D'où un nouveau conflit mondial pourrait-il venir ?18/02/19801980Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1980/02/72.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

D'où un nouveau conflit mondial pourrait-il venir ?

Depuis l'intervention russe en Afghanistan, les allusions à des possibilités de guerre se sont multipliées dans les déclarations des dirigeants occidentaux. Dans son discours annuel sur « l'état de l'union », Carter a déclaré que les États-Unis étaient prêts à intervenir, « y compris par l'emploi de la force armée » , contre « toute attaque extérieure dans la région du Golfe Persique » . Giscard et Schmidt ont profité de leur dernière rencontre pour rappeler qu'en cas de conflit la France et l'Allemagne fédérale seraient fidèles à l'alliance atlantique. Quant à Thatcher, elle a proclamé que dans une telle éventualité, la Grande-Bretagne serait prête à intervenir aux côtés de son allié américain.

Il ne s'agit là, bien sûr, que de déclarations. Et les déclarations guerrières ne sont bien souvent destinées qu'à camoufler une inaction de fait. C'est ce dont il s'agit dans le cas de l'Afghanistan. L'impérialisme américain proteste et menace, mais au fond, il n'est sans doute pas mécontent de la situation, car l'intervention de l'URSS en Afghanistan ne va pas tellement à l'encontre de ses intérêts. L'impérialisme aurait en effet bien plus à craindre de voir triompher en Afghanistan une révolution islamique analogue à celle qu'a connue l'Iran, que de la mise en place d'un gouvernement plus directement contrôlé par l'URSS Et c'est bien pourquoi Carter brandit la menace d'une intervention militaire, non pas pour exiger l'évacuation de l'Afghanistan par l'armée russe... mais au cas où les intérêts américains seraient menacés au Pakistan ou dans le Golfe Persique.

Tout cela ne signifie pas cependant, pour autant, qu'un nouveau conflit mondial soit impossible.

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le monde a certes connu une période de paix (toute relative, car marquée par nombre de guerres coloniales, d'interventions armées des grandes puissances et de conflits limités) de trente-cinq ans, alors que moins de vingt-cinq ans avaient suffi pour conduire de la première « der des der » à la seconde. Mais pendant ces trente-cinq ans, sur le plan diplomatique (mise en place par exemple du « Pacte Atlantique » d'un côté, du « Pacte de Varsovie » de l'autre) comme sur le plan strictement militaire, les grandes puissances n'ont cessé de se préparer à l'éventualité d'un nouveau conflit général. Et si elles s'y préparent, c'est qu'elles le croient possible.

Croire que l'équilibre des forces, ou que le pouvoir destructeur des armes modernes, « l'équilibre de la terreur », rendrait désormais la guerre impossible n'est qu'une manière de prendre ses désirs pour des réalités. Le seul problème qui peut se discuter à propos d'un nouveau conflit mondial n'est donc pas de se demander s'il est possible, car la course perpétuelle aux armements constitue une réponse positive suffisante à cette question. Le seul problème qui peut se discuter est de savoir d'où un nouveau conflit mondial pourrait surgir, quels seraient les mécanismes qui pourraient lui donner naissance, les mêmes que précédemment, ou d'autres ?

La première guerre mondiale : un conflit inter-impérialiste

La Première Guerre mondiale a été, essentiellement, une lutte mondiale pour un nouveau partage du monde entre deux groupes de puissances impérialistes. Si une vingtaine de pays furent entraînés dans ce conflit, chacun avec ses buts propres, à l'origine de cette guerre il y avait en effet essentiellement la rivalité qui opposait d'un côté la Grande-Bretagne et la France, chacune nantie d'un immense empire colonial, et de l'autre côté l'Allemagne, qui n'avait commencé à se lancer dans la chasse aux colonies que plus tardivement, et qui avait dû se contenter de quelques possessions africaines.

L'impérialisme allemand espérait, par la force des armes, aboutir à un redécoupage des empires coloniaux, plus conforme à ses ambitions et à sa puissance économique.

Le conflit, dans lequel les impérialismes européens s'épuisèrent ainsi pendant des année, fut finalement arbitré par un quatrième larron, l'impérialisme américain, qui n'étant pas directement intéressé au partage colonial (il possédait sa propre zone d'influence en Amérique latine) était resté neutre au début de la guerre, mais qui entendait supprimer tout risque de voir, soit l'Allemagne remporter la victoire et devenir un rival invincible, soit au contraire de voir les Alliés gagner seuls et obtenir ainsi les moyens d'accroître leur puissance par rapport aux USA L'entrée dans le conflit des États-Unis, en 1917, fit donc de la Grande-Bretagne et de la France les vainqueurs de la Première Guerre mondiale.

