Portugal : Après la démission de Spinola, les organisations ouvrières et le Mouvement des Forces Armées en tête à tête01/10/19741974Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

Portugal : Après la démission de Spinola, les organisations ouvrières et le Mouvement des Forces Armées en tête à tête

 

Spinola écarté, la tentative de la droite de se regrouper et de prendre le devant de la scène politique repoussée, l'évolution politique engagée au Portugal le 25 avril dernier a franchi une étape. La deuxième crise politique grave que connaît le nouveau régime met plus encore à nu le jeu des forces politiques qui assumaient la direction du pays depuis les lendemains du 25 avril que ne l'avait fait la première crise ouverte en juillet dernier par la démission de Palma Carlos. Mais les deux crises, par leur déroulement comme par leur issue, vont dans le même sens. Le Mouvement des Forces Armées, regroupant les jeunes cadres de l'armée portugaise -ou du moins la fraction la plus radicale d'entre eux- confirme sa prépondérance au sein de la coalition vaste et hétéroclite qui se réclame de la succession du régime de Caetano. Et surtout, la coalition elle-même, sérieusement secouée par la première crise déjà, vient de perdre là un de ses éléments. Symbole du 25 avril dans les premières semaines, Spinola, en rompant avec bruit, a fait éclater la coalition. Par la même occasion, il s'est rendu politiquement disponible pour devenir le chef de file d'une droite à laquelle il peut donner une caution d'anti-salazarisme et une légitimité par rapport au 25 avril, dont la droite a besoin.

Dans quel sens est susceptible d'évoluer le processus engagé le 25 avril en fonction des nouvelles données, créées ou confirmées par la crise du 28 septembre ?

 

De la mise au rencart de caetano au radicalisme des jeunes officiers : les forces politiques de la bourgeoisie portugaise a la recherche d'une voie de développement

 

Il ne fait aucun doute que l'élimination de Caetano et le changement du régime créé par Salazar sont devenus une nécessité du point de vue des intérêts de la bourgeoisie elle-même. La chute de « I'Estado Nuovo », préparée et exécutée dans le calme le plus total, sans la moindre intervention populaire et sous le contrôle entier de l'armée, avait alors été accueillie avec satisfaction par la bourgeoisie portugaise. Les porte-parole de ces quelque trente-quatre familles qui contrôlent les grands groupes capitalistes - Companhia Uniao Fabril, ChampaIimaud, Espirito Santo, Borges e Irmao et autres - et au travers d'eux, l'essentiel de la vie économique du pays, avaient alors assuré Spinola d'un soutien dont celui-ci ne devait probablement pas douter au moment où il accepta le pouvoir des mains des capitaines révoltés.

Cette désaffection générale de la bourgeoisie elle-même à l'égard d'un régime qui l'avait si bien protégée pendant près d'un demi-siècle, avait quelques raisons d'être. Les structures rigides du régime, appuyées sur des institutions singeant le Moyen-Age, le rendaient inapte à résoudre les problèmes économiques, politiques qui bloquaient le très timide essor économique aussitôt qu'il fut amorcé.

C'est pourtant sous l'égide de l'État de Salazar que la bourgeoisie de ce pays quasiment sous-développé qu'est le Portugal, a commencé à engager quelques timides pas pour développer l'industrie. C'est l'État qui prit en charge, pour une large part, les dépenses d'investissement nécessitées par la création de quelques industries de base ; c'est encore sous l'égide et avec le soutien de l'État qu'avaient lieu les mouvements de concentration dont sont issus pour la plupart les grands groupes capitalistes nationaux. Seulement ces grands conglomérats industriels et financiers au sort desquels est lié, sous une forme ou sous une autre, le sort d'une bonne partie de la bourgeoisie portugaise, se sont développés par ailleurs dans un pays à peine industrialisé, aux structures économiques sous-développées, à l'agriculture archaïque et, conséquemment, avec un faible marché intérieur. Nouer des liens plus nombreux et plus solides avec le marché extérieur - en particulier avec le Marché Commun et se donner les moyens politiques pour le faire, était une des aspirations de la grande bourgeoisie portugaise à laquelle la rigidité du régime Salazar-Caetano ne permettait pas de donner satisfaction.

