Portugal. : le combat pour la révolution socialiste passe par la lutte pour la démocratie ouvrière01/10/19751975Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

Portugal. : le combat pour la révolution socialiste passe par la lutte pour la démocratie ouvrière

Depuis dix-huit mois, les officiers portugais sont en train de bouleverser l'image que l'on se faisait traditionnellement des militaires au'pouvoir. Jusque-là, on se les figurait plutôt hommes de décision, ennemis par nature des palabres et des tergiversations. Mais les circonstances sociales sont visiblement plus déterminantes que l'uniforme. Et avec six gouvernements en moins d'un an et demi, les militaires portugais semblent puiser directement leur inspiration dans les traditions de la Quatrième République française.

La formation du dernier en date de ces gouvernements ne fait pas exception à la règle. Après la nomination de l'amiral Azevedo au poste de premier ministre, il aura fallu deux semaines de laborieuses négociations et de savants dosages pour que la liste des ministres constituant ce gouvernement soit enfin publiée. Et en ce qui concerne les secrétaires d'État, ce petit jeu n'est pas encore terminé.

Il n'est pas besoin, cependant, d'attendre les dernières nominations pour savoir qui a gagné l'épreuve de force engagée en juillet dernier par le Parti Socialiste, lorsqu'il a fait démissionner ses ministres, et réclamé l'éviction de Vasco Gonçalves. Et pas seulement parce que Gonçalves a été limogé.

La victoire du Parti Socialiste est déjà nette au niveau du nombre de fauteuils ministériels. Il en obtient quatre. Son allié dans la crise de juillet, le P.P.D., en occupe deux. Alors que le Parti Communiste doit se contenter d'un unique strapontin, celui, comme il se doit, de « l'équipement social ».

Mais ce qui est significatif aussi, est que le nouveau ministre de l'information, celui qui va être chargé de régler l'affaire du quotidien pro-socialiste Republica, qui avait servi de prétexte à la crise, et l'affaire du poste émetteur catholique Radio-Renaissance, qui avait servi de cheval de bataille à la droite catholique, est un compagnon de route du Parti Socialiste, lui aussi démissionnaire en juillet. Ce qui est également significatif, c'est le retour au ministère des Affaires étrangères, c'est-à-dire au poste de chargé des relations avec les différentes puissances impérialistes, du major Melo Antunes, le chef de file de la fraction dite « modérée », c'est-à-dire de la droite du MFA

Dans la lutte pour la prépondérance dans les organes du pouvoir qui a ouvertement opposé cet 69 le Parti Socialiste au Parti Communiste, la victoire aux points est donc revenue au premier. Mais du point de vue qui nous intéresse, c'est-à-dire du point de vue des intérêts de la classe ouvrière portugaise, le problème fondamental n'est évidemment pas de savoir qui, du Parti Communiste ou du Parti Socialiste, a réussi à obtenir le plus grand nombre de maroquins ministériels. Il est de savoir quelles conséquences la crise politique de cet été a eues sur le degré de conscience et de mobilisation de la classe ouvrière.

Au sommet, chacun s'efforce maintenant de faire bonne figure. Sur la base d'un nouveau rapport de forces, la coalition gouvernementale est tant que bien mal réformée. Nul ne sait pour combien de temps d'ailleurs. Mais la lutte qui a ouvertement dressé l'un contre l'autre, pendant deux mois, le Parti Communiste et le Parti Socialiste, quelles traces a-t-elle laissées ? A-t-elle contribué à armer la classe ouvrière pour les batailles qui l'attendent, ou au contraire à la diviser ?

C'est une question qui mérite d'être posée. Car si la politique de l'unité à tout prix, de l'unité pour l'unité, n'est jamais une politique susceptible d'élever le niveau de conscience, de la classe ouvrière, toutes les luttes, toutes les polémiques, ne sont pas non plus positives par définition.

