De la libéralisation de l'avortement à la libération des femmes... et des hommes14/04/19801980Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1980/04/74.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

De la libéralisation de l'avortement à la libération des femmes... et des hommes

Il est aujourd'hui possible en France d'accéder librement aux moyens techniques dont on dispose actuellement pour limiter les naissances. La mise en vente des différents produits contraceptifs et l'information sur les méthodes contraceptives ne connaissent plus d'entraves légales et sont largement répandues. Enfin après les cinq ans « d'essai » de la loi Veil, la loi Pelletier a confirmé la possibilité pour les femmes de recourir à l'interruption volontaire de grossesse. L'avortement, qui se pratiquait autrefois dans la clandestinité - et souvent dans les pires conditions - est sous certaines conditions autorisé par la loi et peut donc s'effectuer librement en milieu hospitalier.

Pour arriver à cette nouvelle législation plus libérale, il aura fallu dans ce pays des années de lutte, la mobilisation de dizaines de milliers de gens, de femmes, de médecins qui ont ouvertement bravé la loi interdisant l'avortement, afin d'obtenir des pouvoirs publics qu'ils mettent un terme à la scandaleuse et hypocrite législation interdisant l'avortement.

L'époque où l'on estimait qu'il y avait en France presque un million d'avortements clandestins chaque année, sans compter toutes les naissances non désirées, est donc révolue, et c'est tant mieux. Est-ce à dire que la nouvelle législation règle définitivement et entièrement la question ? Sûrement pas. Tout d'abord parce que la loi adoptée impose toujours des restrictions majeures : l'interruption de grossesse ne peut légalement s'effectuer que dans les dix premières semaines de la grossesse, ce qui est fort peu (en ce moment même, en Angleterre, le projet de réduire de 28 à 24 semaines le délai légal pour que des femmes puissent interrompre leur grossesse a soulevé un tollé général dans le pays car on le considère comme une atteinte sérieuse au droit à l'avortement !). Le Parlement a refusé d'accorder le remboursement par la Sécurité Sociale de l'I.V.G.

Enfin le simple vote d'une loi n'indique pas de quelle manière elle sera appliquée sur le terrain. Pendant les cinq années de la loi Veil, combien de femmes n'ont pu bénéficier de la loi soit parce que les centres d'IVG étaient insuffisamment pourvus en locaux et en personnel et ne pouvaient répondre à la demande, soit parce que des médecins adversaires de la liberté de l'avortement refusaient purement et simplement d'ouvrir un centre d'IVG dans un hôpital ?

Aujourd'hui, pour permettre une réelle application de la loi, un décret prévoit la création obligatoire d'un centre d'IVG dans tous les établissements hospitaliers. Il est bien sûr trop tôt pour savoir comment ce décret se traduira dans les faits, mais là aussi on peut prévoir que dans bien des endroits, par pénurie de moyens ou du fait de l'hostilité de certains administrateurs et médecins à l'avortement, ces centres ne répondront pas pleinement aux demandes effectuées.

Toutes les restrictions légales comme les entraves matérielles, amènent à coup sûr nombre de femmes à recourir comme par le passé à l'avortement « clandestin ».

Mais, quoi qu'il en soit, les femmes ont dorénavant pleinement le droit de choisir si elles veulent ou pas devenir mères, d'en choisir le moment, et d'interrompre une grossesse non désirée. les moyens techniques et une législation plus libérale allègent donc pour les femmes le poids d'une servitude vieille... comme le monde.

La question du contrôle des naissances, bien qu'elle ait souvent tenu la une de l'actualité ces dernières années, est en effet loin d'être nouvelle.

Dès l'aube de la civilisation, le contrôle des naissances a été pour l'humanité une préoccupation à peu près constante. Pour assurer la survie du groupe et améliorer les conditions de vie, des sociétés primitives pratiquement jusqu'à nos jours, les différentes communautés humaines ont dû très souvent limiter le nombre de bouches à nourrir.

Il est vrai que le problème se posait alors en termes différents d'aujourd'hui. Alors que le taux de la fécondité féminine, du fait de la pratique de l'allaitement maternel et du sevrage tardif, était inférieur à ce qu'il est aujourd'hui, une effroyable mortalité infantile faisait qu'un grand nombre de naissances était généralement nécessaire pour le simple maintien des effectifs de la communauté humaine.

Mais il n'en reste pas moins que le recours à des méthodes visant à limiter le nombre de naissances a été largement répandu dans toutes les sociétés.

