Bolivie : face à l'armée, les dirigeants ouvriers laissent les travailleurs désarmés.27/10/19801980Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1980/10/79.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Bolivie : face à l'armée, les dirigeants ouvriers laissent les travailleurs désarmés.

Le 17 juillet 1980, un putsch militaire dirigé par le général Garcia Meza éclatait et l'emportait en Bolivie.

Un de plus aurait-on pu être tenté de dire tant sont nombreux les coups d'État dans ce pays. Mais comme dans d'autres circonstances en Bolivie, comme en Argentine il y a cinq ans, du sang ouvrier a été versé. Les tentatives des travailleurs pour s'opposer à cette reprise en main du pouvoir par les militaires ont été brutalement écrasées. Des centaines et des centaines de travailleurs ont été assassinés, déportés dans des stades, contraints à l'exil. Aujourd'hui encore l'armée quadrille et les groupes d'extrême-droite assassinent dans les secteurs miniers.

Le coup d'État de Garcia Meza n'est pas seulement le produit des rivalités entre cliques militaires rivales ou entre les militaires et les hommes politiques partisans d'un retour au pouvoir des civils. C'est aussi une nouvelle tentative faite par les militaires de bâillonner le mouvement ouvrier bolivien qui, depuis plusieurs décennies, fait preuve de combativité et de courage et pèse sur chaque événement important de la vie du pays.

Ce coup d'État a ses racines non seulement dans l'histoire de la crise politique et sociale de ces trois dernières années, mais dans celle des trois dernières décennies.

La fin de la dictature de banzer

Le coup d'État du 17 juillet 1980, où le général Garcia Meza prit le pouvoir, deux semaines après que, pour la troisième fois en trois ans, les électeurs boliviens aient donné la préférence au front électoral dirigé par H. Sites Zuazo et qui avait l'appui de la majorité des syndicats, n'a pas éclaté comme un coup de tonnerre dans un ciel serein.

Ce fut l'aboutissement d'une longue crise qui a mis plusieurs fois aux prises les militaires, les partisans d'un pouvoir civil et les travailleurs.

Cette crise s'est formellement ouverte au moment où le général Banzer annonça sa décision de recourir aux élections.

C'est en effet il y a trois ans que le général Banzer, le dictateur alors en place en Bolivie, faisait les premiers gestes qui allaient marquer le début d'une période d'instabilité qui vient de déboucher sur un nouveau régime militaire. Ce geste, ce fut l'annonce, en novembre 1977, qu'après sept ans de dictature, Banzer envisageait d'organiser des élections générales où seraient désignés députés, sénateurs et président de la République.

Les raisons pour lesquelles Banzer choisissait une telle orientation étaient de divers ordres.

En effet, visiblement, fin 1977, le régime de Banzer s'essouflait.

Au niveau économique, sa politique était un échec. Il était venu au pouvoir en promettant de mener une politique dynamique favorisant les investissements privés, mais la relative expansion des années 1972-73 avait tourné court.

Les difficultés économiques entraînèrent la multiplication des problèmes sociaux.

Sur ce terrain, la politique brutale de Banzer contre les paysans pauvres et les ouvriers n'a pas abouti au résultat escompté.

En 1974, les paysans indiens de la région de Cochabamba ayant réagi par une grève à une brusque augmentation des prix alimentaires, Banzer avait envoyé l'armée contre les paysans.

La répression fit des centaines de morts. Mais ce bain de sang n'empêcha pas la continuation d'une agitation paysanne.

Vis-à-vis de la classe ouvrière, le problème était encore plus critique.

Banzer avait bien mis en place une législation répressive limitant le droit de grève et les possibilités d'organisation syndicale, mais il n'avait pas amené la paix sociale.

En juin 1976, dans le secteur minier, déterminant pour l'économie du pays, un puissant mouvement de grève de plusieurs semaines avait tenu tête à la dictature. Banzer avait fait donner l'armée ; puis il avait tenté de chapeauter le syndicat ouvrier, la Centrale Ouvrière Bolivienne (la COB) en imposant des coordinateurs gouvernementaux aux postes responsables. Mais il n'était parvenu ni à bâillonner ni à domestiquer le mouvement ouvrier.

Dans ces conditions la politique de blocage des salaires, qui aurait entraîné, d'après le journal mexicain Tiempo, une diminution du pouvoir d'achat de 33 % entre 1971 et 1978, risquait de provoquer des explosions sociales.

