fut la sienne pendant quelques années après 1958, et donc jamais non plus la liberté de ton vis-à-vis de l'impérialisme américain qui fut alors la sienne.

Mais d'un autre côté, la situation internationale, la détente des années soixante-dix, continuaient à favoriser les possibilités pour les représentants politiques de l'impérialisme français de jouer ie jeu de l'indépendance comme l'avait fait De Gaulle. D'autre part, l'impérialisme français a hérité de la période gaulliste une situation particulière avec la mise en place d'une force de frappe atomique et le retrait des troupes françaises de l'OTAN qui sont aussi des atouts pour cultiver des prétentions à « l'indépendance ».

Du coup, en période calme, que ce soit avec Pompidou ou avec Giscard, le gouvernement français a continué à jouer, mais plusieurs tons en-dessous de celui du De Gaulle de la grande époque, de « l'indépendance française » vis-à-vis des États-Unis. Comme avec De Gaulle, cela pourrait se résumer à tenter de réserver à l'intérieur ou de gagner à l'extérieur quelques marchés aux trusts français.

L'affaire de l'Afghanistan montre cependant qu'en période de tension, les contradictions, entre les velléités de jouer à l'indépendance et la dépendance fondamentale vis-à-vis des USA, apparaissent plus nettement, donnant un tour plus ouvertement louvoyant et contradictoire à la politique française.

Cela veut dire que si la tension entre les deux blocs s'aggravait, si le camp impérialiste était de nouveau engagé dans une confrontation décisive avec le camp soviétique, c'en serait fini des velléités de politique indépendante française. Sous la houlette américaine, le camp impérialiste devrait se ressouder de gré ou de force, et l'impérialisme français faire à nouveau complète allégeance aux U. S. A. Mais les dirigeants français - De Gaulle hier, aujourd'hui Giscard - n'ont-ils pas répété, même lorsqu'ils défendaient une politique prétendue anti-américaine, qu'ils demeuraient par ailleurs atlantistes ? C'est bien la preuve qu'ils sont les premiers, connaissant les limites de l'indépendance possible de la France, à savoir qu'en cas de crise celle-ci n'aura pas d'autre choix que celui de se ranger avec armes et bagages non seulement dans le camp des USA mais sous la coupe directe de l'État américain, c'est-à-dire de laisser les trusts et les monopoles des USA décider eux-mêmes quelles miettes ils voudront bien laisser à la bourgeoisie française.

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