Les lois et tabous limitant les relations sexuelles, les réglementant, la création de l'institution du mariage avec toutes les restrictions que cela peut comporter sur l'âge où les relations sexuelles sont autorisées et sur les groupes entre lesquels elles sont permises, tout cela allait dans ce sens. Et quand cela ne suffisait pas, les peuples primitifs recouraient à des méthodes plus expéditives comme l'infanticide par exemple.

Dans les sociétés antiques d'Égypte, de Grèce et de Rome, ainsi que dans les civilisations orientales, on connaissait déjà certaines méthodes contraceptives telles que potions et tampons vaginaux. On a ainsi retrouvé une recette d'application vaginale qui remonte au deuxième millénaire avant Jésus-Christ en Egypte ; à Rome, on pratiquait une sorte de coït interrompu.

L'avortement se pratiquait également dans ces sociétés où il était admis et assimilé à l'infanticide. Mais les techniques contraceptives étaient le privilège et le secret des couches de l'aristocratie ainsi que des prostituées, en Grèce comme à Rome. Au Moyen-Age, dans les pays occidentaux, ces connaissances demeurent ignorées. De plus, l'introduction du christianisme instaure des restrictions morales sur la pratique de l'avortement. Saint Thomas a en effet doté l'embryon d'une âme à partir du quarantième jour si c'est un garçon... et du quatre-vingtième si c'est une fille. Au-delà, l'avortement devient donc un crime que la justice du clergé et celle du roi condamnent, au même titre que l'infanticide. Pourtant la société ne dispose pas d'autre moyen pour limiter les naissances-et il en sera ainsi pratiquement jusqu'au XIXe siècle. Or les conditions de vie demeurent si rudes que bien souvent, au moins pour les femmes pauvres, la justice montre quelque indulgence envers les pratiques d'infanticide et d'avortement, malgré les rigueurs de la loi.

Pendant des millénaires, en effet, la lutte des hommes pour assurer leur propre subsistance a été si âpre qu'on considérait comme presque normal de supprimer ainsi des bouches supplémentaires à nourrir. Certes les famines, les épidémies, les guerres qui décimaient régulièrement les populations contribuaient de façon brutale à freiner le développement démographique. Sinon, lorsque les conditions de vie paraissaient trop hasardeuses, le seul moyen « légal » de limiter les naissances était alors le retard du mariage. Au siècle dernier encore, bien que les progrès dans l'agriculture, l'hygiène et la médecine aient considérablement diminué les effets des épidémies et fait disparaître les grandes famines du Moyen-Age, les mauvaises récoltes, les hausses excessives du prix du blé entraînaient automatiquement une baisse du nombre des mariages et donc une chute de la natalité.

C'est dire que, jusqu'à une époque encore proche, la simple survie d'une communauté dépendait, pour beaucoup, de facteurs qu'elle était incapable de contrôler. Dans un monde rude où la vie est un perpétuel combat contre la mort, il ne faut guère s'étonner des comportements barbares - en tout cas dénués de sentimentalisme - à l'égard des enfants : selon les cas, une naissance était considérée comme une bonne aubaine si on avait besoin de bras supplémentaires, de quelqu'un pour assurer ses vieux jours, ou au contraire comme une calamité en période de pénurie, et cela amenait alors parfois à supprimer le nouveau-né.

Car la société n'avait pas davantage de moyens pour contrôler sa fécondité autrement que par de tels moyens.

Ce n'est qu'au XVIIIe siècle qu'apparaît en Europe occidentale l'idée d'un contrôle volontaire des naissances, non plus pour simplement assurer la survie de la communauté, mais pour améliorer le confort moral et matériel de la famille. Cette tendance se manifeste essentiellement dans les couches de l'aristocratie et de la bourgeoisie, et ne s'étend que peu à peu, au XIXe siècle, aux couches populaires.

La révolution bourgeoise de 1789, par le nouveau droit qu'elle instaure et les perspectives qu'elle offre, consacre cette tendance récente. Désormais, l'héritage étant transmis à parts égales à tous les descendants, il convient de limiter sa descendance pour ne pas éparpiller le capital, surtout si celui-ci est constitué de terres. De plus, comme la nouvelle société accorde à tous des droits égaux, il devient plus facile de gravir les échelons de la hiérarchie sociale en s'enrichissant. Les familles qui sont sorties de la pauvreté, celles qui sont les plus à même de donner leur chance à leurs enfants, souhaitent donc tout naturellement limiter leurs naissances afin de mieux se consacrer à la réussite de leur progéniture.

Mais comment les hommes et les femmes de ce temps tentent-ils de maîtriser leur fécondité ? Très généralement, les couples qui souhaitent limiter les naissances pratiquent le coït interrompu ou l'abstinence. Ce n'est que dans la seconde moitié du XIXe siècle, avec la découverte de la vulcanisation que les premiers préservatifs masculins font leur apparition, tandis que la découverte du cycle d'ovulation chez la femme permet de tempérer quelque peu les inconvénients de l'abstinence totale.