Cette faillite sur le plan économique et social entraîna bien sûr un mouvement de contestation politique parmi les militaires et les civils qui aspiraient au pouvoir.

Dans l'armée, les critiques visant la politique extérieure de Banzer et ses tractations avec le gouvernement chilien pour obtenir un couloir jusqu'à la mer (un vieux problème pour la Bolivie), se multiplièrent.

Quant aux partis politiques partisans d'un retour au pouvoir des civils, ils commencèrent toute une agitation en faveur de la mise en place d'un régime plus libéral et d'une amnistie.

Les États-Unis, pour leur part, semblent avoir au moins encouragé Banzer à recourir à des élections. Peut-être par crainte de voir éclater en Bolivie des troubles graves. Peut-être aussi parce que cela correspondait, alors, à l'orientation générale de leur politique dans cette région du monde.

Dans ces conditions, Banzer, conscient de l'usure de son régime, espérait quand même que le successeur qu'il désignait et qui avait l'assentiment de l'armée, le général Pereda Asbun, l'emporterait et recevrait une caution populaire, mais il n'en fut pas ainsi.

Des oppositions encouragées par l'annonce des élections

En fait, l'annonce des élections, loin de ramener le calme dans les diverses oppositions, aviva l'agitation. Et l'on vit le régime de Banzer reculer sur plusieurs plans.

L'un des événements les plus connus de cette période est la grève de la faim commencée le 28 décembre 1977 par quatre femmes du secteur minier Siglo XX, pour obtenir une amnistie pour les mineurs condamnés ou poursuivis après la grève de 1976. L'indifférence du gouvernement, les manoeuvres tentées par celui-ci pour dresser la population contre les grévistes suscita l'effet contraire. La grève de la faim s'étendit en deux semaines à plus de 1300 personnes et les mineurs l'appuyèrent de plusieurs journées de grève générale. Le 17 janvier 1978, Banzer cédait : il déclarait une amnistie sans conditions, la réincorporation des mineurs licenciés pour raisons politiques. Le 24 janvier, le gouvernement rétablissait les libertés syndicales. Ce recul de Banzer entraîna une rapide réorganisation du mouvement ouvrier. De nouveaux responsables élus apparurent. Le syndicat ouvrier, la Centrale Ouvrière Bolivienne se réorganisait rapidement.

En mars et avril 1978, une série de grèves pour des augmentations de salaire eurent lieu. Les syndicats s'y renforcèrent, d'autant plus qu'à plusieurs reprises les grévistes contraignirent le pouvoir à reculer.

Parallèlement, la préparation des élections entraîna dans les campagnes toute une agitation politique. Des notables locaux, traditionnellement liés au pouvoir en place, prirent position pour d'autres candidats que le candidat officiel.

Dans les villes et les secteurs industriels, les candidats civils et les partis politiques qui les soutenaient multiplièrent les réunions et l'agitation : lis se regroupèrent en plusieurs fronts. L'un de ces fronts regroupé autour du candidat Siles Zuazo, faisait figure de front de gauche à la fois parce qu'il comprenait le Parti communiste bolivien pro-soviétique et parce qu'il mettait en avant un programme rappelant celui d'Allende au Chili. Il trouva un large appui à la fois dans la petite bourgeoisie des villes, dans certains secteurs paysans et dans la classe ouvrière.

Trois ans d'instabilité sous surveillance des militaires

C'est ainsi que lorsque, le 9 juillet 1978, les élections eurent lieu, le début du dépouillement fit apparaître le succès de Siles Zuazo. Mais on ne sut jamais les résultats réels. Grâce à diverses fraudes, le général Pereda fut déclaré vainqueur. Mais tout le monde savait que Siles Zuazo avait fait un score plus important. Les jours suivants furent fertiles en péripéties. Devant le truquage électoral, Siles Zuazo entama une grève de la faim. Pereda dut faire annuler les élections et annoncer de nouvelles élections pour dans six mois. Quelques jours plus tard, le même Pereda était réinstallé au pouvoir par un putsch militaire.

Les militaires avaient bien marqué là qu'ils étaient résolus à ne tenir compte du verdict des urnes que dans la mesure où celui-ci leur convenait. Néanmoins la farce électorale n'en était qu'à son premier acte.

