Le Portugal avant les élections présidentielles01/05/19761976Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

Le Portugal avant les élections présidentielles

 

En élisant leurs représentants à l'Assemblée de la République, c'est le nom que porte la chambre des députés selon la nouvelle constitution portugaise, les électeurs portugais étaient indirectement invités à se prononcer non seulement sur la façon dont ils envisageaient l'avenir mais encore sur le passé récent et tout particulièrement sur les événements qui ont suivi le 25 novembre 1975.

Les résultats montrent clairement que la majorité de l'électorat portugais souhaite voir la gauche gouverner. Le cours à droite amorcé au sommet de l'État et de la hiérarchie militaire, ne correspond pas à la volonté exprimée de l'électorat.

Certes, le Centre Démocratique et Social qui, en dépit de son nom, est un parti ouvertement de droite, et qui a fait campagne contre la reforme agraire et les nationalisations, voit ses suffrages doubler. Mais la droite, tous partis confondus, n'augmente que de 250 000 voix environ. Elle reste minoritaire dans le corps électoral et à l'Assemblée.

Cette fois encore, le grand vainqueur des élections est le Parti Socialiste. En dépit d'une perte de 260 000 voix environ, il reste le premier parti portugais du moins du point de vue électoral. La lutte qu'il a menée depuis un an au nom de la démocratie et des libertés pour l'installation d'un système parlementaire, vient d'aboutir. Dans ce combat qui, au travers de la lutte contre la prétendue « dictature communiste » visait le courant du MFA représenté par Gonçalvez et Carvalho, le Parti Socialiste avait trouvé le renfort hasardeux des partis de droite, P.P.D. et C.D.S. Après le 25 novembre, la remise au pas de la troupe et les règlements de compte intervenus au sein du Conseil de la Révolution, les partis de droite et leurs défenseurs au sein de l'État-Major semblaient même devoir l'emporter sur les socialistes. Le résultat des élections à l'Assemblée de la République prouve qu'il n'en est rien dans le pays.

Toutefois, même pour les plus chauds partisans d'une représentation parlementaire, les résultats des élections posent des problèmes, ne serait-ce que du simple point de vue de l'arithmétique électorale. Sur les 259 députés, le Parti Socialiste en a, à lui seul, 106. Cela ne lui donne pas la majorité absolue. La droite, en unissant les votes des 71 députés P.P.D. et des 41 députés C.D.S. peut s'opposer à tout projet de loi, à toute décision gouvernementale soumise à l'Assemblée. Certes les voix des 40 députés du Parti Communiste peuvent permettre aux propositions socialistes de passer, car unie la gauche a la majorité absolue. Mais Mario Soares a affirmé avant, pendant et après les élections, son intention de gouverner seul et de ne conclure aucune alliance ni à droite avec le P.P.D., ni à gauche avec le PCP. En réponse, le PCP. a fait savoir qu'il n'appuierait pas un gouvernement socialiste minoritaire et « qu'il ne pourrait pas soutenir une politique de gouvernement qui ne serait pas la sienne ».

Il est bien sûr difficile de démêler dans ces propos la part de pression, de bluff et de mise en demeure qu'ils contiennent, mais si chacun des deux partis de gauche tient parole, la nouvelle assemblée s'achemine directement vers une situation de crise politique.

D'autant que soares l'a aussi annoncé, si le parti socialiste ne peut gouverner seul, plutôt que de s'allier avec le p.c.p., il passera dans l'opposition, laissant ainsi la responsabilité gouvernementale à la droite. cette situation extrême entraînerait une crise immédiate car la droite minoritaire serait mise en échec à l'assemblée, lors du moindre vote.

Là encore, il s'agit sans doute pour beaucoup d'une forme de chantage adressée principalement au PCP. mais aussi au P.P.D. : ou bien vous acceptez de soutenir un gouvernement PS, ou c'est la crise, c'est donc à vous de vous montrer responsables, pour éviter une situation périlleuse pour la jeune république portugaise.

Reste à savoir si les autres partis se montreront responsables.