Le traité de Versailles que la Grande-Bretagne et la France imposèrent au vaincu accentua encore le déséquilibre entre les impérialismes européens. Non seulement l'Allemagne se vit amputée de vastes parties de son territoire métropolitain, mais elle se vit également confisquer ses colonies (Cameroun, Togo, Sud-Ouest africain, Afrique orientale allemande) que la France, la Grande-Bretagne et la Belgique se partagèrent sous l'égide de la « Société des Nations ». Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que, les mêmes causes produisant les mêmes effets, l'impérialisme allemand se soit relancé vingt ans plus tard dans une nouvelle tentative de réviser le partage du monde à son profit.

La deuxième guerre mondiale : deux conflits inter-impérialistes

Mais lors de la Deuxième Guerre mondiale, à cette vieille rivalité entre les impérialismes européens, vint s'ajouter celle qui opposait dans le Pacifique les impérialismes japonais et américain.

L'expansionnisme de l'impérialisme japonais fut illustré, avant le début de la Seconde Guerre mondiale, par ses interventions en Mandchourie (1931), en Mongolie (1934) et en Chine proprement dite (à partir de 1937). Son rêve de construire à son profit une « Grande Asie orientale » l'opposait non seulement aux impérialismes européens qui possédaient des colonies dans cette partie du monde (l'Angleterre, la France, la Hollande), qui à partir de 1940 seront plus ou moins totalement empêchés d'y intervenir, mais également à l'impérialisme US, maître des Philippines, et autre grand riverain du Pacifique.

Jusqu'en fin 1941, la Deuxième Guerre mondiale fut avant tout une guerre européenne. Après l'entrée en guerre des USA, elle fut constituée par la juxtaposition de deux conflits différents, qui n'étaient unis que par l'engagement des USA dans l'un et dans l'autre : la guerre européenne (dans laquelle l'impérialisme américain visait essentiellement, comme en 1917, à empêcher la naissance d'une super-puissance allemande), et la guerre du Pacifique (dans laquelle il défendait des intérêts économiques beaucoup plus immédiats).

Le fait que l'URSS ait été entraînée dans la guerre à partir de juin 1941, et que le front russe ait joué un rôle considérable dans la défaite de l'impérialisme allemand, ne changea rien au fait que la Seconde Guerre mondiale ait été avant tout un affrontement inter-impérialiste. L'URSS ne pouvait pas (et malgré toutes les illusions et les efforts de ses dirigeants, elle en fit la triste expérience) se maintenir hors du conflit. Mais, aux prises avec les Japonais en Mongolie en 1938, considérée comme l'alliée de Hitler à partir du pacte germano-soviétique d'août 1939, menacée d'une intervention franco-anglaise sur le front de Finlande en janvier-février 1940, l'URSS aurait tout aussi bien pu se retrouver entraînée dans la guerre dans un camp que dans l'autre. Et ce fut finalement l'agression allemande qui en fit l'alliée des anglo-américains.

Après la seconde guerre mondiale, un nouveau conflit inter-impérialiste est-il possible ?

Ainsi, à quelques variantes près, c'est le même type de mécanisme qui a amené à la guerre en 1914-17, et 1939-41. Mais si une chose est certaine, c'est que ce type de mécanisme ne peut plus exister aujourd'hui.

En effet, les deux premières guerres mondiales eurent pour cause principale les rivalités des puissances impérialistes pour se partager les colonies. Or, la fin de la Seconde Guerre mondiale a justement donné le coup d'envoi d'un vaste mouvement de décolonisation, qui en une vingtaine d'années a mis fin à l'existence de tous les empires coloniaux. Cela ne signifie évidemment pas que les peuples qui ont réussi à imposer leur indépendance à l'impérialisme ne sont plus exploités par celui-ci. Cela ne signifie pas non plus que les rivalités inter-impérialistes, pour savoir qui tirera le plus grand profit de cette exploitation, aient disparu. Mais l'exploitation impérialiste se fait d'une autre manière, et les rivalités inter-impérialistes s'expriment différemment.

Le fait colonial, cela signifiait en effet que la métropole impérialiste établissait un contrôle politique et militaire direct sur ses colonies, qu'elle se donnait les moyens de s'y assurer éventuellement un monopole, tant en ce qui concerne l'exportation de ses produits finis ou de ses capitaux, que l'importation des matières premières ou de la production agricole des dites colonies. Et, bien évidemment, un impérialisme rival ne pouvait espérer pénétrer économiquement dans les territoires coloniaux des autres, que s'il parvenait à les en chasser militairement, et à prendre leur place.