Comme, sur le plan intérieur, le corporatisme suranné, protégé par le régime, ne permettait pas aux capitalistes portugais de trouver un moyen plus souple de domestiquer une classe ouvrière dont les explosions spontanées, les « grèves sauvages » de plus en plus fréquentes depuis les années soixante, avaient de quoi les inquiéter.

Enfin, précisément parce que sa prospérité, voire même son développement, étaient largement liés à l'aide financière de l'État, il était urgent pour la bourgeoisie de mettre un terme aux guerres coloniales qui absorbaient jusqu'à 46 % du budget de l'État.

La perpétuation d'un régime d'immobilisme suranné hypothéquait l'avenir même du point de vue de la bourgeoisie.

C'est la prise de conscience de cet état de choses qui aura conduit le seul corps organisé et structuré existant dans un régime de dictature, l'armée, vers des préoccupations politiques et de là à devenir le bras séculier du renversement de Caetano et de la PIDE auquel aspirait la quasi-totalité de la société portugaise.

Seulement, ces préoccupations ne se reflétaient pas de la même manière à tous les niveaux de l'armée. La prise de position d'un Spinola, ou d'un Costa Gomez, exprimait toute la prudence de la fraction de cette direction de l'armée directement liée aux milieux bourgeois, qui était consciente de la nécessité d'un changement politique que Caetano était incapable d'effectuer, mais qui était consciente aussi qu'un renversement de la dictature risquait de déclencher une réaction en chaîne susceptible d'aller au-delà des changements souhaités. En fait, l'initiative ne sera pas prise par Spinola. Ce dernier se verra forcer la main par le mouvement des capitaines. Ces officiers subalternes, moins directement liés aux milieux bourgeois, en épousaient moins la prudence et les tergiversations. C'est précisément l'existence et la prise de conscience politique de ce mouvement d'officiers subalternes qui aura d'abord rendu possible le renversement de Caetano, et qui donnait par la suite à l'évolution du régime issu du putsch du 25 avril la tournure de gauche dont les derniers événements constituent encore une illustration.

La force sociale qui se dissimule derrière ces uniformes de lieutenant, de capitaine et parfois de colonel, qui occupent de plus en plus le devant de la scène politique, est celle d'une fraction de la petite bourgeoisie. Comme dans tant d'autres pays sous-développés, et pour des raisons similaires, l'armée constitue un des principaux débouchés naturels, une des principales, voire les seules possibilités de carrière pour nombre de jeunes issus de milieux petits-bourgeois. Et comme dans tant d'autres régimes de dictature, où toute tentative d'association est sévèrement pourchassée, c'est encore dans le cadre de l'armée que ces milieux peuvent exprimer leurs aspirations, et c'est là qu'ils réussissent parfois à tisser des liens susceptibles de leur permettre de jouer un rôle politique. Lorsqu'ils sont conduits à rompre avec le sommet de la hiérarchie militaire, il arrive que ces petits bourgeois radicaux en uniforme soient capables de mener une politique radicale, de s'attaquer aux oligarchies du passé, et de prendre en charge la réalisation de certaines tâches allant dans le sens de la modernisation et du développement de leur pays. A des degrés et dans des formes divers, l'armée a pu être, de la sorte, l'instrument le plus radical de la transformation de la société dans le sens du développement bourgeois aussi bien dans la Turquie de Kémal que dans l'Égypte de Nasser. Le Mouvement des Forces Armées avait où puiser des inspirations.

En acceptant la direction officielle du régime issu du putsch du 25 avril, Spinola avalisa au nom de la bourgeoisie l'initiative des capitaines. L'orientation rapide du nouveau pouvoir vers la création d'un régime de type parlementaire et, surtout, la décision d'associer à cette orientation les partis de gauche reconstitués et surtout le PC, était-elle encore due à la pression du Mouvement des Forces Armées ? Il est difficile de le savoir. Cependant, même si elle a eu la main quelque peu forcée, la bourgeoisie a accepté à l'époque cette orientation. Pas seulement la bourgeoisie portugaise, d'ailleurs, mais également la bourgeoisie des puissances impérialistes, de l'Angleterre dont l'influence est grande au Portugal, et surtout des États-Unis.