Mais les progrès scientifiques et techniques du XIXe siècle ne profitent qu'à une minorité de gens, et si la limitation des naissances se généralise alors à toutes les couches de la population, c'est surtout parce qu'elle correspond à la généralisation d'une attitude nouvelle face à la fécondité. Elle reflète le désir grandissant de mener une vie moins dépendante de naissances répétées et permet une certaine libération de la femme de son rôle de reproducteur de l'espèce. En même temps qu'elle est liée au développement du capitalisme, qui arrache la femme à son foyer pour l'envoyer rejoindre la grande masse des prolétaires dans les mines ou dans les filatures.

Mais par ailleurs, les pouvoirs publics et les possédants s'inquiétaient des effets d'une baisse de la natalité sur le recrutement des armées de travailleurs, et des armées... tout court, dont le capitalisme a besoin. Et les partis réactionnaires militent pour le refus d'accorder aux femmes et aux couples la liberté de maîtriser leur fécondité comme en témoignent les ligues qui se sont alors formées pour développer la natalité, punir plus sévèrement l'avortement, et lutter contre la licence des rues !

Au lendemain de la première guerre mondiale, cette réaction n'a fait que s'amplifier et a donné naissance à la fameuse loi de 1920 qui interdisait toute propagande en faveur du contrôle des naissances et infligeait de lourdes peines aux auteurs d'avortements. d'autre part, la législation élaborée à ce moment-là prévoyait que les procès pour avortement ne passeraient plus en cours d'assises, où les jurés faisaient généralement preuve de beaucoup de compréhension, mais en correctionnelle. là, la sentence serait rendue par un magistrat professionnel plus proche du pouvoir et, partant, généralement plus prêt à respecter les consignes de sévérité.

Peine perdue car, en dépit de la loi, c'est justement après 1920 que le taux de natalité a le plus chuté en France : il est passé de 2,6 enfants par femme en 1920 à 1,8 en 1941. Il est vrai que la crise et la Seconde Guerre mondiale ont été pour les couples des arguments plus forts que la politique nataliste des gouvernants.

Que les pouvoirs publics se soient obstinés pendant plus de cinquante ans à nier l'évidence et à contraindre des millions de femmes à l'avortement clandestin montre le cynisme et l'hypocrisie des hommes qui sont au pouvoir. Une hypocrisie qui ressort aujourd'hui dans les restrictions qu'ils se sont obstinés à maintenir dans la présente loi.

De fait, la seule loi permettant de libéraliser totalement l'avortement et la contraception serait... l'absence de toute loi les réglementant. Établir un règlement, c'est limiter un droit, et tel est bien le cas avec la loi qui vient d'être adoptée. Les législateurs n'ont jamais jugé utile de réglementer le droit des individus à consulter leur médecin pour des troubles cardiaques ou tout autre maladie. Pourquoi n'en irait-il pas de même pour une femme qui désire se faire avorter ?

Précisément parce que, dans la société actuelle, la femme supporte presque seule la charge morale et matérielle de l'éducation des enfants, elle a, plus que quiconque, le droit de décider d'interrompre une grossesse. Bien sûr, ce n'est pas la bonne solution. Tous les adversaires de la loi ne se sont d'ailleurs pas privés de souligner le traumatisme physique et moral qu'il représente pour une femme. (Curieusement, les mêmes individus ne se sont jamais interrogés sur le traumatisme que subissaient auparavant les femmes traduites devant les tribunaux pour avoir avorté.)

Alors, si l'avortement est une solution ultime, il faut donc le prévenir, et c'est là le rôle de la contraception. Encore faut-il tout d'abord que celle-ci soit largement connue et admise. Or, ce n'est que tout récemment, suite à la loi sur l'avortement, que des mesures ont été prises pour permettre largement à l'ensemble de la population d'accéder à l'information sur les méthodes contraceptives. Jusqu'à présent en tout cas, cette information ne s'est faite que de façon très inégale et sans que les grands moyens d'information y participent beaucoup. Aussi, bon nombre de femmes, peu ou mal informées, ont-elles connu jusqu'à présent des échecs dans leur contraception. D'après une enquête statistique menée récemment par un centre d'interruption volontaire de grossesse, près de 50 % des femmes qui venaient au centre étaient des utilisatrices de la pilule, pourtant réputée comme une méthode contraceptive très efficace. Simplement, les femmes en question manquaient d'information sur la méthode contraceptive qu'on leur avait prescrite.