La dernière possibilité, et Mario Soares ne l'a pas exclue lui-même, est celle qui consiste à former un gouvernement d'unité nationale en cas de nécessité. Il n'a toutefois pas précisé de quelle nécessité il pouvait s'agir. Il n'a pas précisé non plus si dans ce cas le PCP. serait admis à faire partie du gouvernement avec le PS, le P.P.D. et le C.D.S.

On le voit, la situation politique créée par les résultats des élections et le jeu du Parti Socialiste qui entend gouverner seul reste incertaine, et la seule arithmétique électorale conduit à des impasses.

Le système parlementaire qui donne la prépondérance aux partis peut donc s'avérer, dans les circonstances actuelles, non viable au Portugal.

Et cela d'autant plus qu'en dehors du jeu des partis, une autre difficulté se révèle dès maintenant. C'est qu'il existe un décalage entre la composition de l'Assemblée de la République, telle qu'elle s'est exprimée dans les élections et l'armée telle qu'elle est représentée dans le haut État-Major et au Conseil de la Révolution.

Ce décalage est d'autant plus important que la Constitution portugaise fait du président de la République le chef direct de l'État-Major. Cette clause qui n'exclut pas explicitement la candidature d'un civil rend quand même beaucoup plus probable et conforme à l'esprit de la Constitution la candidature d'un militaire. C'est d'ailleurs presque exclusivement parmi les militaires que l'on recense aujourd'hui les éventuelles candidatures.

Si le président de la république portugaise est un militaire, le décalage observé entre la composition de l'assemblée et les sommets de la hiérarchie militaire risque donc de se traduire au niveau des institutions et du fonctionnement même du nouveau système. un conflit entre le premier ministre et le président de la république aurait toutes les chances de conduire à une crise politique ouverte.

Quant au Conseil de la Révolution, émanation de l'armée, la constitution civile fait de lui le « gardien de la Nouvelle Constitution ». Ce terme vague implique bien des choses. Pour les uns, le Conseil de la Révolution deviendrait une sorte de conseil d'État chargé d'examiner la conformité des décisions prises avec la lettre et l'esprit de la constitution - voilà un rôle juridique dont le moins que l'on puisse dire est qu'il ne convient guère à la vocation militaire. Pour d'autres, ce rôle impliquerait un contrôle permanent de la vie politique par l'armée et ferait du gouvernement civil un gouvernement en liberté surveillée.

Si l'on ajoute à cela le fait que la Constitution est complétée par un pacte qui règle provisoirement les rapports des partis et de l'armée, on comprendra que le système parlementaire portugais porte encore très profondément l'empreinte du coup d'État militaire qui en avril 1974 a renversé la dictature.

Cette place faite aux militaires et dont il est difficile aujourd'hui de mesurer l'exacte importance traduit en tout cas la fragilité des institutions parlementaires qui sont en train de se mettre en place au Portugal. Elle montre surtout qu il n'est pas aisé pour la bourgeoisie de remplacer un système politique par un autre et de passer d'une dictature à une autre forme de gouvernement.

Pourtant globalement on peut dire que la bourgeoisie portugaise a réussi cette transition. La dictature a pu disparaître sans que le pays soit déchiré par des affrontements sociaux, sans révolution. Mais le problème des institutions politiques qui devaient remplacer la dictature demeure entier, même aujourd'hui, car le système parlementaire qui s'ébauche au Portugal est fragile et nul ne peut dire s'il pourra fonctionner, comment et pour combien de temps.

L'avantage du système parlementaire pour la bourgeoisie est en règle générale de camoufler sous les apparences de la démocratie, la prépondérance que donne aux partis bourgeois le pouvoir de l'argent, des relations, de la domination sociale. Encore faut-il que ces partis existent et soient majoritaires. Le système parlementaire pouvait-il donc être instauré au Portugal ? C'était un pari en avril 1974, un pari sur l'avenir. Dans les éléments positifs pour la bourgeoisie, il y avait le fait que le Portugal est un pays économiquement arriéré, où l'on compte plus de 30 % d'analphabètes, et où les grands propriétaires fonciers, les banquiers, l'église et les notables forment une couche privilégiée qui monopolisait la vie politique. Il y avait là pour la bourgeoisie une sorte de garantie contre les aléas d'un scrutin démocratique.