La présence de Spinola à la tête de l'État était en quelque sorte le symbole de cette double acceptation. Le symbole, mais aussi probablement la condition. La bourgeoisie portugaise, et internationale, pouvaient faire confiance à Spinola et aux hommes politiques qui l'entouraient. Elles ont infiniment moins confiance dans les officiers subalternes qui se bousculaient dans son ombre.

 

Pour la bourgeoisie portugaise il n'y a pas de solution parlementaire possible sans forces parlementaires de droite

 

En tout état de cause, même si la bourgeoisie était prête à tenter de substituer à la dictature salazariste un régime parlementaire, plus souple, plus adapté à ses besoins du moment, et même si, pour faciliter la transition vers un tel régime, elle acceptait la participation gouvernementale du PS et du PC, il est évident qu'elle ne pouvait pas être partisan de livrer les responsabilités gouvernementales à ces deux partis seuls. Le PC, et même dans une certaine mesure le PS, sont des partis qui, même s'ils ne menacent pas fondamentalement l'ordre social bourgeois, reflètent cependant à leur façon les aspirations, les préoccupations, voire même dans une certaine mesure les intérêts des travailleurs. Associer de tels partis à la gestion des affaires politiques, et à plus forte raison leur en confier la direction, ne peut être accepté par la bourgeoisie que comme une situation très provisoire. Un des principaux avantages du régime parlementaire consiste pour les bourgeois précisément en ceci qu'ils peuvent exprimer et dans une certaine mesure régler leurs petites affaires par l'intermédiaire d'un personnel politique et de partis qui les représentent au lieu de soumettre les moindres décisions à l'arbitrage d'un dictateur. Encore faut-il disposer de ce personnel politique et de ces partis, qui ne doivent des comptes ni directement, ni indirectement, à d'autres catégories sociales que la bourgeoisie.

L'existence, la prédominance même, de tels partis est la condition à laquelle la bourgeoisie portugaise est prête à soutenir l'expérience d'un régime parlementaire. Sinon, où est l'intérêt pour elle ? Si le petit jeu parlementaire de partis qui la représenteraient directement se révèle décidément impossible, elle préfère encore que ses affaires politiques soient réglées autoritairement par un Caetano-bis, plutôt que par un Cunhal...

Aussi, dès le lendemain du putsch, les quelques universitaires libéraux un peu moins compromis sous Caetano, rejoints par un certain nombre de députés vite blanchis pour les besoins de la cause, de leur participation récente au régime précédent, se sont constitués en États-majors. Du parti libéral au parti démocrate-chrétien, les projets succédaient aux projets, parfois suivis d'un début de réalisation, mais jamais de succès. Les partis, le personnel politique parlementaire, doivent être crédibles, il faut qu'une partie de l'opinion publique s'estime représentée par eux, à tort ou à raison. Or les hommes politiques de droite étaient trop compromis avec le régime précédent pour se reconvertir et passer pour crédibles aux yeux de cette fraction de l'opinion publique qui était hostile à la gauche mais favorable au renversement de la dictature de Caetano. Quant aux forces politiques qui appuyaient Caetano, elles se terraient devant l'ébullition de la rue, devant l'effervescence populaire.

La tentative de regrouper une droite modérée assez puissante pour contrebalancer l'influence des partis de gauche, instaurer un gouvernement civil dominé par cette droite modérée, le tout sous le contrôle et la surveillance de l'armée, cette tentative à la réalisation de laquelle s'est attelé Spinola et son entourage, a donc échoué dans l'immédiat. Elle a échoué en raison du rapport objectif des forces politiques dans le pays : désorganisation, désorientation de celles qui soutiennent la droite, montée, mobilisation de celles qui soutiennent la gauche. Mais elle a échoué surtout parce que, au sein même de l'armée, l'influence de Spinola était contrecarrée par celle du Mouvement des Forces Armées ; et parce que ce dernier a choisi de s'appuyer sur les forces représentées par les partis de gauche, plutôt que de chercher à éliminer ces derniers. C'est là l'aspect marquant de la situation actuelle. Il y eut une certaine mobilisation populaire lors de la dernière crise. Mais la décision a été remportée par l'armée qui, sous l'influence des capitaines, a choisi d'appuyer - et peut-être même de susciter - cette mobilisation contre Spinola et contre la droite, plutôt que de peser dans l'autre sens.