Les critiques que le Parti Communiste Portugais adressait au Parti Socialiste, en l'accusant de faire le jeu de la réaction, étaient certes dans l'ensemble entièrement justifiées. Le parti de Mario Soares, quelles que soient les déclarations que celui-ci puisse faire sur la nécessité de'« détruire le capitalisme » au Portugal - c'est l'expression qu'il a employée il y a quelques jours dans une interview accordée au Times... interview dans laquelle il se réclamait plus loin de l'exemple de Willy Brandt - le parti de Mario Soares n'est certes pas un parti révolutionnaire. Il n'a jamais envisagé d'en finir avec l'ordre social capitaliste. Il n'aspire qu'à gérer loyalement les affaires de la bourgeoisie portugaise. Et il n'est même pas prêt à suivre l'aile la plus radicale du MFA qui, au nom de la défense des intérêts généraux de la bourgeoisie, serait prête à s'en prendre au besoin aux intérêts particuliers de quelques bourgeois. Le Parti Socialiste ne veut gérer les affaires de la bourgeoisie qu'avec l'approbation des bourgeois. Et son idéal politique, c'est un système parlementaire pareil à celui qui existe dans les pays capitalistes occidentaux, où il pourrait jouer ce rôle, et où -il est vrai- son influence électorale lui donnerait une importance déterminante.

C'est fort de son succès aux élections du printemps dernier qu'il a d'ailleurs engagé la lutte pour accroître son influence au sein du gouvernement. Et il l'a fait, non seulement sans se soucier de savoir s'il n'allait pas, par sa politique, permettre à la droite réactionnaire et cléricale de relever la tête, pour la première fois depuis la chute de Caetano, mais même en étant prêt, manifestement, à s'appuyer sur cette droite pour parvenir à ses fins.

Mais la politique du Parti Communiste Portugais est-elle tellement différente, quant au fond, de celle du Parti Socialiste ? Le Parti Communiste n'envisage pas plus que le Parti Socialiste de transformer l'ordre social existant au Portugal. Lui aussi veut gérer les affaires de la bourgeoisie portugaise. Et la seule différence sérieuse qui l'opposait au parti de Soares, c'est qu'au lieu de se faire le champion d'un parlementarisme. à la française, ou à l'anglaise, il s'était mis à la remorque du MFA, n'ayant d'autres perspectives à offrir aux travailleurs que de faire confiance aux Vasco Gonçalves et autres Costa Gomez.

Le Parti Communiste Portugais n'a fait preuve de radicalisme que dans ses rapports avec le Parti Socialiste, que dans l'affaire du Républica, ou que dans ses tentatives de s'opposer par la force aux manifestations socialistes en juillet dernier. Mais ce n'est pas là faire preuve d'esprit révolutionnaire. C'est tout simplement faire preuve de sectarisme.

Ce n'était pas là lutter contre l'opportunisme du Parti Socialiste. C'était tout simplement camoufler son propre opportunisme sous un masque gauchiste. Et loin de contribuer à élever le niveau de conscience de la classe ouvrière, une telle politique ne pouvait que la diviser et la démoraliser.

Le Parti Socialiste Portugais, comme d'ailleurs tous les partis sociaux-démocrates, mène une politique de défense des intérêts de la bourgeoisie. C'est un fait. Mais ce parti possède aussi la confiance de la plus grande partie de la population laborieuse, de la plus grande partie, même, de la classe ouvrière. C'est un autre fait, au moins aussi important. Et ce n'est certainement pas en sen prenant à la presse socialiste ou socialisante, ou en tentant de dresser des barricades pour empêcher les travailleurs socialistes d'aller manifester contre Vasco Gonçalves, que le Parti Communiste pouvait espérer gagner à lui les travailleurs influencés par le Parti Socialiste.

Pour détacher du Parti Socialiste la majorité de la classe ouvrière qui suit celui-ci, il aurait fallu une politique. Non pas une politique destinée à satisfaire les tendances sectaires des militants du PC, mais une politique destinée à gagner les militants et les sympathisants du PS, à leur permettre de prendre conscience des intérêts réels que défendent Soares et ses amis, à leur permettre de comprendre qui défend vraiment les intérêts des travailleurs. C'est une telle politique qu'un parti révolutionnaire, aurait défendue. C'est une telle politique par exemple, que les bolcheviks ont menée entre février et octobre 1917, pour arracher l'immense majorité des travailleurs, des soldats et des paysans russes, à l'influence des réformistes.

Et si le parti bolchevik a finalement triomphé, ce n'est pas en lançant l'avant-garde de la classe ouvrière qu'il organisait à l'assaut des imprimeries ou des manifestations mencheviques. C'est au contraire en ne cessant de proposer leur appui aux partis réformistes pour le cas où ils se décideraient à rompre avec la bourgeoisie, en ne cessant de proposer à l'ensemble des courants se réclamant du socialisme un programme de défense des intérêts des ouvriers, des paysans et des soldats, en se faisant les champions du front unique de la classe ouvrière contre la réaction. C'est comme cela que les bolcheviks ont permis aux masses de faire leur propre expérience, et de prendre conscience que les révolutionnaires étaient les seuls défenseurs sincères de leurs intérêts.