Dans les éléments négatifs, il y avait le fait que le personnel politique de la dictature était bien trop compromis pour pouvoir servir tout de suite dans un autre régime et qu'il n'y avait pas de partis bourgeois d'opposition susceptibles d'offrir une alternative. La contre-partie de toute dictature est qu'elle crée le vide politique autour d'elle. Cinquante ans de salazarisme n'avait pas permis à une opposition légale de se constituer. Et au lendemain du 25 avril 1974, il n'y avait personne dans le personnel politique traditionnel de la bourgeoisie pour prendre le relais de la dictature.

C'est l'armée qui avait renversé la dictature, c'est elle qui devait assurer le gouvernement provisoire en attendant la création de ces partis qui ne manqueraient pas de surgir dans un portugal où les libertés étaient restaurées.

Il apparaît aujourd'hui à l'évidence que ces partis bourgeois s'ils ont pu naître et se développer, voire dans le cas du P.P.D., être associé au pouvoir, restent quand même minoritaires ; et c'est là un problème pour la bourgeoisie portugaise. Il est certain qu'elle aurait préféré que la droite l'emporte aux élections, et que ce soit des partis qui la représentent directement qui puissent diriger le pays dans le cadre d'un système parlementaire.

Mais les résultats sont là et c'est le Parti Socialiste qui est majoritaire. Il faut dire que le parti de Mario Soares s'efforce de se montrer à la hauteur des besoins de la bourgeoisie. Depuis un an il a axé l'essentiel de sa propagande et de son programme d'action sur la dénonciation de la « dictature » du Parti Communiste. Il ne veut en aucun cas se lier à lui par une alliance de gouvernement. Il mène à l'heure actuelle une offensive destinée à traduire sur le plan syndical le nouveau rapport des forces au sein de la classe ouvrière entre socialistes et communistes, c'est dire qu'il cherche à prendre la tête du mouvement syndical, ce qui priverait le PCP. d'un de ses plus importants moyens d'action. Son programme de gouvernement est « raisonnable ». Pour reconstruire le pays et faire face à la crise économique importante qui sévit au Portugal, Soares compte sur « l'appui des classes laborieuses et sur la pondération des syndicats, toutes choses que la droite ne peut pas espérer obtenir ». Il veut redonner confiance aux Portugais pour stimuler l'épargne et les envois de fonds des travailleurs émigrés. Il souhaite faire entrer le Portugal dans la Communauté Économique Européenne. Bref, il ne propose rien qui puisse effrayer la bourgeoisie, au contraire, il peut même lui rendre d'utiles services.

Dans la période de crise économique que traverse le Portugal, un gouvernement socialiste aurait l'avantage pour la bourgeoisie de pouvoir faire accepter aux travailleurs et aux syndicats une politique d'austérité et d'efforts que la droite ne saurait imposer sans troubles sociaux. C'est le Parti Socialiste qui s'userait au gouvernement et se déconsidérerait, préparant ainsi un retour de la droite, soit démocratiquement, soit par la violence.

Mais ce choix - accepter un gouvernement socialiste homogène, voire à participation communiste - , impliquerait que la bourgeoisie portugaise et en tout cas ses éléments les plus conscients soient à même de se faire entendre et obéir par les partis de droite et par l'armée.

Or les partis de droite eux-mêmes sont récents et donc peu fiables. le p.p.d. ne vient-il pas de montrer son inconséquence en faisant une fausse sortie du gouvernement pour obtenir le départ des communistes ou encore en désignant le général eanes comme son candidat aux présidentielles avant même que le conseil de la révolution se soit prononcé. quant au codes, il mène visiblement son propre jeu politique, qui est celui de la droite traditionnelle, avec ses solutions et ses moyens.

Pour ces deux partis, l'adversaire cest évidemment le Parti Socialiste. Leur jeu politique à l'Assemblée peut être celui de l'obstruction systématique. Cette situation de conflit perpétuel entre le Parti Socialiste et la droite, peut amener le Parti Socialiste même fort de l'appoint des votes des députés communistes à rechercher de plus en plus l'arbitrage d'une autorité située au-dessus des partis, au-dessus de l'Assemblée. Cette autorité peut être celle du président de la République, vraisemblablement un militaire ayant reçu l'aval du Conseil de la Révolution. Autant dire que l'armée, par son chef suprême peut continuer à diriger les affaires du pays. Ce bonapartisme officieux sauvegarderait les apparences formelles de la démocratie parlementaire.