Ce coup de force de Pereda n'avait bien sûr résolu aucun problème.

L'agitation sociale, encouragée d'ailleurs en partie par les dirigeants des partis d'opposition, prit un nouvel essor.

En août et septembre 1978, Pereda dut faire face à de fortes grèves. La direction de la Compagnie Bolivienne d'Électricité fut obligée de reculer. Fin septembre 1978, ce fut au tour des mineurs de déclencher une grève : le 3 octobre, le gouvernement cédait 35 % d'augmentation de salaire, mais la grève ne prit pas fin tout de suite.

Ces grèves et les difficultés économiques relancèrent la fronde au sein de l'armée. C'est ainsi qu'en novembre 1978, un nouveau coup d'État porta au pouvoir un nouveau général, le général Padilla, qui annonça les élections pour juillet 1979.

Les élections de juillet 1979 furent l'occasion d'une nouvelle crise. Elles eurent bien lieu à la date fixée, mais si Siles Zuazo était en tête, il n'eut pas pour autant la majorité absolue.

La constitution bolivienne prévoit que dans de telles circonstances c'est au Congrès (députés et sénateurs) de trancher entre les trois candidats arrivés en tête, et il faut, pour qu'un président soit élu, qu'il se dégage une majorité des 2/3. Or le Congrès qui venait d'être désigné aux mêmes élections et reflétait les mêmes contradictions que le scrutin servant à désigner le président, ne parvint pas à trancher. Et pour mettre un terme à la crise, le pouvoir fut remis à un nouveau gouvernement provisoire, civil celui-là, dirigé par Guevara Arze, et chargé de préparer de nouvelles élections.

L'agitation sociale reprit. En août, le gouvernement dut faire face à une nouvelle montée gréviste. Divers secteurs de l'armée, partisans d'un rapide retour à l'ordre complotaient.

er novembre 1979, le général Natusch Busch s'empara du pouvoir. Visiblement, ce putsch n'avait ni l'appui de toute l'armée, ni le consensus des politiciens civils. Il semble même que parmi les militaires et les hommes politiques favorables à un retour de l'armée, Natusch Busch ait été contesté, et que nombreux étaient ceux qui attendaient de voir quelles réactions ce putsch susciterait.

La réaction de la classe ouvrière ne se fit pas attendre. A l'appel de la COB, et de la Centrale syndicale étudiante, ouvriers et étudiants descendirent dans la rue des différentes villes du pays et en particulier à La Paz. Natusch Busch décréta là loi martiale, mais il ne vint pas à bout de la forte mobilisation populaire et ouvrière.

Une semaine d'affrontements fit des dizaines de morts, mais finalement lâché par les militaires mêmes qui l'avaient soutenu, désavoué fermement par les USA, Natusch Busch se retira. Un nouveau gouvernement provisoire fut constitué, dirigé par une femme Lidia Gueller, qui s'engagea à préparer de nouvelles élections.

L'armée prépare un nouveau putsch

Cet échec de Natusch Busch avait montré entre autre toute la force que peut représenter la classe ouvrière. Et si la mobilisation avait servi les desseins politiques des partisans d'un régime plus libéral en leur donnant une nouvelle chance électorale, elle les inquiétait aussi.

L'échec de Natusch Busch souleva l'enthousiasme populaire. Le gouvernement de Lidia Gueiler en profita un temps. Mais cela ne dura pas.

Très rapidement Lidia Gueller fut à la fois confrontée à l'armée qui préparait un nouveau coup d'État et au mouvement ouvrier.

Voyons d'abord l'armée.

Celle-ci tint ouvertement en laisse le gouvernement civil. Elle s'opposa à tout remaniement de l'état-major, imposa au gouvernement de mener une politique d'austérité pour les travailleurs qui frisait la provocation. Et s'il n'y avait qu'un seul militaire au gouvernement, c'étaient en fait les militaires qui, très ouvertement, tenaient les rênes.

Les réactions ouvrières furent vives. En décembre, les mesures d'austérité décidées par le gouvernement mirent le feu aux poudres. La dévaluation du peso, la hausse des prix des produits pétroliers - et en conséquence celles des tarifs de transport - , celle de près de 100 % des prix de la viande et du sucre, suscitèrent grèves et manifestations. Des heurts très violents eurent lieu.