La lutte politique intransigeante que les bolcheviks ont menée pendant toute cette période contre tous les courants réformistes ne les a pas amenés à essayer de s'en prendre aux possibilités d'expression de ceux-ci. Ce sont les mencheviks et les socialistes révolutionnaires qui ont essayé de museler la presse bolchevique, pas le contraire. Et pendant toute l'année 1917, le parti de Lénine et Trotsky a lutté comme le défenseur le plus intransigeant de la démocratie ouvrière. Ce sont les tragiques nécessités de la guerre civile qui ont ensuite amené les dirigeants bolcheviks à réduire les possibilités d'expression de leurs adversaires politiques. Mais ils ne l'ont fait que contraints par les événements, et en sachant que chacun de ces empiétements aux possibilités d'expression de leurs adversaires était en même temps un aveu de faiblesse du camp prolétarien, et, comme tel, un pas en arrière.

Car la défense de la démocratie ouvrière menée par les bolcheviks durant toute l'année 1917, n'était pas une simple tactique. c'était au contraire un aspect fondamental de leur politique, car pour des révolutionnaires prolétariens dignes de ce nom, la révolution socialiste ne se conçoit pas en dehors du cadre de la démocratie ouvrière.

La révolution socialiste, ce n'est pas, en effet la prise du pouvoir par le parti révolutionnaire. C'est la prise du pouvoir par la classe ouvrière. Et cette classe ne peut apprendre à discerner ses propres intérêts, à prendre en mains ses propres affaires, ne peut se préparer à diriger la société toute entière, que dans le cadre de la démocratie ouvrière.

Et la démocrate ouvrière, cela ne veut pas dire la liberté d'expression pour le seul parti révolutionnaire, et pour ceux qui sont d'accord avec lui. Cela veut dire, ou alors cela n'a plus aucun sens, la liberté d'expression pour tous les courants du mouvement ouvrier, y compris pour ceux qui reflètent la pression de l'idéologie bourgeoise dans la classe ouvrière, y compris pour ceux qui défendent « objectivement » les intérêts de la bourgeoisie. Et ce n'est pas, en tout cas, à un parti ou à une tendance du mouvement ouvrier, de distribuer des labels de garantie, donnant droit à la parole. C'est à la classe ouvrière de choisir, parmi toutes les tendances existant en son sein, celles à qui elle accorde sa confiance.

Quand une organisation commence à vouloir limiter les possibilités d'expression des autres tendances du mouvement ouvrier, c'est-à-dire les droits de la classe ouvrière, simplement parce qu'il s'agit de tendances faisant « objectivement » - comme aiment dire les staliniens - le jeu de la réaction, alors ce n'est pas une organisation révolutionnaire qui se trompe. C'est une organisation qui n'est pas révolutionnaire, et qui défend d'autres intérêts que ceux de la classe ouvrière. Et c'est bien le cas du Parti Communiste Portugais.

La situation politique portugaise aurait pourtant nécessité un respect particulièrement rigoureux de ces principes, parce que la tâche, pour l'avant-garde ouvrière, de gagner à elle et à sa politique l'ensemble de la classe ouvrière, l'ensemble de la population laborieuse du pays, se posait avec une particulière acuité.

On entend beaucoup, dans les milieux gauchistes, parler actuellement de la « révolution » portugaise. Mais il faut s'entendre sur les mots, si on ne veut pas vivre d'illusions. Au sens du Petit Larousse, qui voit dans tout bouleversement brutal une révolution, oui, on peut dire que le putsch du 25 avril a été une révolution. Mais certainement pas une révolution sociale au sent marxiste du terme. Non seulement on n'en est manifestement pas, au Portugal, à la veille d'octobre 1917, mais février n'a même pas eu lieu. Ce n'est pas la population laborieuse qui a renversé la dictature de Caetano, c'est un putsch militaire, et cela n'a évidemment pas la même signification, n'aboutit pas au même résultat.

er mai 1974, a accueilli la chute de la dictature abhorrée avec enthousiasme. Celle des campagnes, surtout dans les régions de petits propriétaires du Nord, plus discrètement. Mais quand bien même la paysannerie portugaise aurait fait preuve du même enthousiasme que la classe ouvrière des villes, que cela n'aurait pas prouvé que la population laborieuse du Portugal était prête à s'engager sur le chemin de la révolution socialiste.