L'accession des anciennes colonies à l'indépendance politique formelle n'a pas rompu tous les liens de dépendance qui les unissaient aux métropoles impérialistes. Par le biais d'accords économiques, de l'appartenance à leur zone monétaire, de « l'assistance » militaire, les anciennes puissances colonisatrices conservent généralement des relations privilégiées avec leurs ex-colonies. Mais pour l'essentiel, il n'existe plus aujourd'hui de « chassés gardées ». Au protectionnisme colonial (en faveur de la puissance colonisatrice, bien sûr), a succédé un impérialisme de libre concurrence, laissant à chaque puissance impérialiste la possibilité d'investir là où elle veut, d'affronter librement ses rivales de cette manière-là dans l'ensemble des ex-colonies.

Cette évolution a bien sûr profité avant tout au plus puissant des impérialistes, l'impérialisme américain, qui a pu ainsi prendre pied économiquement dans toutes les anciennes possessions des impérialismes déclinants de la vieille Europe. Il a d'ailleurs, à l'époque, vu d'un oeil favorable les colonies conquérir leur indépendance. Et un retour en arrière, un renouveau du colonialisme ouvert est exclu, non seulement parce qu'il se heurterait à la résistance de peuples qui se sont éveillés à une vie nationale, mais aussi parce qu'il se heurterait à l'opposition du plus puissant des impérialismes.

La supériorité économique et militaire des États-Unis, par rapport à tous les autres pays impérialistes, est d'ailleurs telle que, même si une nouvelle guerre impérialiste pour le partage du monde avait un sens (ce qui n'est pas le cas, nous venons de le voir), aucun autre pays impérialiste ne serait de taille à les affronter.

Quant à un conflit ouvert entre puissances impérialistes de second ordre, il ne pourrait pas éclater sans que les USA imposent d'entrée leur arbitrage.

La troisième guerre mondiale, si elle survient (et elle surviendra nécessairement si la révolution socialiste ne vient pas l'en empêcher) ne sera donc pas un conflit inter-impérialiste. Elle opposera nécessairement (et cela correspond à la contradiction majeure de notre monde, autour de laquelle s'articule toute la politique internationale depuis 1945), le bloc impérialiste dominé par les USA d'un côté, et le bloc formé par l'URSS et ses alliés d'autre part.

Mais cette affirmation, qui est presque une évidence, ne résous pas pour autant la question du mécanisme qui pourrait entraîner un conflit militaire ouvert et direct entre ces deux blocs.

Un affrontement ouest-est pour la conquête de nouveaux marchés est-il possible ?

La première question que l'on peut se poser à ce propos est de savoir si l'impérialisme pourrait envisager une guerre contre l'URSS et ses alliés, ayant pour raison essentielle la conquête des marchés que ceux-ci représentent.

L'impérialisme pourrait-il, par exemple, en cas de crise économique majeure, tenter de trouver une issue à celle-ci, en se lançant à la conquête de l'URSS et des Démocraties Populaires ? C'est pour le moins peu vraisemblable, car on ne voit pas trop ce qu'une telle guerre pourrait bien lui rapporter, en regard de ce qu'elle pourrait lui coûter.

L'impérialisme américain (puisque lui seul pourrait aujourd'hui, politiquement et militairement, prendre l'initiative d'une guerre contre l'URSS) n'est pas dans la situation, où se trouvait en 1914 et 1939 l'impérialisme allemand, étouffant dans le cadre de ses frontières nationales, et rêvant d'en faire éclater le carcan, de conquérir son « espace vital ». L'impérialisme américain domine aujourd'hui la plus grande partie du monde. Comparativement à la zone d'influence de cet impérialisme, le bloc soviétique ne représente finalement que peu de choses (un dixième de la population mondiale). Et à supposer même que les puissances impérialistes parviennent à le conquérir, cela ne leur donnerait guère de nouvelles possibilités économiques.

C'est d'ailleurs sans doute à cette situation qu'il faut attribuer, au moins en partie, les trente-cinq ans de paix relative que le monde a connu depuis 1945, après deux guerres mondiales successives.

Quant à envisager que ce pourrait être l'URSS qui, pour conquérir des marchés, se lance dans une guerre contre l'impérialisme, une telle supposition est dénuée de sens. D'une part, parce que la propriété collective des moyens de production et la planification - même bureaucratique - donneraient sans doute à l'État soviétique, s'il en était besoin, d'autres moyens de résoudre ses problèmes d'investissement, que ceux que peut utiliser l'impérialisme. D'autre part, parce que de toute façon, c'est un problème qui ne pourrait pas se poser actuellement à l'URSS : son économie est encore une économie de pénurie, qui est bien loin de pouvoir dégager des surplus notables de production à exporter, ou des capitaux en quête d'investissement.

