Lorsque la Ligue et l'OCI défendent le service militaire01/06/19731973Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

Lorsque la Ligue et l'OCI défendent le service militaire

Dans un précédent numéro de Lutte de Classe, nous avons exposé et critiqué la politique de la Ligue Communiste et de l'AJS-OCI par rapport à la lutte des lycéens contre la loi Debré.

L'une comme l'autre de ces deux organisations se contentaient de s'aligner sur les revendications corporatistes des lycéens concernant le sursis. L'une comme l'autre ont fait le choix de renoncer à défendre au sein du mouvement une politique propre, défendant les intérêts des jeunes travailleurs, pour ne pas encourir le moindre risque de se couper de la fraction la plus conservatrice de la jeunesse des lycées.

Faire ce choix, c'était refuser que le mouvement lycéen dépasse le cadre étroitement corporatiste de la défense d'un avantage intéressant la seule jeunesse intellectuelle. C'était refuser de donner à la jeunesse travailleuse des objectifs lui permettant de participer à la lutte autrement qu'à la remorque des lycéens, autrement qu'en se battant pour le compte de ces derniers exclusivement.

C'était refuser de diriger la lutte contre l'État bourgeois.

Dans une lutte, non décisive sans doute, c'était déjà faire un choix de classe. Le choix de se préoccuper plus de ce qui allait dans le sens des intérêts - supposés - de la petite bourgeoisie estudiantine que dans celui des travailleurs.

Proposer au mouvement des objectifs susceptibles de concerner les jeunes travailleurs et, par la même occasion, ouvrir devant le mouvement une perspective plus vaste que la lutte pour la seule suppression d'une mesure d'importance mineure pour la bourgeoisie, voilà ce que devait être en tout état de cause la politique d'une organisation révolutionnaire. D'autant plus qu'à côté du réflexe corporatiste, le mouvement lycéen exprimait nettement l'aversion de toute une partie de la jeunesse contre l'armée, contre cette entreprise de dressage et d'abrutissement qu'est le service militaire. Or, au lieu de tenter d'exprimer clairement cette aversion confuse, la Ligue, l'AJS, aux côtés des staliniens, en ont pris le contre-pied. Au lieu d'indiquer des objectifs dirigés contre l'armée dans son ensemble et pas seulement contre une mesure secondaire, au lieu de tenter d'amener la lutte des lycéens sur des objectifs conformes aux intérêts des travailleurs, au lieu, en un mot, d'élever la conscience politique des participants du mouvement, la Ligue comme l'AJS-OCI l'ont ramenée au corporatisme étroit.

La Ligue et l'AJS-OCI se sont retrouvées côte à côte avec les staliniens pour combattre un objectif aussi « démagogique » et « dangereux » que la suppression du service militaire.

C'est par désir de conformer ses mots d'ordre à ce qu'elle croyait être le sentiment de la petite bourgeoisie estudiantine en lutte, que la ligue, s'en tenant au problème des sursis, s'est opposée à cette revendication. cette politique a cependant sa propre logique. en refusant de combattre le service militaire, la ligue a été tout naturellement conduite à le défendre. et, pour ce faire, à puiser parmi les vieilleries réformistes qui auraient dû disparaître depuis que jaurès leur avait donné leur dernier éclat, si les staliniens ne les avaient pas ressorties pour leur propre usage et celui de la bourgeoisie.

Et pour justifier un refus qui n'était que tactique et opportuniste, la Ligue a, pour « théoriser » ce refus, redécouvert dans l'arsenal réformiste et stalinien, que l'armée de conscription s'opposait à l'armée de métier.

« Certes, le contingent n'est pas le peuple en armes » - annonce prudemment un article de Rouge. Voilà pour sa position de principe. Mais il enchaîne aussitôt : « il demeure cependant, malgré l'encasernement, malgré la discipline et le bourrage de crâne, le lien le plus étroit avec la classe ouvrière, le lien qui fait que la bourgeoisie ne peut pas toujours utiliser son armée comme elle l'entend ».

L'idée fondamentale, à savoir que l'armée de conscription est un progrès par rapport à l'armée de métier composée de volontaires, qu'elle est « Un lien avec la classe ouvrière », qu'elle limite l'utilisation de la force militaire par la bourgeoisie ; ainsi que le corollaire de cette idée, à savoir qu'il faut défendre cette armée de conscription face à l'armée de métier, et, pourquoi pas, la proposer ; toutes ces idées-là n'ont vraiment pas l'éclat du neuf dans le mouvement ouvrier. Mais d'habitude, elles sont défendues par les courants réformistes.

En changeant les termes, en débarrassant l'idée des précautions oratoires et des fioritures pour faire plus révolutionnaire, elle se trouve chez Jaurès, dont « I'Armée Nouvelle » est en quelque sorte le programme militaire de la petite bourgeoisie libérale et des courants réformistes dans le mouvement ouvrier.