La perspective politique proposée par les capitaines s'est révélée, en cette occasion, différente de celle de Spinola au point de conduire à une rupture publique.

Le Mouvement des Forces Armées est apparemment décidé à mener une politique bien plus radicale que celle qu'aurait menée l'entourage de Spinola pour appliquer le programme du 25 avril : rompre radicalement avec ce qu'il y avait de suranné dans les institutions politiques, moderniser le pays, tenter de développer l'industrie, sortir le Portugal du marasme économique. Pour mener à bien cette politique, il préfère apparemment bénéficier de l'extraordinaire enthousiasme populaire, en le canalisant à son profit, et en étant prêt, pour cela, à s'appuyer sur les organisations qui se réclament de la classe ouvrière. Jusqu'à quel point ? Jusqu'à quel moment ? Rien ne permet de le dire pour l'instant. Non seulement parce que les intentions du Mouvement des Forces Armées sont mal connues. Mais aussi parce qu'il n'est nullement certain que l'acquiescement de l'ensemble ou même de la majorité de l'armée au Mouvement des Forces Armées soit évident. Les troupes directement contrôlées par le MFA ont été jusqu'à présent les plus actives, mais elles sont une minorité.

Les perspectives offertes par les militaires radicaux, même à supposer qu'ils soient prêts à chausser les bottes de Nasser et à aller loin, restent bien évidemment des perspectives bourgeoises. Mais il est évident que, du point de vue de la classe ouvrière, il n'est pas indifférent de savoir si la solution politique bourgeoise qui prévaut passe par la répression à son encontre, et par l'élimination de ses organisations, ou au contraire, si la solution choisie laisse ses organisations intactes et lui permet, à elle, de se renforcer, d'augmenter sa cohésion, afin d'être rapidement à même de postuler directement à la direction du pays.

De ce point de vue, la politique des organisations ouvrières est d'une importance capitale.

Il faut, certes, être désespérément gauchiste pour déduire des différentes manifestations de l'explosion de joie qui a suivi la chute de Caetano, ou même de la vague de revendications économiques, que la situation est révolutionnaire au Portugal, et que la classe ouvrière en est au jour J moins un. Ce qui manque, c'est l'essentiel, la prise de conscience de la classe ouvrière de ses intérêts propres et la concrétisation de cette prise de conscience par l'organisation. Tant que cela n'existe pas, la classe ouvrière portugaise n'est pas plus proche de la prise du pouvoir que ne l'a été la classe ouvrière chilienne au temps d'Allende. Tant que cela n'existe pas, elle est aussi peu préparée à une épreuve de force décisive.

La victoire des « capitaines » sur Spinola a, en quelque sorte, prolongé les délais. Elle laisse une chance supplémentaire à la classe ouvrière. Mais en repoussant les échéances, elle aggrave probablement aussi les risques d'affrontements futurs.

Alors, il y a une politique juste pour les travailleurs portugais. Elle n'est pas celle du Parti Communiste Portugais qui consiste à soumettre la classe ouvrière au bon vouloir des forces politiques bourgeoises qui veulent bien la domestiquer au lieu de la briser. Elle n'est pas non plus celle des groupes gauchistes qui oublient que c'est seulement sur les murs de la Sorbonne qu'il est poétique de prendre ses désirs pour la réalité et que, dans les luttes sociales, la réalité finit toujours par avoir le dessus.

