Au Portugal, un retour de la droite préparé par la gauche16/12/19791979Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1979/12/70.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Au Portugal, un retour de la droite préparé par la gauche

Au Portugal, les dernières élections législatives du 2 décembre ont assuré à la droite la victoire électorale. Cinq années après le renversement de la dictature par les militaires, ce qu'on appela la « Révolution des oeillets », et après les gouvernements de gauche qui lui succédèrent, la boucle est bouclée. Le bloc électoral de la droite, composé du Parti Social-Démocrate de Sa Carneiro, qui a été autrefois ministre de Caetano, du Centre Démocratique et Social de Do Amaral et des monarchistes, se voit assuré d'une majorité absolue à l'Assemblée de la République après une campagne dont le thème principal a été : « Pourquoi ne pas changer ». Il obtient au moins 128 sièges de députés sur les 250 que comprendra la nouvelle Assemblée, alors que les partis de droite n'en totalisaient que 112 dans l'ancienne Assemblée.

Les élections municipales qui ont eu lieu peu après, le 16 décembre, ont encore confirmé cette progression de la droite. Dans les villes comme dans les régions agricoles du nord et du centre du pays, de nombreux électeurs ont retiré leurs voix au Parti Socialiste. Celui-ci perd de nombreuses municipalités, dont les trois plus grandes villes du pays, Lisbonne, Porto et Coimbra, qui passent à la droite.

La victoire de la droite reste cependant faible. Elle ne totalise que 2 661 551 voix aux législatives contre 2 890 000 voix à la gauche, et aux municipales 46,8 % des suffrages exprimés contre 48,1 % à la gauche. Donc non seulement la gauche reste majoritaire encore dans le pays, mais au sein de cette gauche, si le PS est le grand perdant - il perd 34 députés - , le Parti Communiste, lui, renforce ses positions et en gagne 7.

Mais avec un recul de 2 % de la gauche au profit de la droite, celle-ci, qui a bénéficié de la loi électorale favorisant les coalitions, se retrouve majoritaire à l'Assemblée. Elle est assurée d'avoir les mains libres pour gouverner, au moins pendant les huit mois que doit durer cette législature transitoire.

L'instabilité parlementaire que connaissait le Portugal, du fait qu'aucun parti n'atteignait la majorité absolue et que le PS refusait l'alliance avec le PC, a trouvé sa solution avec un renforcement et l'alliance de la droite. Et la bourgeoisie peut espérer que l'État portugais a franchi le cap, qu'il a bel et bien rejoint le camp des démocraties assagies, où les problèmes politiques sont réglés par le simple mécanisme de l'alternance des partis au pouvoir, et qu'il a réussi à reconstituer une droite suffisamment crédible, malgré le passé de nombre de ses hommes au service de l'ancienne dictature, pour que celle-ci se retrouve aux commandes du gouvernement, et cela sinon dans l'indifférence générale, du moins en l'absence complète de réactions populaires.

Dans l'Europe de la fin des années 60, l'extension souhaitée du marché commun par les principales grandes puissances, la recherche de marchés et de relations commerciales avantageuses, avaient fait se tourner les pays impérialistes d'europe occidentale vers des pays jusque là tenus à l'écart. trois pays européens en particulier : la grèce, l'espagne et le portugal, dont les régimes dictatoriaux semblaient freiner les possibilités d'entente et en tous cas faire obstacle à leur intégration au marché commun. non pas que les démocraties ne puissent coexister avec les régimes les plus dictatoriaux. au sein de l'o. n. u. par exemple, il ne se trouve jamais qu'une poignée de démocraties parlementaires, il est vrai parmi les pays les plus riches et les plus influents, au beau milieu des représentants patentés des pires dictatures. et le gouvernement français entre autres n'est jamais le dernier à lorgner sur des possibilités de contrats et de marchés, qu'ils soient en irak, au chili voire en afrique du Sud.

Mais pour faire entrer ces pays, la Grèce, l'Espagne et le Portugal, au sein du Marché commun où est prévue non seulement la libre circulation des marchandises mais aussi celle des travailleurs, il fallait que le prix de revient de la main-d'oeuvre soit comparable et qu'en particulier il y ait partout des syndicats, une pluralité de partis et un parlement. En effet si bon nombre de trusts européens sont contents de construire à titre individuel des usines dans des pays de dictatures où la main-d'oeuvre est bon marché, l'ensemble de la bourgeoisie d'Europe ne pourrait par contre tolérer que les bourgeoisies grecque, espagnole et portugaise soient avantagées par une main-d'oeuvre sans défense. La démocratisation, et la syndicalisation étaient une des conditions posées à leur intégration dans le Marché commun.