« L'institution militaire est donc maniable à la démocratie. Et si le prolétariat, développant son action sur la démocratie, intervient pour transformer l'institution militaire, s'il assume dans l'institution militaire transformée un rôle actif, il ne risque pas d'être pris dans un mécanisme supérieur à sa force et qui déforme sa volonté. Qu'il ne craigne donc pas de lutter pour substituer à l'armée demi-nationale, demi-professionnelle, à moitié démocratique à moitié oligarchique d'aujourd'hui, une armée vraiment nationale et populaire qui ne pourra être tournée contre le droit de la classe ouvrière et contre sa volonté de paix » affirme Jaurès pour ajouter : « Ils (les socialistes) savent que l'esprit prolétarien et socialiste, insinué dans l'armée par la masse des travailleurs ouvriers et paysans, agit malgré tout à certaines heures, qu'il faut que le pouvoir lui-même, malgré ses contraintes et ses codes, compte avec cette masse de travailleurs armés, et que celle-ci ne sera pas maniable à tous les desseins ».

La position de Jaurès avait au moins la clarté du réformisme avoué. L'armée - comme au delà, l'ensemble de l'État - était à ses yeux un instrument neutre que, pour reprendre son expression, le prolétariat pouvait « investir de l'intérieur » et transformer à son usage, partiellement ou totalement. Il est donc bon que la possibilité lui en fût donnée par le service militaire obligatoire pour tous. Ce raisonnement, explicitement fait ou dissimulé derrière des formules radicales, est finalement le seul qui puisse mener à l'idéalisation de l'armée de conscription.

Les staliniens avaient ressorti et dépoussiéré les thèses de Jaurès au lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour justifier avec des phrases « socialistes » le désarmement des milices patriotiques et la réinstauration de la police, des CRS... et du service militaire, aux yeux d'une population profondément dégoûtée de l'armée sous toutes ses formes. Depuis, la défense de l'armée de conscription face aux menaces réelles ou supposées d'abandon du service militaire obligatoire au profit d'une armée de métier, est une constante de la politique du PCF en matière de programme militaire. Il était donc tout naturel que le PCF s'oppose vigoureusement à ceux qui combattaient le service militaire obligatoire, en utilisant d'ailleurs l'amalgame avec les partisans d'extrême-droite de l'armée de métier. Il était, par contre, infiniment moins naturel que la Ligue se retrouve sur cette question en compagnie du PCF, en répétant de son côté l'affirmation ahurissante selon laquelle on ne peut pas s'opposer à l'armée de conscription... sans être explicitement ou implicitement pour l'armée de métier ! « Au formidable refus de la loi Debré, on a vu s'accrocher les propagandes les plus confuses et les plus douteuses » affirmait-elle. « Ne parlons pas d'Ordre Nouveau qui n'aurait pas hésité à défiler au coude à coude avec les gauchistes (si on avait laissé faire) sous prétexte que la loi Debré est contraire à l'armée de métier qui a les faveurs des nostalgiques de la Reichswehr. Mais au sein même du mouvement, certains n'ont pas hésité, par démagogie, à lancer un certain nombre de mots d'ordre qui, croient-ils, ont la faveur « spontanée » des jeunes. C'est le cas de Lutte Ouvrière qui développe le thème : « A bas le service militaire obligatoire ». Certes, ce mot d'ordre traduit de façon brutale le refus spontané d'une fraction de la jeunesse d'aller s'emmerder 12 mois en caserne. Mais ce sentiment est évidemment celui de la frange la moins consciente du mouvement. bi Surtout, il est d'une confusion extrêmement dangereuse. On ne peut développer une propagande persistante contre l'armée de conscription, pour une armée de volontaires telle celle qui opère actuellement en Ulster par exemple, et lutter de façon conséquente contre la perspective d'une armée de métier. Or cette lutte est, dans toutes les circonstances, un axe essentiel de la propagande des révolutionnaires. Y renoncer, c'est renoncer à éduquer le prolétariat révolutionnaire » (Rouge numéro 198).

Passons sur l'appréciation de Rouge sur le niveau de conscience comparé de ceux qui se contentent de revendiquer au sein du mouvement le simple maintien du privilège des étudiants de partir plus tard à l'armée et de ceux qui combattent l'armée bourgeoise actuelle, fût-elle de conscription. Passons également sur le fait que pour Rouge, la propagande contre l'armée de conscription implique, automatiquement, la propagande d'une armée de volontaires.

Comme pour Rouge la chose essentielle est de lutter contre « la perspective de l'armée de métier » et comme cette lutte lui parait souffrir de la propagande « Contre l'armée de conscription ». la seule conclusion logique que l'on peut en tirer en effet, c'est qu'il faut abandonner cette dernière propagande. Voilà ce qu'a fait la Ligue pendant le mouvement des lycéens.

Mais l'armée bourgeoise étant, à l'heure actuelle en France, une armée de conscription, quelle propagande révolutionnaire développer contre l'armée bourgeoise, si ce n'est « une propagande persistante contre l'armée de conscription » ?