La classe ouvrière bolivienne avait pris conscience une nouvelle fois de sa force et entendait se défendre. Mais du même coup elle redevenait une menace intolérable pour les classes possédantes et les dirigeants politiques à leur service, qu'ils soient civils ou militaires. Cette montée ouvrière où, nous le verrons, les dirigeants ouvriers ne proposèrent rien d'autre aux travailleurs que de s'accrocher à la perspective des élections fut sans doute l'un des facteurs déterminants qui fit renoncer les classes dirigeantes boliviennes à leur tentative de libéralisation.

Les élections se préparèrent dans des rumeurs de putsch. Elles furent plusieurs fois annoncées puis repoussées. Le 29 juin elles eurent lieu. Le candidat déjà en tête en 1979, Siles Zuazo, arriva en tête à nouveau, sans avoir la majorité absolue. C'était encore une fois au Congrès de trancher. Mais l'armée ne lui en laissa pas l'occasion. Garcia Meza attaqua plus rapidement et plus violemment que Natusch Busch le mouvement ouvrier. Il liquida d'emblée un certain nombre de dirigeants ouvriers, il s'en prit directement aux organisations des travailleurs et systématiquement. D'autre part il bénéficia d'un plus large appui à la fois chez les civils et les militaires, de telle sorte qu'il l'emporta.

C'en était fini des projets d'élections. Le général Garcia Meza venait au pouvoir pour rétablir l'ordre. Il le fit, comme ses protecteurs argentins, à coup d'assassinats de militants, d'arrestation d'opposants, de déportation de travailleurs. La classe ouvrière venait de payer cher, très cher, les illusions électoralistes que les partisans d'un pouvoir civil et les dirigeants du mouvement ouvrier avaient entretenu dans ses rangs. Elle venait de payer cher la trahison de ses dirigeants.

La bolivie : un pays sous-développé

Le dénouement de cette crise de trois ans n'est pas seulement la conséquence des difficultés occasionnelles rencontrées par la Bolivie au cours de ces trois ans et même ces dix dernières années,

Pendant ces trois ans, trois élections ont bien eu lieu. Mais aucune n'a été capable d'atteindre, ne serait-ce que son objectif le plus immédiat, l'élection du président.

Cette incapacité des classes dirigeantes boliviennes à s'engager dans la vole de réformes libérales visant à mettre en place des formes de gouvernement plus souples que la dictature militaire, et plus proches des systèmes parlementaires, recouvre des problèmes plus profonds, directement liés au sous-développement du pays.

La Bolivie est un pays de 6 millions d'habitants, grand deux fois comme la France. L'agriculture, dont vit 65 % de la population est d'un faible rendement. L'une des ressources essentielles sont les mines d'étain (14 % de la production mondiale) pour lesquelles les principaux clients sont les USA. Elles emploient environ 70 000 travailleurs et procurent au pays 70 % de ses devises. Une autre est le gaz naturel pour lequel le principal client est le Brésil. Il y a aussi, mais de façon moindre, du pétrole.

La Bolivie est donc totalement dépendante de ses exportations et des cours mondiaux des matières premières. La situation économique y est instable, mais elle ne varie que dans le degré de pauvreté. Par son produit intérieur brut, par habitant, qui est une donnée toute relative mais qui donne un ordre de grandeur, la Bolivie est l'avant-dernier pays d'Amérique latine et centrale.

La condition des ouvriers et des paysans y est très dure.

Dans les mines d'étain, nationalisées depuis 1952 et dirigées par un organisme d'État, la COMIBOL, les salaires sont très bas, 4 à 5 F par jour pour certains mineurs, 10 à 12 F pour les mieux payés. Si l'on a de la chance, au bout d'un certain temps, le logement est assuré dans les villages miniers, rudimentaire, appartenant à la COMIBOL. Mais dès que le mineur ne peut plus travailler par maladie ou accident, le logement est repris. Les conditions de travail et l'insalubrité sont telles que la plupart des mineurs sont atteints par la silicose, encore jeunes. L'espérance de vie pour les travailleurs est de 35 ans.

Dans les villes, les travailleurs font figure de privilégiés à côté de la masse des sans-travail qui n'ont pas de ressources.

Dans les campagnes, la misère est telle qu'elle fut à l'origine de véritables révoltes des masses indiennes.