 

Le rôle du parti communiste portugais

 

En acceptant de participer au gouvernement de Spinola, le Parti Communiste Portugais avait accepté officiellement et publiquement de s'associer à une politique visant à domestiquer la classe ouvrière portugaise, afin de permettre à la bourgeoisie portugaise de traverser sans mal la période de transition entre la chute de Caetano et l'établissement d'un régime parlementaire un tant soit peu consolidé. Cette acceptation n'a évidemment rien de singulier de la part d'un parti stalinien dont les perspectives politiques se limitent précisément à assurer cette tâche au niveau le plus haut, c'est-à-dire au niveau gouvernemental. Le PCP. devait même se considérer particulièrement favorisé par le destin, à émerger de la sorte de plusieurs décennies de clandestinité pour accéder à des responsabilités dont ses semblables plus puissants sont toujours écartés.

Seulement, précisément en raison de son long passé anti-salazariste, le PCP. devait être la seule organisation à bénéficier de la confiance non seulement des travailleurs, mais aussi d'autres couches qui avaient souffert de la dictature.

Or, en tout état de cause, le régime de Caetano a laissé un trop lourd passif sur le plan économique, passif encore aggravé par le contexte de la crise mondiale, pour que la bourgeoisie n'ait pas estimé nécessaire de demander à la classe ouvrière des sacrifices pour sortir de la mauvaise passe - ou de les lui imposer. De surcroît, ces sacrifices allaient à l'encontre des aspirations des travailleurs, aspirations qui se sont exprimées sous une forme explosive après la chute du dictateur par une puissante vague revendicative.

Seul le PCP. avait le pouvoir de présenter la nécessité des sacrifices non pas comme contradictoire aux aspirations ouvrières, mais au contraire comme susceptible de créer les conditions qui permettront leur satisfaction.

Il serait néanmoins simpliste de considérer que l'attitude du PCP. se réduisait à freiner systématiquement toute revendication salariale, toute lutte ouvrière, et de réduire sa responsabilité politique à cela.

Au contraire, pourrait-on dire, presque sur les deux points. La grande vague revendicative qui suivit le 25 avril a emprunté pour une large part les canaux du PC C'est le PC qui offrit à la vague ouvrière ses cadres et ses organisateurs. Et lorsqu'il commença à freiner, à intervenir dans sa presse et par ses militants pour s'opposer à l'utilisation de la grève, il avait de bons arguments pour le faire, en évoquant le spectre d'une rupture avec les forces armées, au cas où des « revendications irréalistes » appuyées par des « initiatives aventuristes » aggraveraient le climat social.

Ne discutons même pas ce que le PCP. considérait réaliste, et ce qu'il considérait irréaliste ; là n'est pas le problème.

Les risques d'un changement d'attitude de l'armée à l'égard de la classe ouvrière existaient. Et la classe ouvrière n'était pas prête à l'épreuve de force qui aurait pu suivre un tel changement d'attitude de l'armée. Il était donc normal que les organisations ouvrières cherchent à éviter l'épreuve de force dans ces conditions-là. Ce qui implique au demeurant qu'il était même normal que les organisations ouvrières appuient les courants qui, au sein de l'armée, représentaient une politique hostile à engager l'épreuve de force avec la classe ouvrière, en l'occurrence le Mouvement des Forces Armées, chaque fois que celui-ci était en butte à une mobilisation des forces qui représentaient la politique contraire.

Seulement, la condition d'une telle attitude eût été qu'en retardant l'épreuve de force, au prix éventuellement d'une mise en sourdine des revendications économiques, la classe ouvrière ait pu mettre le temps ainsi gagné à profit pour se renforcer, pour obtenir des garanties autres que le bon vouloir de l'armée.

Et c'est justement ce que le PCP. n'avait pas fait.

Certes, l'existence de ces fameux groupes de civils qui, la nuit du 28 septembre, contrôlaient les voitures dans les rues de Lisbonne pour empêcher les forces de droite de se concentrer, a montré que le PCP. a bien songé à se renforcer en tant qu'organisation, à se donner des structures para-militaires. Seulement, l'efficacité de ces structures para-militaires est nulle contre l'armée si ces structures ne sont pas l'émanation de toute la classe ouvrière, si leur action n'est pas comprise, soutenue par l'ensemble de la classe ouvrière, y compris par sa fraction sous l'uniforme.