Une crise révolutionnaire nécessite deux choses. D'une part, une incapacité des classes dirigeantes à continuer de gouverner. D'autre part, la prise de conscience par les opprimés de la nécessité de transformer l'ordre social, et de prendre leur sort en mains. Au Portugal, il y a bien une crise du pouvoir bourgeois, et cette crise a ouvert d'immenses possibilités de prise de conscience et d'organisation à la classe ouvrière. Mais la population laborieuse n'en est certes pas, dans son immense majorité, à envisager de résoudre cette crise du pouvoir en s'emparant elle-même du pouvoir.

En Février 1917, en Russie, c'est la classe ouvrière des villes, appuyée par les paysans sous l'uniforme, qui a renversé le tsarisme. Et cette intervention consciente des travailleurs sur la scène politique, si elle n'a pas fait disparaître d'un coup toutes les illusions réformistes, a fait surgir dans le pays, du jour au lendemain, tout un réseau de soviets, de conseils ouvriers, d'organes de pouvoir des masses, s'opposant dans les faits au gouvernement bourgeois.

Au Portugal, le fait que ce soit l'armée qui ait jeté bas le régime de Caetano a au contraire contribué, du moins dans un premier temps, à masquer le rôle de cette armée, à semer des illusions sur les officiers du MFA, à les faire apparaître, aux yeux, des travailleurs, comme leurs défenseurs. Et si la politique et les divisions du MFA tendent à discréditer celui-ci, si çà et là semblent apparaître des comités de travailleurs animés par des militants d'avant-garde, il s'agit là de formes d'organisation embryonnaires, dans lesquelles la majorité de la classe ouvrière est encore bien loin de se reconnaître.

Une analyse lucide de cette situation aurait exigé d'un parti révolutionnaire qu'il accorde un soin tout particulier à la nécessité de forger l'unité de la classe ouvrière, de forger l'unité de l'ensemble de la population laborieuse autour de la classe ouvrière, par la défense d'un programme correspondant aux intérêts de l'ensemble des couches populaires.

L'écroulement du régime Salazar-Caetano, la crise du pouvoir qui en découle, a peut-être ouvert la perspective de la révolution socialiste, à moyen terme, au Portugal. Mais cette perspective ne deviendra réelle que si l'avant-garde ouvrière mène une politique juste, que si, loin de se dresser contre la majorité des travailleurs influencés par les politiciens à la Soares, elle est capable de gagner leur sympathie d'abord, leur confiance ensuite, en apparaissant comme le plus intransigeant défenseur des droits de tous les travailleurs de toutes les organisations de la classe ouvrière, en un mot comme le ciment du front unique de toutes les tendances du mouvement ouvrier contre les menées de la réaction, et pour la défense des libertés ouvrières.

Ouvrir la perspective de la révolution socialiste, cela nécessite aussi de gagner à la classe ouvrière la sympathie de la paysannerie, y compris des petits propriétaires du nord, et de la petite bourgeoisie des villes, car on ne fait pas la révolution socialiste contre la volonté de la majorité d'un peuple. Et pour gagner cette sympathie, il aurait fallu défendre un programme qui prenne en compte les problèmes et les intérêts de ces petits paysans et de ces petits bourgeois, qui comprenne par exemple, non seulement la réforme agraire, mais également des prêts à bon marché aux petits paysans propriétaires, la garantie pour eux de pouvoir acheter le matériel et les engrais dont ils ont besoin à des prix raisonnables, et de vendre leur récolte à un prix décent, un système fiscal n'écrasant pas les petits paysans, les artisans et les boutiquiers. Il aurait fallu, autrement dit, mener une tout autre politique que celle qui consistait à soutenir en bloc la politique du MFA, et à faire apparaître celIe-ci - en participant au gouvernement - comme la politique de la classe ouvrière.

Ce n'est évidemment pas non plus en s'alignant inconditionnellement sur le MFA qu'un parti révolutionnaire aurait pu remplir son rôle, non seulement de préparer la classe ouvrière à l'exercice du pouvoir, mais même d'armer, moralement et politiquement, ce qui est encore plus important que matériellement, les travailleurs contre toute tentative de mise au pas de la classe ouvrière par l'armée.