Une bourgeoisie qui n'a pas les moyens d'acheter la paix sociale

Pour satisfaire à la fois les exigences de l'impérialisme américain dont elle est dépendante et maintenir ses propres profits, la bourgeoisie bolivienne doit imposer un tel degré d'exploitation de la population laborieuse qu'elle se trouve contrainte de recourir à des formes dictatoriales de gouvernement. Et bien qu'en Bolivie il existe des partis ouvriers et une confédération syndicale ouvrière, la COB, qui sont prêts à jouer le jeu de la collaboration de classe, elle ne peut pas céder suffisamment de miettes aux classes laborieuses pour acheter la paix sociale.

Il y a bien eu une période où la bourgeoisie bolivienne, en même temps qu'elle tentait de prendre du champ vis-à-vis de l'impérialisme américain, tenta aussi d'associer à la vie politique les organisations réformistes et nationalistes du mouvement ouvrier. Ce fut la période 1952-1964 où l'on vit un peu comme en Argentine avec Peron le dirigeant du mouvement nationaliste Paz Estenssoro venir au pouvoir en jouant à la fois sur l'armée et le mouvement ouvrier pour finalement s'imposer à l'armée grâce au soutien des milices ouvrières et paysannes.

Une fois parvenu au pouvoir, ce nationaliste nationalisa les mines en les rachetant, il mit en place une réforme agraire. Il tenta d'associer au pouvoir les syndicats, la Centrale Ouvrière Bolivienne, qui regroupe l'ensemble des syndicats existants dont la puissante fédération des mineurs, fut créée. Son développement fut favorisé. Son dirigeant, Juan Lechin Oquendo fut associé au pouvoir comme ministre des Mines et du Pétrole. Mais pour que cet appareil syndical jouât son son rôle de tampon entre la bourgeoisie et la classe ouvrière, encore aurait-il fallu que les classes possédantes lâchent quelques améliorations. Il n'en fut rien. Les compagnies Patino, Aramayo et Hoschild furent largement indemnisées et allèrent investir ce que l'État bolivien leur payait sous forme de rachat, dans des affaires rentables, à l'étranger.

C'est ainsi que la première année la COMIBOL demanda aux mineurs de consentir à une réduction de près de moitié de leurs salaires soi-disant pour résister aux pressions américaines. Mais en fait, parce que toute une partie de la bourgeoisie nationale entendait tirer profit de cette nationalisation aux dépens de la classe ouvrière.

Parallèlement, dans les campagnes, la réforme agraire aboutit bien à la répartition de quelques lopins de terres incultes, mais elle ne diminua pas la misère des paysans indiens. La déception entraîna la renaissance de mouvements sociaux auxquels l'État répondit par la répression. Les deux dirigeants nationalistes Paz Estenssoro et Siles Zuazo, que l'on a retrouvés comme candidats rivaux aux dernières élections, ont alterné au pouvoir pendant 12 ans mais se sont retrouvés également confrontés à une montée du mouvement ouvrier que l'appareil syndical de la COB ne pouvait plus suffire à contenir.

En 1964, PazEstenssoro quitta le pouvoir alors que depuis des mois se multipliaient des grèves qui prenaient ponctuellement l'allure de véritables soulèvements ouvriers.

Son successeur le général Barrientos mit plus d'un an à rétablir l'ordre. A plusieurs reprises, il fit donner l'armée. En 1967, il y eut à nouveau des grèves et une montée de l'agitation paysanne. Et depuis 1964, ce sont des militaires les plus ouvertement réactionnaires qui ont tenu la barre en Bolivie. La seule exception fut une brève tentative de régime militaire se présentant comme un régime progressiste (nationaliste et cherchant à s'appuyer sur le mouvement ouvrier), celui dirigé par le général Torres, qui dura un an.

Des dirigeants syndicalistes en réserve

Malgré. des répressions très violentes, les couches dirigeantes boliviennes n'en sont pas arrivées à briser totalement le mouvement ouvrier organisé. Même après des saignées ouvrières, après la chasse aux militants et la mise en place de lois répressives, le départ en exil de nombreux dirigeants, les organisations ouvrières renaquirent. Elles se reconstituèrent à deux niveaux pourrait-on dire.

D'abord elles se reconstituèrent dans les villes minières, les zones où la classe ouvrière est concentrée, solidaire et où il reste de solides traditions d'organisation dans la population même, même dans les périodes de répression.