Mais cela implique que tout se passe ouvertement, devant l'ensemble de la classe ouvrière et dans une perspective politique claire. Autrement dit, de telle manière que la classe ouvrière comprenne, à chaque instant, quels sont ses ennemis, quels sont ses alliés provisoires et dans quelles limites ces derniers le sont.

Or, dans un premier temps, le PCP. a commencé par soutenir entièrement Spinola, par lui refaire une virginité politique, par le présenter comme un véritable ami des travailleurs portugais. La participation au gouvernement était le couronnement d'un ensemble politique de total alignement sur Spinola. Le PCP. cautionnait de toute son autorité devant la classe ouvrière le vieux général réactionnaire, tant en ce qui concerne la politique de décolonisation, que le début de politique de répression contre le mouvement ouvrier, amorcé par l'interdiction de certaines manifestations, par des arrestations mises sur le compte de la lutte contre le gauchisme, par le renforcement de la censure.

Le PC cautionnait Spinola finalement même contre le Mouvement des Forces Armées. Il s'est en tout cas tu sur les divergences de plus en plus visibles entre l'un et l'autre, jusqu'au dernier moment, jusqu'au jour de l'affrontement. Si cela n'avait dépendu que du PCP., les travailleurs n'auraient appris l'existence même d'une opposition au sein de l'armée à la politique de Spinola que le jour même du 28 septembre.

Et là, le PCP., en même temps qu'il vient d'expliquer sur Spinola le contraire de ce qu'il avait expliqué jusque-là, recommence à cautionner de la même manière Costa Gomes et Gonçalves. Comment les travailleurs pourraient-ils se retrouver ? Or, même si Gonçalves représente une politique de gauche pour l'armée par rapport à Spinola, les intérêts qu'il représente sont ceux d'une fraction « gauche » de la caste des officiers. Et même si cette fraction est capable d'aller au-delà de ses intérêts de caste - à supposer qu'elle ne soit pas purement et simplement éliminée par une autre - elle ne dépassera pas les limites du radicalisme petit-bourgeois. Ce radicalisme peut aller sans doute très loin, ceux qui en sont les porteurs peuvent vouloir garder une attitude amicale à l'égard de la classe ouvrière jusque-là. Mais jusqu'où, justement ? Et quelle garantie a la classe ouvrière pour ce moment-là ?

Pour le Parti Communiste Portugais, la garantie ultime de la classe ouvrière, c'est la participation ministérielle de ses propres dirigeants. Comme si l'image d'Allende, seul dans son palais présidentiel une mitraillette à la main contre les avions et les chars de Pinochet, ne donnait la mesure exacte de la fragilité des postes ministériels comme garantie des acquis de la classe ouvrière !

 

Un front unique avec les capitaines est-il possible ?

 

Non, la classe ouvrière n'a aucune autre garantie que sa propre force, sa propre conscience et sa propre mobilisation.

Aussi une politique révolutionnaire viserait à mettre à profit les possibilités qui existent pour augmenter l'une et l'autre.

Dans la période de difficultés économiques dans laquelle se trouve le Portugal, marquée par une inflation rapide, par les difficultés créées par la fuite croissante des capitaux, le renforcement de la classe ouvrière n'implique pas une accentuation des luttes salariales, ou la radicalisation des grèves. Dans la mesure où elle n'est pas encore prête, politiquement et organisationnellement, à prendre la relève du mouvement des capitaines, la classe ouvrière n'a pas intérêt à créer des difficultés à celui-ci et à précipiter l'affrontement avec l'armée. Elle a intérêt, au contraire, à mener une politique lui permettant de disloquer cette dernière.

