La rupture au sein de l'Opep : l'impérialisme ne tolère que les cartels de trusts, pas ceux des pays producteurs01/01/19771977Lutte de Classe/static/common/img/ldc-min.jpg

La rupture au sein de l'Opep : l'impérialisme ne tolère que les cartels de trusts, pas ceux des pays producteurs

La dernière conférence de l'Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole (OPEP) a rappelé avec brutalité que les pays producteurs de pétrole n'ont pas plus réussi à s'émanciper de l'emprise des puissances impérialistes que les autres pays producteurs de matières premières. Car personne ne s'y trompe : les véritables gagnants de la conférence de Qatar qui a décidé de l'augmentation du prix du pétrole brut ont bel et bien été les États-Unis.

Pas seulement parce que le relèvement des prix officiels - dits « prix affichés » - a été modeste par rapport à l'inflation mondiale. Mais la conférence a conduit à un véritable éclatement de l'OPEP. L'Arabie Saoudite, principale exportatrice, suivie des Émirats arabes, a refusé la hausse de 10 % des prix proposés par les onze autres pays participants pour en rester à une hausse tout à fait symbolique de 5 %.

Cette différence de 5 % est en elle-même relativement mineure sur le plan économique. D'autant que le « prix affiché », s'il sert de base au calcul des redevances et impôts versés aux États producteurs par les compagnies pétrolières, n'a qu'un rapport lointain avec les prix réels auxquels les transactions pétrolières se font. Il n'y a pas un, mais une multitude de prix réels auxquels les compagnies pétrolières se procurent le pétrole dans les pays producteurs. Ces prix réels sont tenus secrets, mais il est de notoriété publique qu'ils sont largement inférieurs au « prix affiché ». Les prix réels varient suivant l'état du marché ou les pressions politiques sur les pays producteurs, et ceci dans une proportion autrement plus importante que les 5 % de différence qui ont divisé les pays producteurs participant à la conférence de Qatar.

C'est sur le plan politique que cette différence de 5 % pèse, par le simple fait qu'elle existe et qu'elle est officielle. Il y a désormais deux « prix affichés ». Pour théorique que soit le « prix affiché », le fait qu'en principe, son montant ait été décidé depuis 1973 unilatéralement par une entente entre pays producteurs constituait une donnée politique que les États-Unis ne veulent plus tolérer.

La signification de ce qui s'est passé au Qatar est double. D'une part, l'impérialisme américain ne tolère pas que les pays producteurs se protègent contre la hausse des produits industriels qu'ils importent des puissances impérialistes par une hausse de leurs propres prix. D'autre part il a la force d'imposer sa volonté contre une catégorie de pays producteurs qu'une propagande stupide ou intéressée présente parallèlement comme tenant entre leurs mains le sort de l'économie mondiale.

La politique pétrolière américaine, de la hausse souhaitée au blocage des prix

Il y a un contraste évident entre la facilité avec laquelle les pays producteurs ont pu, en 1973, quadrupler leurs prix officiels en l'espace de quelques mois et le blocage de fait qui leur est imposé depuis quelque deux ans.

En 1973, les États producteurs avaient bénéficié d'une coïncidence entre leurs intérêts et ceux des compagnies pétrolières et de l'État américain.

Les compagnies pétrolières avaient intérêt à une hausse importante du prix du pétrole tout à la fois pour accroître leurs propres bénéfices afin de pouvoir investir dans d'autres secteurs énergétiques comme le nucléaire ou le charbon ; pour rentabiliser ces nouveaux investissements en rendant le pétrole plus cher, donc moins concurrentiel ; pour freiner enfin la consommation du pétrole afin d'éviter des investissements nouveaux dans ce secteur.

L'État américain avait de son côté intérêt à une hausse du prix mondial du pétrole et pas seulement parce que les principales compagnies pétrolières sont américaines. La hausse des prix mondiaux rentabilisait des ressources énergétiques qui se trouvent sur territoire américain.

L'alignement des prix mondiaux du pétrole sur les prix américains protégés permettait de mettre fin à une situation qui défavorisait les industriels américains, dans la mesure où ils payaient leur pétrole plus cher que leurs concurrents européens ou japonais.

Les compagnies pétrolières comme l'État américain avaient un égal intérêt à ce que la hausse brutale du prix du pétrole soit attribuée à la volonté des seuls États producteurs. L'OPEP, organisation qui coulait une existence discrète depuis sa création en 1960 sans avoir une prise réelle sur le prix du pétrole à la production, souverainement décidé par les compagnies pétrolières, s'est brusquement réveillée à partir des années 1970, pour faire valoir les revendications des pays producteurs. En 1973, elle décrétait que la détermination du « prix affiché » n'est plus objet de négociations avec les compagnies pétrolières ; elle est désormais du ressort des seuls États producteurs regroupés dans l'OPEP. Le fait que l'Iran et l'Arabie Saoudite, deux des régimes les plus liés à l'impérialisme américain, aient été à la pointe des décisions de 1973, soulignait à quel point celles-ci bénéficiaient du soutien tacite des États-Unis.