Cette hypothèse suppose bien sûr que les dirigeants de l'armée se montrent responsables des intérêts de la bourgeoisie portugaise. Or les deux années qui viennent de s'écouler, ont montré que cette armée était traversée par des courants divers.

Paradoxalement, c'est donc avec son principal pilier, son appareil d'États que la bourgeoisie a eu jusqu'ici le plus de problèmes. L'exercice du pouvoir politique par les militaires a placé un temps le Portugal au bord de l'aventure d'un bonapartisme militaire de gauche.

Les capitaines du MFA., les hommes comme Vasco Gonçalvez ou Otelo de Carvalho ont été tentés de faire évoluer autoritairement la bourgeoisie portugaise, de faire progresser l'économie par des voies étatiques s'appuyant sur des organes populaires qui existaient ou qu'ils voulaient mettre en place.

Cette solution politique a été abandonnée dans l'été 1975 sous les coups de boutoir du Parti Socialiste qui, s'appuyant sur les sentiments démocratiques des masses, dénonçait la dictature naissante et oevrait à la mise en place d'un système parlementaire plus favorable à ses ambitions.

L'armée tout entière faillit y sombrer, car la division du MFA. avait entraîné une division de la troupe et une méfiance organisée des soldats vis-à-vis de certains officiers qui devait conduire à la rébellion de Bancos. Après le 25 novembre, la carte d'un bonapartisme de gauche était définitivement éliminée.

Du coup, les éléments de droite de la hiérarchie militaire sont revenus au premier plan. Et dans le Conseil de la Révolution épuré, les modérés ont fait figure d'extrêmistes. L'unité retrouvée de l'armée sous la poigne de Eanes est encore très fragile et masque mal des oppositions politiques évidentes. La course à la présidence risque de cristalliser ces tendances et ces oppositions. L'État-Major peut encore se diviser publiquement. C'est là un risque majeur qui risquerait de conduire à une situation analogue à celle de l'été dernier avec une quasi insubordination permanente des troupes. Mais parce que c'est un risque dont toute la hiérarchie militaire est consciente, tout pousse le Conseil de la Révolution à s'entendre sur un candidat unique.

Et il n'est pas impossible que pour prévenir un éclatement éventuel, tel ou tel courant réactionnaire de l'armée en vienne à un coup de force putschiste. Les différents courants qui se partagent le Conseil de la Révolution se montreront-ils assez responsables du point de vue de la bourgeoisie pour parvenir à un accord ou préfèreront-ils l'affrontement et l'aventure. C'est ce que les élections à la Présidence de la République permettront de savoir prochainement.

Une chose est certaine : si un pouvoir militaire devait s'instaurer demain au Portugal, il se situerait incontestablement à droite. La remise au pas de la troupe à laquelle la classe ouvrière et les grands partis qui se réclament d'elle ont assisté sans broncher rend aujourd'hui possible le recours à un putsch, à une offensive militaire contre le mouvement ouvrier.

Il ne s'agit bien sûr que d'une éventualité parmi d'autres et ce n'est pas la plus probable.

Aujourd'hui, le mot socialiste figure toujours dans la Constitution du Portugal et tous les généraux y compris Eanes parlent de la « révolution portugaise » et de « l'esprit du 25 avril ». La population a voté à gauche dans sa majorité. Les travailleurs font confiance au Parti Socialiste et au Parti Communiste. Les illusions parlementaires sont considérables. Chacun veut croire à cette démocratie parlementaire qui s'installe et aux améliorations qu'elle pourrait apporter. Pourtant, avant même d'avoir eu le temps de décevoir, elle est menacée à court ou à moyen terme. Le Parti Socialiste se refuse même à considérer le problème et le Parti Communiste qui dénonce le danger réactionnaire ne voit de solution que dans une alliance gouvernementale Parti Socialiste-Parti Communiste. La classe ouvrière portugaise aurait besoin plus que jamais d'un parti révolutionnaire capable d'analyser et d'expliquer la situation, de dénoncer les dangers et de préparer les travailleurs aux affrontements inévitables.

 

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