Comment une telle évolution allait-elle se faire ? Après 1968, on pouvait penser que cela ne se ferait pas sans de profonds bouleversements sociaux. La bourgeoisie craignait des successions difficiles pour les dictatures en place et des explosions de colère des masses trop longtemps et trop durement opprimées. Dix ans après, la bourgeoisie non seulement portugaise, grecque ou espagnole mais aussi toute la bourgeoisie européenne qui avait souhaité cette opération délicate et veillé sur son bon déroulement, peut se réjouir. Dans ces trois pays, elle a réussi à ce que l'évolution se fasse dans le sens voulu, une ouverture vers l'Europe, une mise en place d'institutions parlementaires, en évitant non seulement le chaos mais même que le mécanisme parlementaire ne favorise les partis de gauche et ne les porte systématiquement au pouvoir, devant le complet discrédit voire l'inexistence de partis de droite.

Les généraux grecs ont cédé la place au vieux parlementaire de droite Caramanlis. En Espagne, c'est le roi Juan Carlos qui a lui-même permis la transition. Mais le Portugal avait commencé par connaître des années plus troublées.

Pour mettre fin à cette dictature vieille de quarante-huit ans, où Caetano avait pris la suite de Salazar mort en 1970, il s'est passé un coup d'État. La majorité de cet appareil politique salazariste en place s'est vu forcer la main, ainsi que les possédants des grands domaines, l'Église, tous ceux qui tiraient leurs richesses du pillage de la population et de la ruine économique de tout le pays.

En effet tous les dirigeants politiques de la bourgeoisie portugaise avaient participé au régime Salazar pendant des années et aucun ne pouvait du jour au lendemain endosser le masque de la démocratie en étant pris au sérieux, ce qui créait le risque que cela débouche sur une situation incontrôlée. Devant une situation bloquée et que toute une partie de l'appareil d'État et de la bourgeoisie conservatrice ne demandait pas mieux que de maintenir, c'est l'armée et son état-major qui s'est chargé de provoquer la transformation.

Seuls les partis de gauche, sortis d'exil ou de clandestinité, le PC et le PS, resurgirent tout de suite avec la Révolution des oeillets, tandis que les masses s'éveillaient à la politique. Il fallait attendre un certain temps pour que l'ancien appareil politique réapparaisse sous de nouveaux noms, réformateurs, démocrates-chrétiens ou sociaux... Et personne ne songeait à voir alors dans Sa Carneiro, le vainqueur des élections actuelles, un opposant à la dictature, sous prétexte qu'il avait démissionné du gouvernement de Caetano en 1973. C'est donc l'armée qui continua à veiller sur les premières années turbulentes de ce nouveau régime. Les militaires ont été les garants de l'ordre en même temps que de la difficile mise en place des institutions parlementaires.

Ils choisirent, avec l'accord inquiet de la bourgeoisie portugaise et de celle des pays « protecteurs », de faire appel à des ministres socialistes et même communistes, car le parti communiste était le seul, par son implantation dans les entreprises, à pouvoir faire patienter la classe ouvrière et la canaliser dans les limites assignées, malgré la disparition de la dictature et même d'une partie de l'appareil d'État.

Pendant deux ans de gouvernement provisoire, le MFA, le mouvement de ces militaires de « gauche », disposant des pleins pouvoirs et s'appuyant sur la mobilisation populaire et le soutien des partis de gauche, s'engagea dans les transformations nécessaires : nationalisations des banques, de l'énergie... et réforme agraire. Ces années furent marquées par les hésitations des militaires à s'en remettre trop tôt à un gouvernement civil parlementaire, ce qui provoqua quelques remous en leur sein.

Le Parti Communiste aligna sa politique sur celle des militaires les plus radicaux, Gonçalves, Carvalho, dont il avait reçu sa place au gouvernement, et il réclama des travailleurs la confiance au M. F. A. sans même l'ombre d'une critique.

Le Parti Socialiste par contre se fit le champion des institutions parlementaires dont il espérait être le principal bénéficiaire. Et il le fit en engageant les hostilités avec le Parti Communiste et en acceptant de se faire le porte-parole des politiciens les plus réactionnaires, s'abritant derrière l'étiquette de partis modérés et subitement partisans des formes de gouvernement parlementaires.

Et lorsqu'en avril 1976 les militaires cédèrent la place à un gouvernement civil, chapeauté d'ailleurs toujours par les militaires du Conseil de la Révolution et par le général Eanes comme président de la République, la gauche que ne liait même plus une solidarité gouvernementale voulue par les militaires, se donna encore moins la peine d'apparaître unitaire.