Il n'y a quasiment aucun domaine dans lequel l'URSS dispose d'un excès de production à exporter. Sa technologie est dans l'ensemble bien inférieure à celle des pays capitalistes avancés, et c'est à eux qu'elle a recours lorsqu'elle a besoin d'outillages, d'installations perfectionnées, comme l'attestent les achats d'usines entières, « clefs en mains », aux pays occidentaux. Et le retard industriel de l'URSS se répercute également sur le plan de la production agricole. Faute d'une production suffisante en machines agricoles, d'une industrie chimique capable de livrer la quantité d'engrais qui serait nécessaire pour obtenir des rendements agricoles qui seraient comparables à ceux des pays capitalistes avancés, l'URSS n'est même pas capable de se suffire sur le plan de la production alimentaire, comme les restrictions décidées par Carter à l'exportation des céréales américaines en U. R. S. S. viennent de le rappeler.

En fait, si l'on trouve bien quelques produits russes en vente dans les magasins occidentaux, c'est surtout parce que c'est un moyen de faire rentrer des devises nécessaires au paiement des importations dont l'URSS a besoin. Et si l'URSS n'est pas plus présente sur les marchés occidentaux, c'est tout simplement qu'elle n'a pas grand-chose à y exporter, car ils lui sont ouverts au même titre qu'aux autres pays.

Existe-t-il un expansionnisme russe ?

Le fait que l'URSS n'ait ni produits, ni a fortiori capitaux à exporter, ne signifie pas pour autant qu'elle soit par nature incapable de recourir aux armes pour agrandir sa zone d'influence, ou pour la consolider. Et on l'a bien vu dans le passé.

En 1939-40, la Russie de Staline a profité de ses bonnes relations momentanées avec l'impérialisme allemand pour annexer l'Ukraine occidentale (lors du partage de la Pologne de septembre 1939, en application du pacte germano-soviétique), la Carélie finnoise (en mars 1940, après une guerre difficile contre la Finlande), les États baltes (qui, après un ultimatum de l'URSS, se soumirent sans combat en juin-juillet 1940), la Bessarabie et la Bukovine occidentale (que la Roumanie « accepta » de céder, à la même époque, et également après un ultimatum russe).

En 1944-45, l'URSS qui se trouvait cette fois dans le camp de l'impérialisme américain, et par la même occasion dans celui des vainqueurs, voyait ses annexions de la période précédente confirmées, y rajoutait celle d'une partie de la Prusse orientale, et se constituait, avec les futures Démocraties Populaires un glacis protecteur qu'elle occupait militairement.

Depuis, elle est intervenue deux fois par les armes, à grande échelle, pour raffermir son emprise sur des pays de ce glacis qui menaçaient de lui échapper (en Hongrie, en 1956, et en Tchécoslovaquie, en 1968). Et elle vient tout récemment de montrer en Afghanistan qu'elle était tout à fait capable d'intervenir militairement pour tenter de maintenir ses positions, dans un pays de sa zone d'influence.

La bureaucratie russe n'a jamais reculé devant un pillage économique profitable, quand elle en avait l'occasion. Elle n'est certes pas mue exactement par les mêmes mobiles économiques que les puissances impérialistes, puisqu'elle n'a ni grande quantité de marchandises, ni capitaux à exporter. Mais elle n'en mène pas moins une certaine politique expansionniste. Elle a depuis longtemps montré quel mépris elle professait pour le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Et elle n'a laissé passer aucune opportunité d'agrandir son territoire et sa zone d'influence.

L'expansionnisme russe peut-il mener à un conflit avec l'impérialisme ?

Dans un certain nombre de cas, c'est avec la bénédiction ouverte de l'impérialisme dominant à l'époque dans la région que l'URSS s'est agrandie, ou qu'elle a arrondi sa zone d'influence. C'est ainsi que l'annexion de la partie orientale de la Pologne, en 1939, fut négociée directement avec l'impérialisme allemand, en échange de la neutralité russe dans le conflit. C'est ainsi également que l'occupation militaire de l'Europe orientale, en 1944-45 (y compris de la Bulgarie, qui n'était pas en guerre avec l'URSS) se fit avec l'accord de l'impérialisme américain, qui lui abandonna cette zone d'influence, lors des accords de Yalta et de Potsdam, en échange du rôle de gendarme contre-révolutionnaire que la bureaucratie russe était prête à y jouer.