Ce que les commentateurs avaient présenté à l'époque comme un bouleversement considérable des rapports de force en faveur d'un certain nombre de pays sous-développés, possesseurs de pétrole, n'a pas été imposé à l'impérialisme : il s'est fait avec l'accord de la principale puissance impérialiste du monde.

Les États-Unis avaient cependant tenu rapidement à affirmer que les hausses de prix ne devaient pas dépasser un certain seuil, et qu'il ne fallait pas que les pays producteurs soient grisés par le pouvoir qui leur avait été concédé.

Grâce à l'augmentation du prix du pétrole qui frappait essentiellement ses concurrents, la bourgeoisie américaine a rapidement reconquis ses positions sur le marché mondial. Elle n'avait pas intérêt à ce que cette hausse se poursuive en aggravant la situation de l'économie européenne ou japonaise au point de déséquilibrer encore davantage une économie mondiale qui s'enfonçait progressivement dans la crise.

Par ailleurs, les projets de développer la production nationale du pétrole d'une part et de hâter l'exploitation industrielle de sources énergétiques n'ont pas été mis en œuvre. Alors qu'en 1973 les États-Unis n'avaient importé que quelque 36 % de leur consommation de pétrole, en 1976 ils en importent 42 %. Tout renchérissement du prix du pétrole brut menace dès lors une balance commerciale fraîchement équilibrée.

Pays producteurs désarmés

Les États producteurs n'ont pas joui longtemps de la conjoncture politique favorable qui leur permettait de faire valoir leurs propres intérêts tout en servant ceux des trusts pétroliers et des États-Unis. Même pendant cette courte période ils n'en ont joui d'ailleurs que de manière toute relative. Le pactole de dollars n'a fait qu'un bref détour dans les pays producteurs. Au meilleur des cas, il a financé des dépenses d'infrastructure dans quelques pays producteurs qui, comme l'Iran ou l'Algérie, possédaient un embryon d'industrie, sans cependant pouvoir contribuer à la création d'une industrie nationale diversifiée en l'absence d'un marché national suffisant. Plus généralement, une partie de ce pactole n'a été retenue dans le pays producteur, si l'on peut dire, que pour des dépenses d'armement ou pour quelques dépenses de luxe des castes dirigeantes.

Faute de pouvoir s'investir de manière rentable, suivant les critères capitalistes, dans des pays dont le marché national est trop étroit, pour des raisons géographiques et démographiques pour certains, pour des raisons sociales pour tous, l'excédent des pays producteurs est retourné dans les pays industriels (44 % du total, soit près de la moitié, aux États-Unis). Il s'y place en général sous forme de dépôts en banque ou en bons de trésor, en se mettant donc, de manière anonyme, à la disposition du système bancaire occidental ; plus rarement il s'investit directement dans des affaires privées en leur apportant du capital frais.

Mais de toute façon, ces excédents financiers diminuent depuis que les États-Unis ont clairement averti, par la voix de Kissinger, que le temps de la hausse du prix du pétrole brut est désormais terminée.

Cet avertissement, lancé dès le début de 1974, concrétisé en novembre 1974 par la création d'une Agence Internationale de l'Énergie regroupant, sous la direction des États-Unis, la plupart des grandes puissances consommatrices, était avant tout un avertissement politique. Il visait à limiter, voire à bloquer les prix officiels et théoriques du pétrole brut. Il s'agissait bien des prix officiels - en l'occurrence, du « prix affiché » - car les prix réels, eux, n'avaient pas besoin d'être officiellement limités pour baisser, souvent de manière considérable. Les trusts pétroliers, même s'ils avaient accepté - voire proposé - la nationalisation totale ou partielle de l'extraction, n'ont jamais cessé de contrôler la commercialisation et, partant, le marché pétrolier réel. Intermédiaires obligatoires, ils rejetaient sur les pays producteurs le poids du tassement de la consommation du pétrole dû à la hausse du prix et à la crise, en achetant moins, donc en faisant baisser le prix réel à la production.

Un exemple parmi d'autres - un des rares en tous les cas qui soit connu dans un monde pétrolier où le secret est de rigueur - en un an, entre juin 1974 et juin 1975, le pétrole brut d'Iran a subi une baisse de 15 % et celui d'AbouDhabi de 36 %.

Autant dire qu'il n'y avait pas besoin d'engagement public des pays producteurs portant sur un « prix affiché » totalement théorique, pour que les prix réels à la production baissent. En tous les cas, pas besoin sur le plan économique. Mais il y en avait sur le plan politique.