C'est le parti socialiste, grand gagnant aux élections de 1976, qui se fit alors l'artisan de la politique voulue par la bourgeoisie pour reprendre aux masses populaires ce qui leur avait été concédé précédemment par crainte de réactions incontrôlées : blocage des salaires, inflation et dévaluation, répression contre les occupations de terres et restitution d'une bonne partie des terres collectivisées aux anciens propriétaires au nom d'un droit de « réserve » sans cesse accru...

Et il put se permettre de gouverner seul, en formant un gouvernement homogène, avec 34 % des députés et l'abstention de tous les autres. Le Parti Communiste évincé du gouvernement eut beau proposer ses services, annoncer même en septembre 1977 qu'il serait prêt à participer à un gouvernement d'union nationale avec des ministres de droite, il fut maintenu à l'écart de toutes les tractations ministérielles.

Le Parti Socialiste au gouvernement ne cessa de donner des gages de bon vouloir à la droite : il démit en 1976 son ministre de l'Agriculture, Cardoso, considéré comme trop à gauche, alors que la restitution des terres aux anciens propriétaires commençait. En 1977 à nouveau sous les pressions de la droite, il démit son ministre du Travail critiqué pour son manque de fermeté. Il choisit alors ses ministres du Commerce et de l'Industrie parmi les technocrates proposés par le patronat.

Tant que le Parti Socialiste maintint un certain équilibre entre les travailleurs et les forces de droite qui relevaient la tête, il gouverna avec le soutien tacite des députés de droite et en menant leur politique.

Mais au bout de seize mois de gouvernement socialiste, quand l'ordre fut rétabli dans l'armée et dans le pays, quand les partis de droite se sentirent assez forts, ils cessèrent de soutenir le gouvernement socialiste. Soares dut en janvier 1978 leur accorder une place au gouvernement. Puis en août 78, il dut céder la place à des gouvernements transitoires choisis par Eanes parmi des personnalités sans parti, en attendant la dissolution de l'Assemblée et de nouvelles élections annoncées pour décembre 1979.

Aujourd'hui celles-ci ont eu lieu. Les masses découragées, la gauche déconsidérée, la victoire électorale est allée à la droite. Le général Eanes, lui-même parmi les militaires les plus à droite de la Révolution des oeillets, fait figure d'homme de gauche pour cette droite qui n'aspire plus qu'à le remplacer et à supprimer la tutelle du Conseil supérieur de la Révolution, qui rappelle trop à ses yeux les objectifs du coup d'État de 1974.

Alors le PS a subi l'usure du pouvoir. Il a mené la politique qu'il fallait pour cela, une politique d'austérité et de mise au pas de la population qui ne pouvait que le discréditer. Il a perdu une partie de l'appui qu'il avait obtenu en 76 de la part de la petite bourgeoisie des villes et des campagnes qui s'est lassée et a voté à droite. Mais il a perdu aussi sur sa gauche au profit du Parti Communiste. Et le PC a beau jeu aujourd'hui d'accuser Soares d'avoir fait le lit de la droite. Il dit vrai et ses propres résultats améliorés confirment qu'une partie non négligeable de l'opinion, dans les populations ouvrières comme parmi les paysans pauvres de l'Alentejo par exemple, le pense aussi.

Mais ce qu'il oublie de dire, c'est qu'il s'est contenté depuis trois ans de réclamer sa participation gouvernementale, sans proposer d'autre politique que celle d'un Soares. Et il lui a été un solide marchepied pour accéder au gouvernement et pour canaliser les espoirs puis le mécontentement populaire. Après s'être aligné sur le MFA, le parti de Cunhal s'est aligné sur Soares en lui offrant ses services et en l'assurant de son soutien. C'est lui qui le premier critiqua les grèves. Et il vota toutes les mesures d'austérité du gouvernement socialiste.

Si la bourgeoisie portugaise était tant soit peu reconnaissante, elle associerait le PCP. et le PSP. dans les mêmes remerciements. Mais aucune bourgeoisie n'a jamais la moindre reconnaissance pour ceux qui l'ont servie. Elle les traite comme des valets qu'elle rejette dès qu'ils sont inutiles. Et il est probable que le PC et le PS devront attendre dans l'opposition que la bourgeoisie daigne leur faire signe.

A moins que les travailleurs portugais n'en décident autrement, et entrent en lutte pour leur propre compte. Mais alors, espérons que ce sera en rejetant, eux aussi, ces dirigeants qui n'ont de socialiste et de communiste que le nom.

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