Dans d'autres cas, les interventions militaires de l'URSS furent dénoncées par l'impérialisme. Mais celui-ci n'en était pas forcément fâché pour autant, et n'avait donc aucune raison d'intervenir. C'est ainsi que les puissances occidentales se gardèrent bien d'intervenir lors des événements de Hongrie et de Tchécoslovaquie, se contentant de critiquer ouvertement l'intervention russe, car elles n'étaient sans doute pas mécontentes de voir la bureaucratie soviétique faire régner « l'ordre » dans sa zone d'influence. Et l'intervention russe en Afghanistan rentre sans doute dans le même cadre, car si les dirigeants américains ont fait beaucoup de bruit autour de cette intervention (ce qui était de bonne guerre diplomatique), ils se sont bien gardés d'intervenir, trop contents au fond de voir l'URSS devenir aussi impopulaire qu'eux-mêmes dans le monde musulman, et pas du tout désireux de voir une « république islamique », analogue à celle qui est née voici un an en Iran, s'installer en Afghanistan si la guérilla triomphait.

Dans d'autres cas, enfin, l'URSS a simplement profité des circonstances, les dirigeants russes ayant calculé ce que les puissances impérialistes leur laisseraient faire sans intervenir. Ce fut sans doute le cas avec les annexions que l'URSS réalisa en juin 1940, pendant le plus fort du conflit entre les impérialistes allemands et anglo-français, et avec l'accentuation de son contrôle sur les Démocraties Populaires, au début de la guerre f roide.

Les différentes annexions et interventions militaires auxquelles la bureaucratie russe a procédé depuis 41 ans ne sont nullement en contradiction avec sa politique de recherche d'un statu-quo avec l'impérialisme.

C'est pourquoi on peut penser qu'en ce qui concerne l'avenir, les dirigeants soviétiques n'hésiteront sans doute pas à agrandir encore leur zone d'influence s'ils en ont l'occasion, mais qu'ils ne le feront que s'ils pensent qu'ils ne risquent pas ainsi un conflit ouvert, et direct, avec l'impérialisme. Autrement dit, l'expansionnisme russe ne pourrait amener une réaction de l'impérialisme conduisant à un conflit mondial, que si les dirigeants russes faisaient une erreur de calcul, ce qui est somme toute - si l'on en juge par l'expérience passée - assez improbable.

Le maintien du statu-quo ne dépend pas que de l'impérialisme et de l'u.r.s.s.

Mais le maintien du statu-quo ne dépend pas que de la bonne volonté de l'URSS et de l'impérialisme. Depuis qu'au pouvoir des soviets vivants a succédé le pouvoir de la bureaucratie, le but suprême de la politique extérieure de l'URSS est la « coexistence pacifique » avec l'impérialisme. Depuis 1945, la prépondérance de l'impérialisme US est telle qu'elle a fait de l'ensemble du monde capitaliste sa zone d'influence, et qu'on ne voit pas trop quels avantages économiques il pourrait retirer d'un conflit avec le bloc soviétique. Mais l'équilibre entre les deux camps est sans cesse remis en question par l'intervention de forces sociales et politiques dont ni l'URSS ni l'impérialisme ne sont maîtres.

Dans le monde capitaliste, le plus important de ces facteurs de déstabilisation a été constitué depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale par la lutte des peuples des pays dominés par l'impérialisme, essayant d'échapper à l'emprise de celui-ci.

Comme nous avons déjà eu l'occasion de le dire, l'impérialisme américain a vu d'un bon oeil la disparition des anciens empires coloniaux, dans la mesure où l'accession à l'indépendance politique formelle de ces pays lui permettait de les faire passer plus facilement sous sa domination économique. Mais d'un autre côté, dans leur lutte contre l'impérialisme qui les maintenait sous le joug colonial, certains mouvements d'émancipation nationale pouvaient aller chercher des appuis, diplomatiques et matériels, du côté de l'URSS, et donner ainsi à celle-ci des moyens d'étendre sa zone d'influence.

L'impérialisme américain ne s'est jamais pour autant rangé ouvertement dans le camp d'une des puissances coloniales, pour combattre à ses côtés un mouvement d'émancipation nationale. Dans le cas parfaitement significatif, à cet égard, de l'Indochine, l'impérialisme américain a refusé de participer au conflit aux côtés de l'impérialisme français (comme le souhaitait et le demandait pourtant celui-ci), bien que le Viet-Minh qui dirigeait la lutte du peuple indochinois était manifestement lié à l'URSS Les États-Unis ont préféré attendre les accords de Genève de 1954 et l'indépendance formelle du Vietnam, quitte à voir la moitié de celui-ci passer dans l'orbite russe, avant de s'engager dans cette région.

Mais l'impérialisme américain ne pouvait pas non plus, sans détruire la cohésion du bloc occidental soutenir ouvertement les luttes d'émancipation des peuples colonisés contre les métropoles impérialistes qui étaient ses alliés. Et à la recherche d'appuis, les dirigeants de ces mouvements d'émancipation, ne pouvaient guère que se tourner vers l'U. R. S. S.

