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Annexe : Éditorial de Lutte Ouvrière du 30 Août 1980

Pologne : une grande victoire qu'il reste à défendre

Les grévistes, et avec eux tous les travailleurs polonais, viennent de remporter une immense victoire. Victoire obtenue d'ailleurs relativement rapidement : deux mois après le début des grèves. Mais ces grèves ont été efficaces parce qu'organisées, coordonnées, dirigées démocratiquement, donnant la preuve d'une détermination sur laquelle personne ne s'est trompé, et surtout pas les gouvernants polonais.

Les travailleurs ont obtenu de ceux-ci - les contraignant à signer point par point leurs vingt-et-une revendications - des promesses d'amélioration de leurs conditions de vie, mais aussi la libération des détenus politiques, le droit de grève, le droit de former des syndicats libres, des syndicats à eux, le droit de s'exprimer dans des tracts et journaux à eux, rédigés par eux.

Obtenir cela d'un pouvoir dictatorial, antidémocratique, qui réprimait une révolte ouvrière dans le sang il y a seulement quelques années, avec la menace constante de l'URSS et de son armée, c'est vraiment un formidable succès.

Et les grèves qui continuent, l'élan qui pousse maintenant les travailleurs d'une multitude d'entreprises à se précipiter pour mettre sur pied leurs syndicats et donner vie aux libertés qu'ils viennent tous ensemble de gagner, tout cela permet de dire que ce n'est pas fini, ni retombé, et que les dirigeants du régime polonais devront encore compter avec la classe ouvrière.

Depuis deux mois, on a pu craindre à maintes reprises que le mouvement gréviste soit durement réprimé et on peut évidemment encore le craindre pour l'avenir. Mais les travailleurs polonais ont montré que solidement soudés entre eux, forts d'exprimer des sentiments et des revendications partagés par toute la population, ils pourraient aborder avec confiance un éventuel affrontement avec les forces de répression de l'appareil d'État polonais.

Gierek et les autres ne s'y sont pas risqués. Ils n'étaient probablement pas sûrs de leurs propres troupes, de leurs policiers et de leurs soldats dont le gros des bataillons aurait pu rejoindre le camp des grévistes comme l'a fait quasiment toute la population.

Il n'en irait pas de même malheureusement, du point de vue du rapport de forces actuel, avec une intervention de l'armée de l'Union soviétique. L'armée russe a d'énormes moyens humains et matériels et elle est déjà intervenue contre tout un peuple à Berlin-Est, en Hongrie, en Tchécoslovaquie, sans parler de l'Afghanistan. Elle pourrait le faire en Pologne. Et les dirigeants de l'Union soviétique considèrent que la Pologne fait partie de leur sphère d'influence. S'ils craignent qu'elle en sorte, ils peuvent décider d'intervenir militairement, tout le monde le sait et le craint, ici comme surtout en Pologne.

En cela, la politique des dirigeants russes n'est pas différente de celle des dirigeants des USA pour ne citer qu'eux. En Bolivie, en Argentine, au Salvador ou au Chili, règnent actuellement la terreur, la dictature militaire, les massacres ou les assassinats, simplement parce que les dirigeants US ont eux aussi leurs chasses gardées et considèrent que toute l'Amérique latine en fait partie.

Mais ce qui est pire, c'est que les dirigeants de l'urss font massacrer exploités et opprimés au nom du communisme, usurpant le titre de représentants du socialisme mondial. c'est pire que du mensonge, car c'est cet abus inqualifiable qui conduit aujourd'hui bien des travailleurs, dans le monde, à vomir le communisme ou, comme le font les travailleurs polonais, à considérer qu'à tout prendre, les démocraties à l'occidentale ne sont pas pires.

Mais une intervention de l'armée russe ne dépend pas que de la seule décision des dirigeants de l'Union soviétique.

Ce qui peut pousser les dirigeants russes à intervenir, c'est la crainte de voir la Pologne quitter leur orbite. Mais ce qui peut leur faire craindre d'intervenir militairement c'est que cette intervention ne soit pas facile. C'est de se heurter alors à l'insurrection de tout un peuple, déterminé et courageux, un peuple fort. « On se prosterne devant les baïonnettes, on balaye les cohues désarmées », disait Blanqui.

Alors, si les travailleurs polonais continuent comme ils ont commencé, s'ils ne se bercent pas de l'illusion démocratique que des libertés formelles, formulées sur du papier, sont des libertés réelles, s'ils restent mobilisés dans leurs usines et leurs nouveaux syndicats, s'ils font de ces derniers de vivants organes de leur pouvoir et s'y préparent surtout, moralement et matériellement, à avoir à combattre, éventuellement les armes à la main, alors, ils peuvent faire reculer y compris les dirigeants russes. Le problème n'est pas tant de revendiquer plus ou mieux, il est de se préparer à défendre ce qui a été obtenu.

II en irait bien sûr tout autrement si les travailleurs se contentaient de retourner à leurs machines, en laissant à tous ceux qui n'ont pas été capables de se battre comme eux le loisir d'occuper seuls le devant de la scène politique.

Immanquablement, et à juste titre, les intellectuels, médecins, professeurs, artistes, cinéastes, cadres, ingénieurs, vont tenter de profiter de la brèche faite dans le régime par la lutte des travailleurs. Eux aussi vont avancer une multitude de revendications. Mais le risque existe qu'ils le fassent avec bien moins de maturité que n'en ont montré jusqu'à présent les travailleurs, avec bien moins de sang-froid et de prudence. Le risque existe qu'ils aillent trop loin, trop vite et utilisent prématurément des libertés qu'ils ne se sont pas donné les moyens ni d'obtenir ni surtout de garantir par leur propre mobilisation et leur propre organisation. Ils pourraient croire ingénument à un nouveau printemps de Prague, à un cadeau du ciel, et proclamer, en paroles, plus d'acquis que l'URSS n'en veuille tolérer.

Car l'heure n'est pas aux proclamations mais au travail d'organisation et de renforcement de la mobilisation ouvrière. car l'épreuve de force est inévitable. elle peut être proche, elle peut être plus lointaine, la classe ouvrière polonaise peut y être prête ou être prise au dépourvu. tout est là.

Blanqui disait encore : « Pour les prolétaires qui se laissent amuser par des promenades ridicules dans les rues, par des plantations d'arbres de la Liberté, par des phrases sonores d'avocat, il y aura de l'eau bénite d'abord, des injures ensuite, enfin de la mitraille, de la misère toujours ! Que le peuple choisisse ! » .

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