Car ce n'est pas parce qu'elle a renversé Caetano que l'armée portugaise a changé de nature, que ses officiers, formés dans les guerres coloniales, sont devenus, de massacreurs des peuples d'Angola et de Mozambique, de fidèles défenseurs des classes laborieuses. L'armée portugaise est fondamentalement restée la même : un instrument de la bourgeoisie. Et le changement réside simplement au fait que dans les dernières années de la dictature s'était formé au sein de cette armée, parmi les jeunes officiers, un courant désireux de moderniser politiquement et économiquement le pays, en recourant au besoin - mais cela ne va pas sans poser de problèmes, et sans créer bien des désaccords parmi les officiers, on l'a vu ces derniers mois - en recourant au besoin à des moyens radicaux. Et le fait que dans les. derniers mois des courants politiques représentant des aspirations différentes de celles de la caste des officiers se soient formés au sein de la troupe ne change rien à la nature de classe de cette armée, même si elle la rend pour le moment quasiment incapable de remplir un rôle de répression.

Moderniser le pays, c'est-à-dire en finir avec les survivances du féodalisme, instaurer un certain nombre de libertés démocratiques, essayer d'échapper au sous-développement, la classe ouvrière portugaise ne pouvait pas être contre. Et il aurait été stupide, pour un parti révolutionnaire, de se contenter de dénoncer le caractère bourgeois du MFA

Combattre les illusions entretenues par les travailleurs sur le MFA, cela aurait nécessité au contraire, là aussi, une politique de front unique, comprenant à la fois le soutien contre la réaction de toutes les mesures allant dans le sens des intérêts immédiats ou à long terme de la population laborieuse, comme par exemple la réforme agraire, ou les nationalisations, des banques, et la dénonciation non moins résolue de toutes les mesures dirigées contre cette population, comme par exemple la limitation du droit de grève.

Loin de mener une telle politique, le Parti Communiste Portugais s'est accroché pendant des mois aux basques du MFA, non pour des raisons dé principe, mais parce qu'il voyait dans ce Mouvement des Forces Armées le seul garant de sa participation, à lui, Parti Communiste, au gouvernement.

C'est en effet par la volonté du MFA que le Parti Communiste Portugais est passé d'un seul coup, en avril 74, de la clandestinité au gouvernement, et qu'il a occupé dans la vie politique portugaise une place finalement plus grande que celle qu'aurait dû lui valoir sa seule influence numérique. C'est que les officiers du MFA, pour attacher la classe ouvrière à leur projet de développer le pays, avaient besoin de l'appui du Parti Communiste, à cause de l'influence que celui-ci exerçait sur les travailleurs les plus combatifs. Et les officiers du MFA avaient compris que ce qui était important, ce n'est pas tant le nombre de voix que le PC serait susceptible de recueillir à des élections, mais son influence sur la classe ouvrière, sur la classe qui tient en mains tout l'appareil de production. Sur ce point, nous ne pouvons d'ailleurs qu'être d'accord avec eux...

Mais accédant d'un seul coup au pouvoir, après un demi-siècle de clandestinité, le Parti Communiste Portugais n'était pas un parti exactement de la même espèce que le Parti Communiste Français, par exemple, ou que le Parti Communiste Italien, partis engagés depuis longtemps dans une collaboration de classe active. Les cadres du PC Portugais, même s'ils avaient été formés dans la même optique stalinienne, n'avaient pas été sélectionnés dans la pratique de la gestion municipale, du fonctionnement d'un appareil syndical bénéficiant de facilités légales, ou du parlementarisme, mais dans une longue lutte clandestine, face à une répression féroce. Et ces cadres se révélèrent de plus peu nombreux par rapport à l'afflux de militants ouvriers que le PC connut après avril 74.

Ces caractéristiques particulières du Parti Communiste Portugais expliquent sans doute, au moins pour une part, la sensibilité particulière que ce parti a montrée face aux critiques et aux pressions venant de sa gauche. Dès les premières semaines qui suivirent la chute de Caetano, et alors que la logique de sa participation au gouvernement aurait dû l'amener, par exemple, à s'opposer au développement des mouvements de grève, le Parti Communiste Portugais se retrouva à la tête de toute une série de mouvements revendicatifs. Et cette sensibilité à gauche l'amena à recouvrir la politique opportuniste qu'il menait par rapport au MFA d'une couverture gauchiste.