D'autant que le problème ne se posait pas que pour les colonies au sens propre du terme, et qu'en termes d'indépendance formelle. Au cours des trente-cinq années qui se sont écoulées depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le monde a connu de multiples luttes de peuples formellement indépendants, essayant de desserrer l'emprise de l'impérialisme qui les exploitait. Et bon nombre de ces luttes étaient directement dirigées contre l'impérialisme américain, comme ce fut par exemple le cas à Cuba. Là encore, la seule possibilité d'une aide extérieure, pour les dirigeants de ces mouvements-là, était de la rechercher du côté de l'URSS

Mais dans le bloc soviétique, des forces hostiles à la bureaucratie russe, et tentées de chercher un appui du côté de l'impérialisme, se sont manifestées. Dans les années qui ont immédiatement suivi la Seconde Guerre mondiale, c'étaient essentiellement les bourgeoisies nationales des pays du glacis soviétique. Et si ces bourgeoisies ont quasi-complètement disparu (du moins la grande bourgeoisie) après les transformations économiques et sociales que ces pays ont connues à la fin des années 40, il subsiste dans les Démocraties Populaires des forces nationalistes bourgeoises, ayant des bases sociales, susceptibles d'être attirées par l'impérialisme. Et cela, au sein même des appareils d'État de ces pays.

Le maintien pur et simple de la situation mondiale existant en 1945, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, était donc impossible, quoi qu'aient pu souhaiter les leaders des deux camps, l'impérialisme américain et l'URSS De part et d'autre, des forces travaillaient en permanence à remettre cet équilibre en cause. Et l'équilibre ne fut maintenu qu'à travers une lutte constante de l'impérialisme et de l'URSS, chacun travaillant à la fois à maintenir sa domination sur sa zone d'influence, et à essayer de l'étendre là où cela était possible sans conflit direct, de manière à compenser les revers qui pourraient être subis ailleurs.

Face à ce problème, l'impérialisme américain mena successivement deux politiques différentes.

La guerre froide et le « containment »

Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, les relations entre l'URSS et l'impérialisme américain, alliés de la veille, se sont rapidement détériorées. Mais c'est du printemps 1947 que l'on peut dater le début de ce que l'on appela la « guerre froide », avec le lancement du « plan Marshall », qui sous couvert « d'aide » aux pays qui ont souffert de la guerre vise à renforcer l'influence de l'impérialisme américain.

Cette aide ne va pas sans contrepartie. En Europe occidentale, elle s'accompagne de pressions américaines visant à l'éviction des ministres communistes des gouvernements français, italien, etc., ce qui fut rapidement chose faite.

En dépit de cela, le plan Marshall suscite un certain nombre de tentations dans les pays du glacis soviétique, dont certains gouvernements sont prêts à négocier. L'URSS réagit en éliminant de la vie politique de ces pays, et bien sûr, de leurs gouvernements, tous les partis politiques bourgeois traditionnels, qui avaient jusque là été inclus dans des « fronts nationaux ». Au sein même des Partis Communistes, la fin des années 40 et le début des années 50 seront marqués par toute une série de purges et de grands procès, visant essentiellement les éléments qualifiés de « titistes », c'est-à-dire susceptibles de faire passer les intérêts nationaux de leurs pays avant ceux de l'URSS La réaction russe aboutit donc à faire tomber entre l'Europe de l'Est et celle de l'Ouest le fameux « rideau de fer », destiné à isoler sa zone d'influence.

er octobre 1949, à se ranger dans la zone d'influence soviétique.

Dorénavant, toute la politique étrangère des États-Unis va être dominée par l'idée de ne pas laisser une nouvelle fois s'agrandir le bloc des alliés de l'URSS Et quand la Corée du Nord (appartenant à ce bloc) essaye en juin 1950 de réunifier par la force tout le pays (qui était divisé en deux depuis 1945), l'impérialisme américain intervient militairement, sous couvert de l'ONU Pendant trois ans, les deux camps vont s'affronter, « soldats de l'ONU », d'un côté, « volontaires » chinois de l'autre, jusqu'à ce qu'un armistice entérine de nouveau la division de la Corée en deux sur le 38e parallèle, la ligne de partage de 1945.

C'est au nom de cette même politique de « containment » du camp soviétique que les États-Unis interviennent au Sud-Vietnam, après le départ de l'impérialisme français d'Indochine, pour empêcher le reste de la péninsule indochinoise de rejoindre le Nord-Vietnam dans le camp soviétique.