Cela suppose une politique de front unique en direction du Mouvement des Forces Armées. Cela signifie en premier lieu qu'en cas d'affrontement entre le MFA et les forces de droite dans et hors de l'armée, les organisations ouvrières se retrouveraient aux côtés du premier. Cela signifie encore que les organisations ouvrières aideraient et encourageraient le Mouvement des Forces Armées dans tous les pas qu'il fait sur la voie de la liquidation de l'ancien régime, dans toutes les mesures prises pour déraciner les oligarchies qui cherchent à ramener le Portugal vers le passé. Cela signifie également que les organisations ouvrières pourraient soutenir le MFA, s'il était en butte à une tentative d'étranglement économique de la part de la bourgeoisie impérialiste ou de la grande bourgeoisie nationale - fuite des capitaux, interdiction de transférer des fonds de l'étranger vers le Portugal sabotage de la production par les patrons, etc...

Evidemment, le soutien que demanderaient alors les capitaines à la classe ouvrière serait précisément de ne pas revendiquer, de faire des sacrifices. Cela a déjà commencé : non seulement en ceci que le MFA est opposé aux revendications salariales, mais une des premières décisions des « officiers de gauche » après leur victoire sur Spinola, était de demander aux travailleurs de fêter cette victoire en venant travailler le dimanche. Le mouvement des capitaines, aussi radicale que puisse être son évolution, n'a évidemment nullement l'intention de faire supporter tout le poids des sacrifices - sans doute nécessaires si la vie économique continue à se dégrader - à la seule bourgeoisie, et d'en dispenser la classe ouvrière. Il a même l'intention de faire exactement le contraire. Encore une fois, si le mouvement des capitaines a une politique de « gauche » à l'égard de la classe ouvrière, cela signifie seulement que, contrairement à la droite, ce n'est pas à coups de trique qu'il veut imposer les sacrifices aux travailleurs, mais en demandant à ces derniers de le faire volontairement.

Eh bien, c'est justement là que les organisations ouvrières dignes de ce nom doivent exiger des contreparties et faire en sorte que la classe ouvrière ne sorte pas perdante de l'affaire mais, au contraire, y gagne sur le plan politique. La première des exigences consiste en ceci que les sacrifices « pour remettre l'économie du pays en marche », suivant la formule désormais consacrée, n'incombent pas exclusivement à la classe ouvrière. Les travailleurs ne peuvent pas accepter que leur niveau de vie n'augmente pas, afin d'aider l'économie à se remettre debout, si leurs sacrifices ne servent qu'à permettre aux capitalistes de maintenir leurs bénéfices et de retrouver leurs affaires florissantes une fois les difficultés passées. Et le seul moyen d'éviter que cela se fasse, c'est que les travailleurs contrôlent la production, contrôlent les mouvements des capitaux, contrôlent les livres de comptes.

Cela aussi peut être la base d'un accord de front unique précis entre organisations ouvrières et le mouvement des capitaines. Ce dernier, chargé pour l'instant de la direction du pays, fait appel à la classe ouvrière et à ses organisations, en affirmant que pour sortir de la crise économique actuelle, engendrée par le régime de Caetano et aggravée par l'attitude des groupes capitalistes, il est nécessaire de s'atteler au travail dans l'intérêt de tous, sans revendiquer dans l'immédiat des augmentations impossibles à donner ? Fort bien. La classe ouvrière n'a pas l'intention de conduire le pays vers la catastrophe économique. Mais en contre-partie, elle exige que ses efforts servent à l'ensemble du pays et pas à une minorité de privilégiés. Et elle exige de le vérifier elle-même, par la mise en place, dans chaque usine, dans chaque banque, d'organismes de contrôle ouvrier, par l'obligation pour chaque patron de soumettre ses livres de comptes aux ouvriers de son entreprise.

Des accords de fronts uniques pourraient sans doute être passés dans bien d'autres domaines encore. Leur objectif est dans tous les domaines le même.

D'une part, la classe ouvrière a toujours intérêt à faire de la petite bourgeoisie radicale son alliée, au lieu de la dresser contre elle ; elle a toujours intérêt à aider les représentants de cette petite bourgeoisie radicale à aller aussi loin que possible. Le fait qu'en l'occurrence les petits bourgeois portent l'uniforme change bien des choses, mais pas le fond politique de l'affaire.