Malgré une législation plus libérale, nous sommes donc encore loin d'une totale maîtrise par les individus de leur fécondité. Cela dépend bien sûr d'une information complète sur les méthodes contraceptives. Cela dépend aussi du niveau de culture de la société : c'est dans les milieux aisés et cultivés que la contraception est la plus efficace, parce que mieux comprise et acceptée par les deux partenaires.

Mais cela dépend aussi des moyens techniques dont dispose la société et de la façon de mettre en oeuvre ces moyens techniques. Or dans la société actuelle, la technique n'est pas entièrement neutre, et dans le domaine de la contraception comme ailleurs, elle est subordonnée aux lois du système.

Il n'est pas indifférent de savoir que la méthode anti-conceptionnelle à propos de laquelle on a fait le plus de bruit, la pilule, utilisée aujourd'hui par 2,8 millions de femmes, représente de ce point de vue un marché prospère pour l'industrie pharmaceutique.

La recherche se poursuit, bien sûr, sur les différentes formules contraceptives, et il est probable que de nouveaux progrès seront bientôt réalisés (on parle notamment d'un contraceptif qu'il suffirait de prendre seulement une fois tous les trois mois). mais cette recherche est principalement, sinon uniquement, aux mains des trusts de la chimie qui voient leurs intérêts commerciaux avant l'intérêt des femmes auxquelles ils s'adressent. c'est ainsi que la pilule a connu un large développement, surtout à l'étranger, bien avant que ne soient connus et maîtrisés toutes ses contre-indications et ses effets secondaires.

Depuis vingt ans, plusieurs « générations » de pilules différentes par leur composition se sont d'ailleurs succédé. Et il est probable que de nouveaux contraceptifs, entraînant encore moins d'effets secondaires, seront commercialisés dans l'avenir.

Mais cela signifie aussi que les contraceptifs oraux, sans être aussi dangereux que le prétendaient les adversaires de la contraception, n'étaient et ne sont toujours pas totalement dépourvus de risques et d'inconvénients.

Le capitalisme ne pollue pas que les villes et les rivières. Et, puisqu'on parle beaucoup aujourd'hui de l'abus de consommation de médicaments, il serait bon de s'interroger sur l'innocuité des produits contraceptifs par exemple, utilisés en outre pendant de très longues périodes.

Par ailleurs, il, faut bien voir que la contraception repose aujourd'hui presque uniquement sur la femme (c'est le cas actuellement pour toutes les méthodes chimiques et la plupart des méthodes mécaniques).

Bien sûr, c'est la femme qui supportera éventuellement une grossesse non désirée. Mais un enfant se fait à deux. Et le fait que ce soit généralement la femme qui doive se préoccuper de ce problème n'est pas un phénomène neutre. C'est au contraire un fait significatif de ce que sont généralement les rapports entre les hommes et les femmes dans cette société :

Des recherches ont bien été effectuées sur la pilule pour hommes, des expérimentations artisanales ont été faites, par une équipe de volontaires qui militent pour cette idée, mais curieusement, ceux qui détiennent les moyens de poursuivre de telles recherches ne s'y intéressent guère.

C'est que, là aussi, c'est une question de marché. Combien y aurait-il d'hommes prêts à s'astreindre à la prise régulière d'un produit pharmaceutique pour épargner cela à leur compagne ? Combien y aurait-il également de femmes prêtes à faire confiance à leur partenaire sur ce terrain-là ? En tout état de cause, pour l'industrie pharmaceutique, la pilule pour femme est un marché sûr, alors que celui de la pilule pour homme - si cette dernière était techniquement au point - est trop aléatoire pour justifier de grands investissements de recherche.

On peut évidemment opposer à de tels arguments que, si l'on examine les rapports bien peu libres qui existent souvent dans un couple entre les deux partenaires, les types de contraception actuels ont au moins l'avantage de protéger la femme. c'est un fait. mais cela traduit bien l'oppression que subissent toujours les femmes.

Aussi, les réels progrès que l'humanité pourra accomplir dans le domaine de la contraception ne sont-ils pas simplement d'ordre technique. Ils sont aussi d'ordre social. Et l'humanité ne pourra réellement maîtriser sa reproduction que dans le cadre d'une nouvelle société, où les rapports entre individus ne seront plus aliénés par les multiples pressions et préjugés propres à une société d'exploitation. Alors, la technique pourra réellement apporter son aide aux hommes et aux femmes qui construiront consciemment leur avenir.

Mais alors aussi, cet aspect technique des choses sera vraisemblablement relégué au second plan, car ce n'est sans doute pas par la médicalisation de l'amour et de la sexualité que passera la libération des femmes (et des hommes) mais d'abord par une refonte de leurs relations réciproques.

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