Cette politique américaine n'empêcha cependant pas l'URSS de se trouver un nouvel allié, dans le continent américain lui-même, en la personne de Cuba, après que Fidel Castro ait décidé de chercher une aide en direction de l'Union Soviétique, plutôt que de céder aux pressions de l'impérialisme américain. Il est vrai que quand Castro prit le pouvoir, en 1959, il le fit avec la bénédiction de l'impérialisme américain, aux yeux duquel il apparaissait alors comme un politicien avec lequel il devait être possible de collaborer ; et qu'ensuite, une intervention militaire aurait risqué de se heurter à tout un peuple mobilisé, comme le prouva l'épisode du débarquement manqué de la baie des Cochons, en 1961.

Quatre ans plus tard, l'intervention brutale des « Marines » à Saint-Domingue montrait d'ailleurs que l'impérialisme américain n'était pas prêt à laisser se développer des situations susceptibles de donner naissance à de nouveaux Cuba.

L'enlisement américain au vietnam, et la fin de la politique du « containment »

Ce fut l'évolution de la situation au Vietnam qui amena finalement l'impérialisme américain à remettre en cause la politique qu'il avait adoptée en 1949-59. En effet, l'engagement grandissant des États-Unis au Vietnam, qui les amena à porter la guerre aérienne au Nord, et à aligner plusieurs centaines de milliers d'hommes sur le terrain, ne régla en rien la situation. Les succès remportés en dépit de cela par le Front de Libération Nationale, lors de l'offensive du Thêt de février 1968, soulignèrent au contraire l'incapacité de l'impérialisme américain à vaincre un petit peuple en lutte pour son indépendance.

Dès lors, les États-Unis s'orientèrent vers la recherche d'une solution négociée (dont il était clair, qu'à terme, elle risquait d'amener la réunification du Vietnam, et donc le passage du Sud dans la zone d'influence soviétique), mais cela dans le cadre d'un règlement global dans le Sud-Est asiatique, incluant la Chine, que l'impérialisme américain boycottait depuis près de vingt ans.

A la politique de « containment » rigide qu'il avait menée de 1950 à 1968, et qui avait montré ses faiblesses, l'impérialisme américain substituait la recherche d'un équilibre plus souple, n'excluant pas des glissements dans les zones d'influence respectives des deux blocs.

Cette politique l'amena par exemple à laisser l'URSS occuper quelques positions nouvelles en Afrique et en Asie (cas de l'Afghanistan). Mais elle lui permit de détacher plus complètement la Chine de l'URSS (les deux pays étant séparés par de nombreuses divergences d'intérêt depuis le début des années 1960), et même de s'en faire un allié potentiel.

La détente n'est pas une garantie pour la paix mondiale

Mais la politique de « détente » menée par l'impérialisme américain depuis une dizaine d'années n'est pas une garantie pour la paix mondiale. Elle n'éloigne pas le risque de guerre, dans la mesure où celui-ci ne dépend pas tant des rapports entre le camp impérialiste et l'URSS, que des possibilités de déséquilibre brutal entre les deux camps, susceptibles de naître dans le monde à tout moment, de la volonté de peuples désireux de remettre en cause l'ordre impérialiste.

Ce qui s'est passé en Iran, et dans le monde islamique, depuis un an, donne une idée du genre de situation qui pourrait amener l'impérialisme américain à se lancer dans une aventure militaire, susceptible de déboucher sur un conflit mondial.

Les États-Unis se sont manifestement posés au cours de cette année le problème d'intervenir en Iran. Ils ont certes choisi de ne pas le faire, jusqu'à présent, et à moins de nouveaux développements de la situation, une intervention militaire américaine en Iran est d'ailleurs de moins en moins probable. Mais s'ils avaient décidé d'intervenir, lis se seraient sans aucun doute heurtés à des difficultés considérables, non seulement en Iran, mais vraisemblablement dans tout le monde arabe et le monde musulman.

Les manifestations anti-américaines qui se sont déroulées au Pakistan après la prise en otage des diplomates américains en Iran, les événements qui se sont déroulés ces dernières semaines en Arabie Saoudite et en Tunisie, tout cela montre à quel point la situation est aujourd'hui explosive dans le monde musulman. D'ailleurs, les plus fidèles soutiens de l'impérialisme américain dans cette région du monde, comme les dirigeants saoudiens, se sont sentis obligés de prendre quelques distances, par rapport à la possibilité d'une intervention américaine en Iran. Cette prudence n'était sans doute pas sans cause, car si les États-Unis avaient décidé d'intervenir, la haine accumulée contre l'impérialisme chez tous ces peuples aurait bien pu exploser, balayant les régimes qui seraient apparus trop liés à cet impérialisme.