Il est d'ailleurs difficile, en ce qui concerne ces attitudes gauchistes, sectaires, de savoir ce qui était initiative de la base couverte par la direction, et ce qui était volonté délibérée des dirigeants. Il semble bien, par exemple, que Cunhal se serait volontiers passé de l'affaire de Republica, qui servit de point de départ à la campagne du Parti Socialiste.

Mais il n'en reste pas moins que la direction du PCP. se lança ouvertement, en juillet dernier, dans une politique extrêmement agressive par rapport au Parti Socialiste, en tentant d'empêcher celui-ci de manifester, politique qui n'est pas sans rappeler celle du social-fascisme menée par les différents Partis Communistes, et en particulier par le Parti Communiste Allemand, au début des années trente, lorsque les émules de Staline proclamaient que la social-démocratie était plus dangereuse pour la classe ouvrière que le fascisme.

Et comme le Parti Communiste était le seul qui avait vraiment une existence sous la dictature, et donc le seul qui disposait, au lendemain de la chute de Caetano, de militants et de cadres formés, il s'est trouvé amené à occuper dans les syndicats, les municipalités et l'administration un grand nombre de postes, ne correspondant pas forcément à son influence. Le Parti Socialiste voudrait bien aujourd'hui revenir sur cet état de fait. Et ses militants sont d'autant plus hostiles à ceux du PC sur ce terrain que c'est avec les méthodes et les moers qu'il a apprises à l'école du stalinisme que le Parti Communiste s'est employé à placer ses militants.

Le Parti Communiste Portugais posait le problème du pouvoir à sa façon, en essayant de participer le plus largement possible au pouvoir mis en place par les militaires du MFA Mais le Parti Socialiste aussi voulait participer le plus largement possible au pouvoir. Lui aussi posait ce problème du pouvoir à sa façon. Et pour lui, cela voulait dire lutter pour un système parlementaire qui lui permettrait d'obtenir une participation ministérielle proportionnelle à son influence électorale.

Toute la crise politique que le Portugal a vécue cet été - qui, comme le montrent les prises de position divergentes du PS et du PC à l'égard de l'occupation des stations de radio par l'armée puis par la police d'Azevedo, est loin d'être terminée - reposait finalement sur l'opposition du Parti Socialiste, cherchant à dégager une aile droitière au sein du MFA, et y parvenant finalement, et de l'aile radicale du MFA, soutenue par le Parti Communiste, opposition entre deux conceptions du régime politique qui conviendrait le mieux à la bourgeoisie portugaise bien sûr, mais aussi âpre lutte pour le pouvoir.

Comme quoi les réformistes ne sont timorés que lorsqu'il s'agit de la révolution prolétarienne. Alors, ils jouent volontiers les pacifistes et les conciliateurs, pour mieux la désarmer. Mais quand il s'agit d'exercer le pouvoir au nom de la bourgeoisie, ils sont parfaitement capables de se battre avec opiniâtreté, avec violence, y compris en prenant le risque de mettre en mouvement des forces sociales réactionnaires susceptibles de les balayer eux-mêmes. Car il est bien évident qu'aussi bien la politique du Parti Communiste, qui a enchaîné la classe ouvrière au char du MFA, que celle du Parti Socialiste, qui a permis à la droite de relever la tête, sont grosses de danger pour l'avenir.

Ce danger n'est certes pas immédiat. La possibilité d'un coup de force réactionnaire, analogue par exemple à ce qui s'est passé il y a deux ans au Chili, est extrêmement limitée. L'armée est trop divisée, les soldats trop politisés, trop mobilisés, pour qu'un quelconque général puisse envisager sérieusement de mettre la classe ouvrière au pas, et de s'emparer du pouvoir, dans les conditions actuelles, avec quelque chance de succès.

Une armée où des capitaines désertent, comme ce capitaine Fernandes, en emportant un millier de fusils-mitrailleurs destinés, selon ses dires, « à l'avant-garde révolutionnaire des travailleurs portugais » ; une armée dont les soldats ont manifesté à plusieurs reprises, ces derniers jours, en criant : « les réactionnaires hors des casernes » et « Soldats, toujours aux côtés du peuple », n'est certes pas un bon instrument de répression. Et la première des choses à faire, pour ceux qui voudraient lui faire jouer un tel rôle, serait de la remettre elle-même au pas.