Opposer armée de métier à armée de conscription comme le fait la Ligue est un non-sens. Tant que dure l'armée permanente bourgeoise, la conscription, le service militaire obligatoire, n'est et ne peut être autre chose que l'asservissement, l'embrigadement de la jeunesse en général et de la jeunesse travailleuse en particulier à la caste des militaires professionnels dévoués corps et âme à la bourgeoisie. Il est ahurissant que des révolutionnaires socialistes puissent trouver quoi que ce soit de positif, de favorable aux intérêts des travailleurs, dans la forme de l'armée bourgeoise qui institutionnalise cet asservissement. Il est tout aussi ahurissant qu'ils s'évertuent à propager l'illusion que cet état de chose peut être atténué, sinon supprimé, quelles que soient les réformes obtenues.

L'antimilitarisme révolutionnaire consiste à mener une « propagande persistante » contre l'armée permanente de la bourgeoisie sous quelque forme qu'elle se présente. ce qui signifie avant tout qu'il faut mener la propagande contre elle sous la forme sous laquelle elle se présente dans le pays où l'on milite. Quelle soit de métier ou de conscription est exactement pareil en la matière. Défendre l'armée de conscription, fût-ce face à l'armée de métier, c'est défendre l'armée bourgeoise.

Et c'est une bien piètre justification que celle qui consiste à avancer qu'en tant que révolutionnaires, nous sommes pour l'apprentissage des armes par les travailleurs. Bien sûr que nous ne sommes pas pour la désertion individuelle, bien sûr que nous sommes pour que le travailleur encaserné et tant qu'il est obligé de l'être, apprenne le maximum de ce qu'il peut y apprendre du maniement des armes. (Il n'a pas l'occasion d'ailleurs d'y apprendre grand'chose). Mais il y a bien d'autres façons pour un travailleur d'acquérir la connaissance de l'art militaire, et à un tout autre niveau que l'embrigadement à la merci des chiens de caserne et adjudants de carrière. En quoi donc l'affirmation de la nécessité pour les travailleurs d'apprendre le maniement des armes empêche-t-elle la propagande pour la suppression de l'armée permanente sous toutes ses formes ?

La Ligue cite volontiers à ce propos, mais absolument hors de propos, la fameuse phrase de lénine, extraite de son « programme militaire de la révolution » où il met dans la bouche d'une mère de jeune travailleur cette phrase : « bientôt tu seras grand. on te donnera un fusil. prends-le et apprends comme il faut le métier des armes ». et sous la plume des rédacteurs de rouge, cette phrase est tout près de devenir l'apologie des avantages du service militaire obligatoire alors que tout le texte est contre l'armée permanente sous toutes ses formes alors que non seulement lénine ne conseille, ni directement, ni indirectement, de mettre en sourdine toute « propagande persistante contre l'armée de conscription », mais qu'il dissocie fort explicitement l'apprentissage des armes, de la conscription, pour combattre au contraire cette dernière, c'est-à-dire l'apprentissage des armes sous la direction de la bourgeoisie.

Quelle ignorance de la part des dirigeants de ces organisations petites-bourgeoises. Mais cette ignorance est sociale.

« Nous pouvons réclamer l'élection des officiers par le peuple, l'abolition de toute justice militaire, l'égalité en droit pour les ouvriers étrangers et ceux du pays (...), ensuite : le droit pour, disons, chaque centaine d'habitants d'un pays donné de former des associations libres en vue d'étudier dans tous les détails l'art militaire, en élisant librement leurs instructeurs qui seraient rétribués aux frais de l'État, etc... C'est seulement dans ces conditions que le prolétariat pourrait étudier l'art militaire vraiment pour son propre compte et non au profit de ceux qui le tiennent en esclavage ; et cette étude répond incontestablement aux intérêts du prolétariat ».

Voilà de quelle façon Lénine posait le problème de l'apprentissage des armes pour les fils de prolétaires. Quoi de commun avec la justification gênée de l'encasernement du service militaire bourgeois, même réduit en durée, même « réformé » !

Trotsky le posait exactement de la même façon dans ses discussions avec les dirigeants du SWP lorsque la guerre a placé les problèmes de l'armée au premier plan des préoccupations des masses américaines. Il le posait encore de cette manière-là dans le Programme de Transition en revendiquant « La substitution a l'armée permanente, c'est-à-dire de caserne, d'une milice populaire en liaison indissoluble avec les usines, les mines, les fermes, etc..., ainsi que l'instruction militaire et armement des ouvriers et des paysans sous le contrôle immédiat des comités ouvriers et paysans ».

Les révolutionnaires ont un programme sur les questions militaires. La suppression de l'armée permanente sous toutes ses formes en fait partie. Là, ils avaient la possibilité de défendre ce programme devant de larges couches de jeunes mobilisés sur la question. Ils avaient la possibilité d'avancer des mots d'ordre correspondant à ce programme et d'être largement compris.

La Ligue et l'AJS-OCI ont préféré y renoncer pour paraître « responsables » devant la petite bourgeoisie estudiantine, la plus sensibilisée par la question. C'est une démission. Il n'est pas étonnant que, pour la justifier, ils aient choisi leurs mentors chez Jaurès et Thorez, plutôt que chez Lénine et Trotsky.

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