En fait, les États-Unis n'auraient pas pu intervenir en Iran, sans risquer de provoquer un soulèvement de tous les peuples islamiques. C'est d'ailleurs sans doute l'une des principales raisons pour lesquelles ils ont finalement décidé de ne pas intervenir. Mais l'impérialisme ne serait pas l'impérialisme, si l'on pouvait écarter a priori toute intervention de ce genre. Et, à un autre moment, dans une autre aire géographique, ou dans celle-là, une intervention de ce genre reste tout à fait possible. Si donc les États-Unis avaient choisi d'intervenir en Iran, ils auraient pris le risque de s'engager dans une guerre qui aurait pu les opposer, non seulement au peuple iranien, mais également à tout le monde musulman. Et il suffit de rappeler comment malgré sa puissance matérielle, malgré le recours aux armes les plus barbares, l'armée US fut incapable de faire régner la loi de l'impérialisme américain au Vietnam, pour imaginer ce que pourraient être les difficultés et l'importance d'une intervention américaine contre laquelle se lèveraient les peuples de tout le MoyenOrient. Il a fallu plus de 500 000 hommes à l'armée américaine, au Vietnam, pour (mal) tenir un petit pays de 17 millions d'habitants. Combien lui en faudrait-il pour occuper tout le monde musulman ?

Eh bien, cela signifie que si les États-Unis avaient choisi d'intervenir en Iran, à terme, cela pouvait les conduire à un conflit ouvert avec l'URSS

L'Union Soviétique n'est certes pour rien dans le développement de la situation en Iran. Elle n'est pour rien, également, dans l'effervescence qui secoue le monde musulman. Elle la craint même elle-même, comme elle l'a montré en intervenant en Afghanistan, non seulement parce qu'elle menace son influence dans ce pays, mais également, selon toute vraisemblance, parce qu'elle peut être contagieuse parmi les peuples musulmans de l'URSS

Mais l'impérialisme américain ne pourrait pas s'engager dans une guerre prolongée, coûteuse, impopulaire, contre des peuples entiers, que ce soit au Moyen-Orient où n'importe où dans le monde, sans envisager du même coup d'intervenir contre l'URSS

Même si celle-ci n'y est manifestement pour rien. Car ce serait autrement prendre le risque de voir l'équilibre des forces à l'échelle mondiale se dégrader progressivement en faveur de l'URSS L'impérialisme américain ne pourrait pas accepter longtemps de s'épuiser dans une guerre interminable contre une partie du Tiers Monde en révolte contre sa domination, en laissant son principal adversaire potentiel à l'écart du conflit. Il serait d'autant plus tenté de l'entraîner dans ce conflit que, d'une part, ce pourrait être un moyen, au nom de l'anti-communisme, d'essayer de rallier derrière eux toutes les forces bourgeoises du monde. Et que d'autre part, l'impérialisme pourrait à juste titre considérer qu'en s'en prenant à l'URSS, c'est à la racine du mal qu'il s'en prend.

Malgré la politique de ses dirigeants, tout prêts à collaborer avec l'impérialisme, à servir de gendarmes à celui-ci, l'URSS, par sa seule existence, par le fait qu'en 1917 une partie du monde a échappé à la domination de l'impérialisme, a été un facteur décisif dans le fait qu'un certain nombre de peuples du Tiers Monde ont desserré leurs liens avec celui-ci, ou seront demain tentés de le faire, mettant à profit les possibilités d'aides diplomatiques, matérielles, économiques, que la propre lutte de l'URSS pour résister à la pression de l'impérialisme leur offre.

C'est bien pourquoi, d'ailleurs, la politique de « coexistence pacifique » avec l'impérialisme n'est pas seulement un renoncement a la lutte révolutionnaire, c'est aussi à terme, pour tous les opprimés et pour tous les peuples de la terre, un piège sanglant.

L'évolution du monde durant les quarante dernières années, la suprématie incontestée de l'impérialisme américain par rapport aux autres puissances impérialistes, a rendu impossible que se renouvelle de façon identique le scénario qui avait conduit à la Première et à la Deuxième Guerre mondiale. Mais l'impérialisme n'a pas changé de nature. Si une révolte des peuples du Tiers Monde mettait en cause ses positions, il n'hésiterait pas à plonger le monde dans un nouveau conflit mondial, qui coûterait sans doute à l'humanité infiniment plus cher, étant donné ce que sont les moyens modernes de destruction, en biens matériels, en destructions de toutes sortes, et en vies humaines, que les deux premières guerres mondiales.

Cette fois-ci, c'est l'existence même de l'humanité qui pourrait être menacée par un holocauste nucléaire. Et si depuis trente-cinq ans, le monde n'a pas connu de guerre à l'échelle de la planète, chacune des interventions d'une puissance impérialiste qui ont eu lieu durant cette période - l'impérialisme français n'étant pas le dernier sur ce plan-là - doit nous rappeler que c'est possible.

Le mot de Jaurès est toujours valable. L'impérialisme porte toujours la guerre en lui, comme la nuée porte l'orage.

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