En faisant croire que le quadruplement du prix du pétrole était décidé par les seuls pays producteurs, les trusts pétroliers et les États-Unis avaient joué une comédie qui les arrangeait sur le coup. Mais il ne fallait pas que la comédie se retourne contre leurs initiateurs. Il ne fallait pas que les pays producteurs de pétrole prennent au sérieux leurs possibilités, et les possibilités de l'OPEP, d'imposer aux grandes puissances impérialistes des prix à la production convenant à leurs intérêts. Surtout il ne fallait pas que d'autres pays du Tiers-Monde, producteurs d'autres matières premières, prennent au sérieux l'exemple de l'OPEP ou du moins ce qui est public dans le rôle de l'OPEP, pour penser qu'un cartel de pays producteurs peut empêcher les cartels impérialistes à faire la loi sur le marché mondial des matières premières.

Sous la pression des États-Unis, les pays de l'OPEP avaient accepté l'an dernier de geler leurs prix dans une période de forte inflation. C'était une façon d'accepter, publiquement et pas seulement dans les faits, que les pays impérialistes réalisent à leur détriment un transfert de valeur équivalent au taux de l'inflation. C'était une façon de reconnaître, officiellement, que les intérêts de l'économie impérialiste passent avant les leurs.

La période de gel terminée, la plupart des pays producteurs - y compris d'ailleurs l'Arabie Saoudite - avaient exprimé le souhait d'être autorisés à procéder à une augmentation modérée du prix du pétrole. Les pays producteurs les plus revendicatifs n'allaient pas au-delà du désir d'une augmentation de 20 % du prix du pétrole, alors que d'après les prises de position des experts officiels de l'OPEP, les prix officiels du pétrole n'ont augmenté depuis la grande vague de 1973 que de 10 %, alors que le prix moyen des produits industriels importés a doublé pendant la même période. C'est donc un doublement du prix du pétrole qui aurait été nécessaire pour compenser l'érosion du pouvoir d'achat des pays producteurs.

La modération des exigences de l'OPEP était déjà un geste politique en direction de l'Occident impérialiste. Elle n'a pas suffi. Par l'intermédiaire de l'Arabie Saoudite, dont le régime est entièrement à sa dévotion, l'impérialisme américain a voulu faire éclater l'OPEP, ou du moins a démontré que cette organisation n'a le droit de revendiquer que ce que l'impérialisme veut bien lui permettre de revendiquer.

Onze des treize pays. de l'OPEP ont tout de même augmenté leurs « prix affichés » de 10 %. Mais il est d'ores et déjà question d'abandonner l'idée d'une nouvelle augmentation de 5 % à laquelle il était prévu de procéder en juin.

Le cheik Yamani avait ouvertement menacé d'augmenter la production de l'Arabie Saoudite de manière à casser le marché. C'est une menace réelle, car la production de l'Arabie Saoudite est la plus importante des pays exportateurs. Et c'est en même temps une façon de quitter, dans les faits, l'OPEP, dans la mesure où un des objectifs de cette organisation est de contingenter la production de manière à limiter une concurrence susceptible de peser de façon excessive sur les prix.

L'OPEP mourra-t-elle de sa belle mort, y compris sur le plan juridique ? Cela ne dépend apparemment que de la bonne volonté de l'impérialisme. Le seul cartel que celui-ci admette est celui des trusts pétroliers, qui, ouvertement ou discrètement, dominent le marché mondial du pétrole depuis 1928. Il n'admet de cartel de pays producteurs autre que circonstanciel, limité dans ses objectifs et dans ses possibilités. Il a la capacité de casser les reins de ceux qui outrepasseraient leurs droits ou qui seraient simplement gênants.

Le changement des rapports de forces entre pays sous-développés, même producteurs de pétrole, et l'impérialisme, est une baliverne. Les pays producteurs de pétrole sont contraints, comme les autres, à se laisser dépouiller. Et pas seulement par la seule force des lois d'une économie mondiale dont les principaux leviers sont contrôlés par les grandes puissances impérialistes et essentiellement par les États-Unis. Le très réactionnaire Iran protestait ouvertement contre les pressions et les chantages dont le gouvernement faisait objet de la part des États-Unis pour que l'Iran prenne fait et cause pour une limitation de la hausse du prix du pétrole.

Aujourd'hui, cette pression de l'impérialisme est politique et diplomatique elle se fait par l'intermédiaire d'hommes de paille de régimes fantoches qui représentent infiniment plus les intérêts de l'impérialisme que ceux des classes dominantes de ces pays. Mais elle peut devenir militaire à n'importe quel moment. (Elle l'est déjà d'ailleurs dans une certaine mesure par le simple chantage à la livraison d'armes).

L'arme du pétrole n'en est une que pour les puissances impérialistes elles-mêmes...

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