Elles se reconstituèrent aussi à un autre niveau : jusqu'à présent, même dans les pires répressions, le pouvoir n'avait jamais été jusqu'à détruire totalement les appareils syndicaux et avait toujours laissé subsister un cadre organisationnel comme s'il était conscient que ces appareils pouvaient à nouveau être un jour un allié indispensable en cas de montée ouvrière, pour dévoyer la colère des travailleurs, comme lis l'avaient fait ouvertement de 1952 à1964.

Tout cela explique sans doute, au moins en partie, la permanence d'un mouvement ouvrier important et les relations complexes entre la Centrale Ouvrière Bolivienne, l'armée et les hommes politiques civils ou militaires.

Cela explique aussi que la bourgeoisie et les couches dirigeantes boliviennes aient pu tenter une nouvelle fois, il y a trois ans, une politique d'ouverture en essayant de trouver la formule d'un nouvel équilibre entre les militaires, les civils et les organisations ouvrières, en particulier la COB.

Mais de telles tentatives se font, en Bolivie, comme dans d'autres pays d'Amérique latine d'ailleurs, sous la surveillance des militaires, une surveillance et un contrôle qu'aucune organisation ouvrière n'ignorait, car personne n'ignorait que l'armée bolivienne était prête à reprendre la situation en main si elle estimait le leu trop risqué.

Cela donne la mesure de la responsabilité des dirigeants du mouvement ouvrier dans la nouvelle épreuve que vient de traverser et que traverse encore la classe ouvrière de ce pays.

Les dirigeants ouvriers mettent la classe ouvrière à la remorque des politiciens bourgeois

Quand on regarde les prises de position des différentes tendances du mouvement ouvrier bolivien, les positions des différents partis et celles des différentes tendances de la Centrale Ouvrière Bolivienne, on constate que toutes ont à leur façon préparé la défaite de la classe ouvrière dans son affrontement pourtant prévisible avec l'armée.

Les principaux partis ouvriers et les tendances syndicales de la COB qui leur sont liées ont tous joué loyalement le jeu de la préparation des élections.

Dans aucune des élections, les couches populaires n'avaient rien à attendre d'aucun des candidats en lice qui avaient des chances de l'emporter. Les élections de 1978 ont mis en compétition Pereda, un général réactionnaire, et Siles Zuazo. Celles de juillet 1979 et de juillet 1980 ont vu s'affronter Siles Zuazo, Paz Estenssoro et le dictateur sortant... Banzer.

Passons sur les militaires et prenons les civils. Ils ne valent décidément pas mieux. Car Siles Zuazo et Paz Estenssoro ne sont rien d'autre que ces deux anciens leaders du Mouvement Nationaliste Révolutionnaire (le MNR) qui ont alterné au pouvoir entre 1952 et 1964 et qui ont tous deux participé à des répressions anti-ouvrières.

Or, les différentes tendances du mouvement ouvrier n'ont présenté aucune autre perspective politique aux travailleurs que celle d'obtenir des élections comme le réclamaient les politiciens. Elles ont aussi cautionné ces politiciens. Le Parti Communiste Bolivien pro-soviétique par exemple, et le MIR (Mouvement de la gauche révolutionnaire) qui est un parti nationaliste de gauche, entraînèrent les travailleurs et une large fraction de la Centrale Ouvrière Bolivienne àsoutenir Siles Zuazo. Pendant ce temps, le Parti Communiste pro-chinois qui est présenté comme influent dans le milieu paysan et dans certains secteurs ouvriers, choisit, lui, comme poulain, Paz Estenssoro.

Quant à Juan Lechin Oquendo, ancien fondateur de la COB, ancien ministre d'Estenssoro, exilé pendant 14 ans, il jouera un jeu plus complexe mais dans lequel l'intérêt des travailleurs n'entrait pas davantage en jeu.

En 1978, il présenta sa propre candidature et recueillit un score très faible, même si l'on doit tenir compte des fraudes qui jouèrent en sa défaveur. En 1980, il parla de prendre la tête d'un nouveau front mais à la fois, semble-t-il, par crainte d'avoir un second échec et de déplaire aux militaires, il retira à quelques semaines du scrutin sa candidature.

De toutes façons, candidat ou non, Lechin ne gardait ses distances vis-à-vis des autres candidats que pour garder son rôle d'arbitre au sein de la Centrale Ouvrière Bolivienne et pour avoir les mains plus libres pour négocier au nom de la bureaucratie syndicale, avec les futurs dirigeants civils ou militaires qui le voudraient, une place, un rôle pour cette bureaucratie syndicale renaissante.