Mais d'autre part, il faut que chaque acte de front unique renforce le prolétariat, sa conscience, son degré d'organisation, et ses liens avec les autres classes ou couches opprimées de la société. Il faut que la classe ouvrière soit clairement consciente que la rupture est inévitablement au bout et il faut que cette rupture soit la moins douloureuse possible pour la classe ouvrière, et qu'elle soit comprise par les autres classes opprimées.

Autrement dit, une telle politique de front unique à l'égard du Mouvement des Forces Armées n'est pas possible sans une rigoureuse indépendance politique et organisationnelle du prolétariat ; elle n'est pas possible sans une stratégie claire, publique, de l'organisation qui dirige les combats des travailleurs. Ce qui implique entre autres que, tout en soutenant éventuellement telle ou telle initiative du Mouvement des Forces Armées, tout en passant des accords d'action sur des points précis, une organisation révolutionnaire des travailleurs ne prendrait aucune responsabilité politique pour le MFA Pas question d'une collaboration ministérielle quelconque. Même si la classe ouvrière peut faire un bout de chemin ensemble avec le MFA, ce dernier représente d'autres forces sociales qui restent, fondamentalement, dans le camp de la bourgeoisie.

Non seulement la classe ouvrière ne peut accepter de remettre son sort à des officiers, fussent-ils particulièrement radicaux, mais il faut qu'elle se prépare à leur disputer le pouvoir.

La politique du PCP. qui consiste à livrer entièrement la classe ouvrière au bon vouloir des capitaines est criminelle en tout état de cause. Même si la classe ouvrière portugaise a tout intérêt pour l'instant à reculer l'épreuve de force, celle-ci est inévitable. Si la crise économique et sociale de la société portugaise continue à s'approfondir, les travailleurs seront amenés à l'affrontement décisif avec la classe capitaliste. Or, dans cet affrontement décisif, le mouvement des capitaines, aussi radicale que puisse être son évolution future, se retrouvera dans le camp où il est déjà aujourd'hui, celui de la bourgeoisie.

De surcroît, même cette évolution radicale du Mouvement des Forces Armées - qui pourrait se concrétiser, par exemple, sur le plan politique, par le choix de s'appuyer davantage sur les organisations ouvrières, et sur le plan économique, par des mesures de nationalisation, de monopole de commerce extérieur, etc... - est seulement une possibilité. Rien n'indique avec certitude qu'elle aille au-delà d'un flirt circonstanciel avec le PC et le PS

Pour l'instant, en tous les cas, le mouvement des capitaines a fondamentalement les mêmes objectifs que Spinola. Le premier ne veut pas plus que le dernier un régime entièrement dominé par le PC et le PS Ses perspectives se limitent également à créer les bases d'un régime parlementaire, donc à créer des partis de droite susceptibles de prendre le relais des partis de gauche - et si cela se révèle impossible, à exercer directement le pouvoir.

Au fond, pour l'instant, le principal reproche du Mouvement des Forces Armées à Spinola est sa précipitation. Les capitaines ont toutes les raisons de penser qu'en battant le rappel des forces de la droite, tout de suite, et à la manière dont le fait Spinola, ce dernier ne peut ramener dans son fourgon que les forces sur lesquelles reposait la dictature de Caetano. Or, en ramenant ces forces au pouvoir, et en en écartant les organisations de gauche, seules capables de mobiliser et de canaliser l'enthousiasme populaire, on a toutes les chances de ramener un régime Caetano-bis, chargé des mêmes tares, condamné au même immobilisme fondamental. Ce serait finalement sacrifier les objectifs du 25 avril et, par la même occasion, les intérêts bien compris de la bourgeoisie elle-même.

Alors, que la classe ouvrière profite de la neutralité bienveillante et circonstancielle du Mouvement des Forces Armées à son égard - certainement. Qu'elle considère le Mouvement des Forces Armées comme un allié provisoire - sans aucun doute. Mais qu'elle n'en fasse ni ses dirigeants, ni le dépositaire de ses intérêts, car il s'agit d'une direction qui lui est fondamentalement, socialement, hostile.

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