Azevedo vient d'en faim l'expérience. Les troupes qu'il avait envoyées pour contrôler les stations de radio occupées par leurs travailleurs, ont fraternisé avec leurs occupants. Il a dû les relever, pour envoyer la police, plus sûre.

Le rétablissement de la discipline dans l'armée fait ouvertement partie du programme du gouvernement Azevedo, auquel participent le Parti Socialiste et le Parti Communiste. Mais il est évident qu'il ne peut s'agir là que d'une tâche de longue haleine pour le gouvernement, et que si toutes les tendances qui s'affrontent au sein du MFA ne peuvent qu'être favorables à une telle mesure, parce que la situation actuelle est inconcevable pour une armée bourgeoise, leurs dissensions, leurs rivalités ne peuvent que freiner le processus, car qui reprendra en mains l'armée pourrait bien prendre tout le pouvoir au Portugal, et donc éliminer ses rivaux.

Cette situation donne un nouveau délai à la classe ouvrière. Mais un délai qu'il est vital que l'avant-garde de cette classe ouvrière exploite au maximum. Or cette avant-garde existe, on ne peut en douter, même si elle n'est pas rassemblée aujourd'hui au sein d'un unique parti révolutionnaire. La politique contradictoire du Parti Communiste, mêlant le ministérialisme le plus classique aux attitudes gauchistes, en est d'ailleurs la preuve. Elle montre qu'effectivement l'extrême-gauche portugaise possède aujourd'hui une influence qui, pour être sans doute limitée, n'en existe pas moins. Depuis le 20 août, plusieurs manifestations ont montré - la dernière en date avait été la rapide mobilisation lors de la décision d'Azevedo de faire occuper les stations de radio - qu'une fraction de la classe ouvrière et des soldats ne se retrouve pas dans le cadre fixé par le Parti Socialiste ou le Parti Communiste. Cette fraction n'est sans doute pas forte, mais elle est loin d'être négligeable. Il est du devoir de l'extrême-gauche révolutionnaire de la gagner à une politique juste.

Mais le problème, pour cette extrême-gauche, ce n'est pas de pousser le Parti Communiste à telle ou telle attitude gauchiste. Ce n'est pas non plus de signer avec lui des textes n'aboutissant qu'à cautionner sa politique, comme cela a été le cas il y a quelques semaines. C'est justement d'être capable de rompre elle-même avec le gauchisme et l'opportunisme pour défendre une politique d'indépendance de la classe ouvrière par rapport à tous les courants de la petite bourgeoisie radicale. Ce qui ne signifie pas mener une politique sectaire, mais au contraire mener, par, rapport au Parti Communiste et au Parti Socialiste, et à leurs militants, la politique de front unique que la situation impose aujourd'hui au Portugal, et qui est la seule qui puisse en même temps permettre de préparer la classe ouvrière aux échéances qui l'attendent, et ouvrir la perspective de la construction d'un authentique parti révolutionnaire.

De ce point de vue, une lourde responsabilité repose sur les épaules des militants trotskystes portugais, car ce n'est évidemment que sur la base du programme trotskyste que ce parti pourra se construire. Sans doute reste-t-il beaucoup à faire en ce sens, pour ne pas dire tout. Mais les travailleurs portugais ont beaucoup appris ces derniers mois, les faits, et la vie, constituent une grande école, et les choses peuvent aller très vite.

La bourgeoisie mondiale aura peut-être l'occasion de vérifier d'ici peu que la plus féroce des dictatures ne constitue pas une solution contre la révolution prolétarienne, car les dictatures s'usent, les dictateurs meurent, et les crises de succession ne font pas toujours apparaître l'héritier que l'on attendait. Le voisin de Caetano, le bourreau Franco, l'a fort bien compris, qui s'efforce de conjurer le sort de son vivant, en multipliant les condamnations à mort de militants.

Mais rien n'y fera. On peut aggraver la répression, et faire couler des flots de sang, on peut tuer des milliers d'hommes, mais on ne peut pas tuer la révolution. « J'étais, je suis, je serai », a écrit d'elle, il y a bien longtemps Rosa Luxembourg à la veille de son assassinat. Oui, demain au Portugal peut-être, ou en Espagne, ou ailleurs dans le monde, elle sera victorieuse !

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