Des travailleurs non préparés a un putsch prévisible

Toute cette politique des dirigeants du mouvement ouvrier bolivien était d'autant plus criminelle qu'ils n'hésitaient pas à mobiliser la classe ouvrière sans la préparer aux futurs affrontements ni lui ouvrir la moindre perspective politique.

Cette politique devint encore plus criminelle à partir de novembre 1979, c'est-à-dire du putsch de Natusch Busch car il devenait alors évident qu'une course de vitesse était commencée entre les militaires et le mouvement ouvrier.

La multiplication des rumeurs de putsch, des tentatives manquées de coup d'État, les interventions de plus en plus fréquentes de Garcia Meza, ne pouvaient échapper à aucun dirigeant ouvrier. Mais tous ces partis dits de gauche, et les dirigeants de ces partis comme ceux de la COB, qui aspiraient à monnayer leur influence sur la classe ouvrière pour des postes dans un régime plus libéral, se comportèrent en défenseurs des intérêts de classe de la bourgeoisie au sein du mouvement ouvrier. Après la mise en échec du putsch de Busch, par les travailleurs, il fallait préparer la classe ouvrière à une nouvelle offensive car il était prévisible que le prochain militaire candidat à la dictature, avant de tenter un putsch, mènerait sa barque différemment et prendrait les devants dans la répression afin de briser plus vite toute riposte ouvrière.

Au lieu de cela, les partis ouvriers ont continué leur même politique. Et l'on a pu voir Juan Lechin Oquendo signer un accord avec à la fois la présidente Gueiler et les représentants des forces ouvrières, pacte dans lequel tous les participants s'engageaient à tenter « de trouver une forme d'entente permanente qui permette de surmonter le climat de tension pour la tranquillité du peuple et les intérêts supérieurs de la nation » . On sait ce que les militaires en firent. Et ce geste de Juan Lechin Oquendo, s'ajoutant à tous les gages de loyauté envers la bourgeoisie des dirigeants ouvriers, donnait en fait le feu vert aux militaires pour passer à l'offensive.

A l'annonce du putsch, la classe ouvrière a réagi. Mais Garcia Meza se livra à une répression systématique. Malgré une ultime tentative d'accord entre les syndicats et les militaires, les affrontements reprirent. Quelques jours plus tard, Siles Zuazo et Juan Lechin Oquendo invitèrent le peuple à cesser la lutte et à se préparer à un combat de longue haleine. SilesZuazo partait constituer un gouvernement en exil.

Le journal mexicain Vision rapporte que les quartiers ouvriers, les mines, les étudiants n'ont pas compris les appels au calme de Lechin et Siles Zuazo, et que le fils de Lechin a été obligé d'expliquer que le message de son père ne signifiait pas un renoncement à la lutte contre la dictature.

Mais ce sont tous ceux qui ont eu le sentiment d'avoir été dupés qui avaient raison. Car pour la deuxième fois en sept mois, des centaines de travailleurs dans ce petit pays mouraient sous les balles des militaires pour un combat qui n'était pas le leur.

Alors si l'armée a tenu le rôle de bourreau de la classe ouvrière, ce sont les dirigeants ouvriers qui ont baillonné et ligoté la victime.

Ils n'en ont pas été remerciés par ceux à qui avait profité leur politique. L'armée, la réaction, ne sont jamais reconnaissantes. En écrasant la classe ouvrière, elles balaient par la même occasion les dirigeants réformistes qui ont tant contribué à ce qu'elles parviennent au pouvoir.

Les dirigeants ouvriers boliviens ont payé pour certains de l'exil, voire de leur vie, le simple fait d'être des représentants de la classe ouvrière, en fussent-ils des représentants indignes. Et ce n'est pas de la part des dirigeants de l'armée une simple question de vengeance contre des personnes.

On ne sait pas combien de temps Garcia Meza tiendra au pouvoir. Mais ce qui est manifeste, c'est que le mouvement ouvrier bolivien vient de payer là très cher le prix des trahisons de ses dirigeants qui ont contribué àdésarmer moralement et politiquement une classe ouvrière combative qui a montré àplusieurs reprises qu'elle ne recule pas devant les combats.

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